Il n'y a pas de commentaires associés a cet article. Vous pouvez réagir.
16861er septembre 2011 – D’abord, il faut avoir le goût d’apprécier une telle littérature, par les temps qui courent. Sans doute l’excellent Brian Whitaker (Guardian, le 30 août 2011) n’est-il pas le seul, dans la presse-Système et dans les salons, à dérouler la chose ; disons qu’il est exemplaire. Ces deux brèves citations, qui concernent l’attitude de l’Algérie vis-à-vis de la Libye (voir notre Bloc Notes du 30 août 2011) sont moins pour exposer son argumentation que pour mettre en évidence la forme de pensée qui sied à l’auteur.
« That leaves Algeria out on a limb, increasingly identified with the forces of counter-revolution. Not only has it so far failed to recognise the Libyan NTC, but it is now openly providing refuge for members of the Gaddafi family. […]
»So far, the Algerian regime has been lucky, but it has probably won only a temporary respite. By continuing to back a loser (in the shape of Gaddafi), or at least failing to acknowledge that its neighbourhood is changing rapidly, it has placed itself on the wrong side of history – a point that has not gone unnoticed in the Algerian media. As a result, pressure for change in Algeria is likely to increase now, rather than diminish.»
… Ce qui nous arrête, il est vrai, c’est, à côté de jugements aussi pompeux que “contre-révolution”, cette expression de s’être mis “du mauvais côté de l’Histoire” pour qualifier l’attitude de l’Algérie, – laquelle Algérie, est-il observé avec un froncement de sourcils et quelque impatience libérale, “n’a pas encore reconnu le CNT de Libye…” Il y a un jeu avec des mots et des expressions qui dépassent tellement, en puissance et en hauteur qualitative, la pensée remarquable de ces auteurs. Cela signifierait, selon Whitaker, que les aimables visages des membres du CNT, la pensée bondissante du président Sarkozy, l’OTAN et ses bombes diverses représentent, eux, le “bon côté de l’Histoire” ? Savent-ils ce dont il s’agit, lorsqu’ils parlent de l’Histoire ? D’ailleurs, sont-ils vraiment intéressés de le savoir ?
Cela n’est surtout pas pour en découdre, argument pour argument, avec Whitaker, mais pour faire observer à quel degré d’illusion dialectique et de simulacre de pensée opèrent les commentaires de ces esprits absolument pervertis par une psychologie infectée par le Système. Cela, non plus, n’est pas pour affirmer, selon une logique manichéenne qui nous est parfaitement étrangère, que nous sommes prêts à couvrir de fleurs, éventuellement mortuaires, le régime du colonel Kadhafi ou le régime algérien qui a décidé d’affirmer clairement sa position dans la crise libyenne, et ceux qui les couvrent de fleurs historiques indistinctement. Mesure pour mesure, faiblesse de la pensée pour faiblesse de la pensée, notre attitude est d’affirmer qu’il n’y a nulle part, dans ces deux côtés, dans la vision manichéenne que cela suppose d’être organisé en “deux côtés” et d’être de l’un des deux, la moindre vertu d’une vision acceptable des événements en cours… Cela vaut, notamment et précisément, pour apprécier l’état du “printemps arabe”, où il nous a conduit, etc. C’est d’abord sur ce point que nous nous arrêtons, avant d’en revenir au cas du “mesure pour mesure, faiblesse pour faiblesse”.
Le “printemps arabe” est, pour nous, une chaîne crisique, comme nous l’avons défini le 2 avril 2011. Il nous paraît proprement extraordinaire qu’on en fasse une “bataille pour la démocratisation” ; comme si nous en étions encore à débattre, non pas de la vertu de la démocratie comme si la vertu démocratique était une sorte de donnée transcendante, un peu comme l’existence de Dieu in illo tempore, mais bien de savoir qui peut se targuer vraiment de cette vertu démocratique ainsi définie ; comme si le grand débat était de savoir qui est vraiment un vertueux démocrate ; comme s’il n’y avait aucun doute sur le fait que la démocratie est vraiment vertueuse, qu’elle est vraiment une “donnée transcendante, un peu comme l’existence de Dieu in illo tempore”. Avons-nous vraiment regardé le champ de ruines puantes qu’est devenu le monde qui, depuis des décennies, et sur le mode turbo depuis une décennie, ne fonctionne qu’avec la philosophie de la vertu démocratique comme carburant de la pensée ? Cela ne suggère-t-il pas de s’interroger sur la réelle valeur de la chose ? Cela ne suggère-t-il pas que, dans l’arsenal de la dialectique faussaire du Système, la “démocratie” est la principale munition, dont usent d’ailleurs aussi bien les pensées-Système que la plupart de ceux qui s’opposent au Système ? Ce n’est notre cas en aucune façon, de faire partie de cette basse-cour.
Par conséquent, nous dédaignons et écartons complètement l’argument de la vertu démocratique qui est pure démagogie à l’usage de tous les partis s’agitant à l’intérieur du cadre du Système, qui pour le glorifier, qui pour clamer que sa reforme est nécessaire, – mais toujours dans le cadre du Système, c’est-à-dire prisonnier du Système. Cela nous conduit à proclamer que la chaîne crisique nommée “printemps arabe” n’a certainement pas à être appréciée selon les progrès de la “démocratisation” qu’elle a suscités ; qu’il est, le “printemps arabe”, jusqu’ici et à notre avis de plus en plus, à en juger par ses véritables effets dans le Système et par rapport au Système, un succès retentissant. Voici le rappel de quelques exemples de ces effets, – et le constat n’est en aucun cas limitatif.
• L’exemple du cas israélien dans le cadre des relations israélo-égyptienne, dont nous parlions encore le 30 août 2011. Cette possibilité d’un immense changement affectant Israël, principal dynamiteur au service du Système dans la région du Moyen-Orient, est le résultat indubitable, par Egypte interposé, du “printemps arabe”. Il l’est d’autant plus que la “démocratie“ du ”printemps arabe” n’a pas triomphé en Egypte (voir notre article “faiblesse pour faiblesse” du “22 août 2011). Ce qui nous importe ici, c’est bien entendu la rupture du cadre où se développait la politique offensive-hystérique d’Israël, par conséquent la mise en cause fondamentale de cette politique.
• Les événements de Libye étant le fruit du “printemps arabe”, on peut et on doit attribuer au “printemps arabe” l’évolution qui s’est faite jour aux USA de l’amorce d’un mouvement antiwar au Congrès. (Voir, par exemple, le 28 mai 2011.) Peu importe les vicissitudes courantes de cette logique indirectement et involontairement antiSystème, il reste qu’un verrou a sauté, – et quel verrou ! Il existe aujourd’hui au sein du parti républicain un puissant courant partisan d’une révision de la politique-Système de la guerre extérieure systématique ; Ron Paul en est l’inspirateur, la Libye en a été le détonateur.
• Les événements précisément actuels en Libye, et notamment avec le nouvel élément de la tension avec l’Algérie, mettent en évidence d’une façon aiguë la question de la présence, de l’influence, des intentions des islamistes dans le processus libyen, aussi bien à l’intérieur des forces rebelles que dans les effets des actions en cours de leur part. La position de l’Algérie accentue la perception du problème, et par conséquent son importance, puisque ce pays base sa position sur sa crainte d’une contagion islamiste au moins autant que sur la “contagion démocratique” type-Whitaker. Dans ce cas, que devient la position du bloc américaniste-occidentaliste (bloc BAO), qui ne conçoit pas de plus grand ennemi que l’islamisme, et qui se trouverait à ses côtés, en train d’en alimenter la force autant que d’en faire la promotion ? Mais cette contradiction n’est pas autre chose, en vérité, que celle qui marque toute l’action du Système, particulièrement depuis le 11 septembre, vis-à-vis des islamistes comme vis-à-vis des pays hors du bloc BAO, même hostiles aux islamistes. La mise à jour de cette contradiction, c’est aussi son aggravation garantie et, à terme très rapide, l’affaiblissement du bloc BAO. Nous nous permettrons de penser que c’est cela qui émergera de l’affaire libyenne, bien plus qu’une “guerre du pétrole” de plus, une de plus après quelques autres réussies magnifiquement (le cas de l’Irak).
• Des spécialistes des services du renseignement ou des proches des services de renseignement du bloc BAO, essentiellement US, nous disent (voir Michael Scheuer, ce 30 août 2011) quelle dévastation le “printemps arabe” a amené au sein de la coopération de ces services avec les services correspondants des pays arabes. C’est un fait majeur, et un fait absolument antiSystème, qui ébranle un des bras armés essentiels de la structure générale d’agression du Système.
Ces quelques “petits faits” restituent l’effet formidable du “printemps arabe”. Cet effet, ce n’est certainement pas la démocratisation, ce n’est en rien la victoire de l’un ou de l’autre qui nous importent, dans une affaire où tous sont de la même eau. Eliminer un Moubarak ou un Kadhafi, qui, avant d’en devenir les pestiférés, furent d’une façon ou l’autre, à un moment ou l’autre, auxiliaires du bloc BAO, avec une efficacité évidente (voir l’avis des services de renseignement), cela peut-il être classé, du point de vue du Système et une fois écartées les narratives habituelles, comme autant de “victoires” de la démocratie ? Les rebelles, posés en libérateurs en Libye, qui discourent, tirent en l’air et massacrent, sont-ils ou non des “démocrates” ? Toutes ces questions, dont les réponses souvent péremptoires nourrissent des engagements bien risqués, ne sont pas hypocrites, ou tendancieuses, elles sont inexistantes. Elles n’appartiennent pas à la vérité de la crise du monde.
Ainsi apparaît en contrepoint, et pour n’en pas rester là, ce qui nous importe en vérité... La déstructuration, puis même la dissolution d’une architecture entièrement conçue par le Système, pour fonctionner dans des buts qui lui agréaient, pour aboutir à des situations qui intègrent effectivement cette déstructuration-dissolution dans leur développement. Cette situation de déstructuration-dissolution ne peut en aucun cas être un motif d’immense satisfaction, ni une marque de progrès de la puissance du Système, mais exactement le contraire, sans la moindre restriction. C’est pourtant la marque du “printemps arabe”, et c’est la mesure de son extraordinaire efficacité. Cette approche, qui privilégie la vérité de la situation aux dépens des narratives des divers partis engagés (y compris certains qui se disent adversaires du Système), nécessite alors d’explorer d’une façon bien spécifique quelle doit être l’attitude qu’il importe d’avoir, du point de vue fondamental de la situation du Système, et de son affrontement avec lui.
Nous l’avons souvent dit et par conséquent répété à mesure, la vertu du “printemps arabe”, ou “chaîne crisique”, c’est sa fonction presque instituée et agissant de façon très complexe, avec des effets indirects profonds, de système antiSystème. Le phénomène est d'une grande importance dans la mesure où il est très important dans son extension et dans son intensité, dans le courant de communication qui l’accompagne, dans son évolution très incontrôlable, dans la tension et la rapidité de cette évolution. Il déclenche des réactions en tous sens, à la fois contradictoires et ambiguës, où les regroupements se font d’une façon complètement relative, souvent au deuxième ou au troisième degré, où les engagements classiques n’apparaissent plus guère et ne font certainement plus prévaloir leur logique. La vertu du “printemps arabe” en tant que “chaîne crisique”, c’est le contraire de ce qu’on en fait ; elle est tout sauf une promesse de démocratie, donc une promesse de stabilité, – stabilité subversive et contrainte, comme les affectionne le Système, avec cette notion de réelle subversion qu’est la démocratie figurant dans son arsenal. Les effets du “printemps arabe” sont à mesure. Pour être appréciés dans leur force et leur efficacité réelles, ils doivent être identifiés en fonction de cette complexité, et non pas en fonction d’un engagement ou l’autre qu’on privilégierait directement, – que ce soit un engagement démocratique, un engagement contre-révolutionnaire, un engagement pour ou contre une entreprise néo-coloniale, etc. Il s’agit d’un jeu de billard à un nombre de bandes indéfini, constamment variable selon les circonstances, impossible à appréhender selon des règles et, donc, selon une logique ferme.
Pour cette raison, les habituelles interprétations, qui se veulent péremptoires et cohérentes autant que d’une construction rationnelle attentive, nous paraissent singulièrement dépassées et impuissantes à rendre compte de la situation. Avec elles, nous en revenons au “réductionnisme” dont nous parlions dans notre “note de bas de page”, dans notre Analyse du 29 août 2011. L’interprétation de tel ou tel événement comme “guerre du pétrole”, comme “conflit néo-colonial”, comme “complot islamiste”, comme “réaction conservatrice”, etc., est à la fois incomplète et dépassée ; les effets du “printemps arabe” sont éventuellement tout cela, mais d’une manière marginale et de peu d’intérêt pour les choses qui nous importent, qui sont les effets sur l’infrastructure du Système. En aucun cas, aucun de ces phénomènes (“guerre du pétrole”, “conflit néo-colonial”, “complot islamiste”, “réaction conservatrice”, etc.) ne peut prendre le dessus car tous sont aussi actifs les uns et que les autres, et contradictoires ; leur action s’entrechoquant et s’opposant, ils se neutralisent d’eux-mêmes pour l’essentiel, – tout en ne laissant pour effet réel qu’une accentuation du désordre.
Plus que jamais, l’essentiel est bien de distinguer les actions et les dégâts de type antiSystème causés par le “printemps arabe”, qui sont toujours générés par des causes indirectes, jusqu’à plusieurs degrés, et donc en général nullement voulues comme tels, – ce qui, dans le désordre et pour le désordre, est la meilleure garantie de leur efficacité. En fonction de ces constats, l’attitude d’“inconnaissance” nous semble plus que jamais nécessaire. Elle consiste, notamment dans ce cas, à ne pas s’aventurer dans les méandres des analyses réductionnistes qui s’attachent à tel ou tel aspect (“guerre du pétrole”, “conflit néo-colonial”, “complot islamiste”, “réaction conservatrice”), qui conduisent nécessairement à des appréciations fractionnistes, impliquant des engagements de même forme, impliquant à leur tour des résultats partiels et surtout très hermétiques, de plus en plus éloignés jusqu’à être antagonistes de l’évolution générale du mouvement ; à partir de là, naturellement, très vulnérables à la manipulation du Système puisque complètement enfermés dans le cadre du Système sans mettre en cause le Système lui-même. L’important est donc bien de se tenir éloignés de ces engagements réductionnistes, quelque vertueux qu’ils paraissent (et qu’ils ne sont nullement, en vérité).
On peut rapprocher cette situation d’une position classique de René Guénon, qu’il définit ainsi dans un extrait du Règne de la quantité (Gallimard, 1945 et 1972). Guénon est évidemment un grand défenseur de la Tradition, qui est la colonne vertébrale de son propos ; on doit apprécier cette position comme une équivalence pour notre époque de notre position anti-Système, la Tradition représentant la structure fondamentale et originelle qui est naturellement, pour le temps présent également, absolument anti-Système ; le but naturel du Système (issu du “déchaînement de la matière”) étant sa destruction par subversion et inversion. Guénon parle là des différents “mouvements” en action, se réclamant plus ou moins de la Tradition, mais toujours avec des nuances suspectes, parcellaires, contre-productives, faussaires, etc., – qui peuvent aisément trouver leurs équivalents dans tous ces mouvements réductionnistes que l’on décrit, qui se voudraient pourtant sincèrement anti-Système et qui se font en vérité très vulnérables à lui, jusqu’à devenir souvent des auxiliaires inconscients du Système.
«Entre toutes les choses plus ou moins incohérentes qui s’agitent et se heurtent présentement, entre tous les “mouvements” extérieurs de quelque genre que ce soit, il n’y a donc nullement, au point de vue traditionnel ou même simplement “traditionnaliste”, à “prendre parti” suivant l’expression employée communément, car ce serait être dupe, et, les mêmes influences s’exerçant en réalité derrière tout cela, ce serait proprement faire leur jeu que de se mêler aux luttes voulues et dirigées invisiblement par elles ; le seul fait de “prendre parti” dans ces conditions constituerait donc déjà en définitive, si inconsciemment que ce fût, une attitude anti-traditionnelle.»
Dans le cas que nous voulons évoquer, avec adaptation à la situation présente, l’idée du refus de “prendre parti” est absolument le contraire du désengagement ou de l’indifférence. Au contraire, il rejoint la logique de l’”inconnaissance” en permettant de garder toute cette liberté de jugement, qui renvoie au savoir influencée par l’intuition, qui permet d’identifier constamment, dans les différentes situations, la véritable représentation du Système, à constamment savoir par conséquent qui et où est le danger principal ; c’est refuser l’implication faussaire dans le réductionnisme et le fractionnisme pour garder une vision globale, qui permet de se tenir hors du Système et de veiller à faire de lui (du Système) la cible centrale et l’adversaire principal.
Ce qui est nécessaire dans ces temps pressants, c’est l’adaptation, la souplesse tactique, le jugement vif pour identifier et soutenir temporairement, et du bout de la plume, celui qui, dans les batailles en cours au sein du Système, est temporairement en position de faiblesse car sa position de faiblesse signifie qu’il est temporairement la cible des forces principales du Système, et que sa riposte se fera nécessairement contre le Système, – cela, avant que sa position ne change et qu’il ne regagne les rangs du Système. Et, au-dessus de tout cela, ce qui est plus que tout nécessaire, c’est un jugement de fer, et une volonté de mesure, pour toujours avoir à l’esprit que le Système est l’ennemi absolu, le Mal avec lequel nul compromis n’est possible, la cible vitale et centrale. Cette fermeté-là, avec l’empire qu’elle impose au caractère, permet tous les aménagements de l’appréciation tactique, appuyées sur la vertu de l’inconnaissance qui écarte les arguments obsolètes fondés en général sur les narratives héritées des échecs sans nombre du XXème siècle, qui firent le lit de la surpuissance du Système que nous subissons aujourd’hui. L’inconnaissance, elle, conduit à laisser faire tous ces courants annexes, pour ne se préoccuper que d’une seule chose : faciliter et renforcer constamment la connexion de la dynamique de la surpuissance du Système, avec sa dynamique d’autodestruction, la première au service de la seconde, et favoriser ainsi la logique générale d’autodestruction du Système.