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201129 juin 2009 — Pour envisager l’hypothèse qui nous intéresse, il nous a suffi de jeter un coup d’œil au site du Financial Times (FT), le grand quotidien financier de la planète, au soir du vendredi 26 juin 2009.
Il y avait, ce soir-là, la “une” du site du FT qui se décomposait comme ceci, pour ce qui nous intéresse. En grand titre, ceci: «US incomes surge as stimulus kicks in»… Il faut prendre garde à la valeur fétichiste et mythologique des mots, notamment dans le chef de la “politique de l’idéologie et de l’instinct” dont nous parle Harlan K. Ullman, et qui caractérise fondamentalement notre doctrine générale, notamment économique. Le mot “surge”, qui est le mot employé pour l’“offensive” US en Irak fin 2006, qui aboutit au “succès” en carton-pâte du général Petraeus permettant à GW Bush et à ses compères d’affirmer que la défaite n’était finalement qu’une victoire à peine dissimulée, est un mot qui désigne désormais un “surgissement” (même racine en français et en anglais) inattendu pour les sceptiques, confirmatoire et probatoire pour les croyants, que la doctrine est toujours la bonne.
Suivent les explications, qui rencontrent le sérieux du FT, – ce journal “croyant” qui entend appuyer sa croyance sur la raison et sur les faits dont on attend qu’ils confirment cette croyance. Rien n’est dissimulé de la structure même de la situation, et, par conséquent, de la réelle signification du “surge”…
«Personal income in the US surged in May thanks to an infusion of government stimulus funds, while consumers raised their spending modestly as confidence about the state of the economy continues to improve. However, most of the monthly rise was the result of Federal benefit transfers and lower taxes. Americans, still facing rising job cuts and falling home prices, have been hoarding most of the additional funds, lifting the savings rate to a 16-year high in May. “Households are reverting to a more sustainable spending path vis-à-vis income that allows scope for paying down debt and adding to savings,” said Joshua Shapiro, chief US economist at MFR.
»Official figures showed on Friday that incomes jumped by 1.4 per cent last month, or $167.1bn, beating economists’ expectations and doubling the previous month’s revised rise of 0.7 per cent. Personal consumption expenditure rose by 0.3 per cent or $25.1bn last month, in line with estimates, and a rebound from April’s pull-back.
»The sharp rise in spending was mainly due to benefits payments doled out through the American Recovery and Reinvestment Act of 2009, which provides one-time payments of $250 to people who receive social security funds, veterans’ benefits or railroad retirement income. Although disposable personal income, which factors out taxes, rose by 1.6 per cent in May, it increased by just 0.2 per cent without the stimulus benefits.
»Companies are still facing severe pressure from the fall-off in demand, leading many to freeze or slash pay and hours to avoid further job cuts. In spite of the overall increase income increase in May, wages and salaries fell by 0.1 per cent last month.
»Richard Moody, chief economist at Forward Capital, notes that wages and salaries fell in the first quarter of this year compared with the first three months of 2008, marking the first such decline since 1958. “Until there is meaningful and sustained improvement in labour market conditions, there will be no significant, sustained rebound in consumer spending,” Mr Moody said.»
Sous le grand titre introduisant ce texte se trouvaient d’autres textes liés au même sujet. Choisissons le plus important (également de ce même 26 juin 2009), qui est le sentiment de Wall Street bien entendu. Un mot définit le titre («Wall St falls as consumer spending disappoints») et le texte: “désappointement”.
«US stocks were poised to finish the week on a muted note following their best session since the beginning of the month on Thursday. Investors took the news that personal incomes rose much higher than expected in May as a négative, as it failed to translate into a similar rise in spending. “It is very disappointing,” said Paul Dales, US economist at Capital Economics. “The rise in spending is very, very weak. People don’t want to spend. They are worried about rising gas prices and unemployment.”»
«Even figures from the University of Michigan showing that consumer confidence has probably risen more than expected in June failed to spark a rally.»
D’autres textes divers rendent compte de cette impression causée par la faible consommation, malgré les “bonnes” nouvelles dont le public est bombardé depuis avril. Des textes comme celui d’AP, du 27 juin 2009:
«… Consumer spending makes up about 70 percent of economic activity. But May data, released Friday, shows that a boost in income from the government's stimulus program was devoted more to saving than to spending. Americans may be spending a bit more than they did at the end of last year — but it's still far less than needed for a vigorous economic recovery.
»Economists, meanwhile, are monitoring overall consumer spending, which rose at a 1.4 percent annual rate in the first three months of this year. That was a sharp reversal from the 4.3 percent annualized drop in the fourth quarter — which was the steepest in 28 years. Once quarterly spending starts logging at least 2.5 percent growth for three straight quarters, it would suggest consumers are truly back, analysts say.
»Mack Payne hopes to be one of them. Until a few months ago, Payne, 35, of Washington, D.C., was “spending money like no tomorrow.” But after being laid off from his job at a gym, Payne is on a tight budget. And that won't change until he finds a new job, he says.
“My mother always said, ‘Save for a rainy day,’” he says. “The rainy day is here.”»
Sans se perdre dans la technique qui n’est souvent présente que pour brouiller les cartes, il ressort de ces deux textes deux constats principalement, le premier impliquant le second. Une troisième remarque complète le tableau.
• L’artificialité pour une bonne part des résultats qui impliquent un mouvement (“surge”) propre à susciter l’optimisme. L’essentiel vient des interventions diverses, notamment fédérales, depuis le début de l’année. Ces résultats qui décrivent une fort importante partie des “green shoots” tant vantées depuis avril, montrent également que les jeunes pousses printanières sont boostées aux engrais divers. Ils n’ont pourtant rien changé à quelques-uns des “fondamentaux” qui caractérisent la vie économique: le chômage continue à augmenter (dans une mesure plus grande que les prévisions) et les ménages qui reçoivent un peu d’argent le gardent, le conservent, le thésaurisent.
• Le constat principal est psychologique. Tous les efforts faits depuis que la lutte contre la crise a été entreprise ont échoué sur ce point absolument essentiel. Ils n’ont pas renoué le nœud qui tient le système (est-ce un nœud gordien? Dans ce cas, et cela est bien significatif de cette philosophie, l’enjeu est de le renouer plutôt que de le trancher?). Ils n’ont pas rétabli la relation psychologique entre le consommateur et le système. Avec cette idée, nous n’emploierions pas le mot “confiance” (par exemple : “la confiance est rétablie”); l’idée du “lien” n’est pas une idée de choix mais une idée de contrainte; un lien vous enchaîne à quelque chose si le nœud est constitué, il ne vous enchaîne pas si le nœud est dénoué.
• Tout cela se passe aux USA, et ce sont les USA que nous prenons comme référence bien sûr à cause du rôle et de la puissance de ce pays, mais essentiellement parce que c’est le seul pays qui a de toutes les façons écarté jusqu’ici la moindre hypothèse de changer quoi que ce soit au système. L’intervention énorme de la puissance publique ne l’a pas été en tant que telle, selon nos conceptions de ce qu’est la “puissance publique”; ce fut l’intervention d’une puissance publique transformée en un appoint (énorme, sans aucun doute) ayant toutes les caractéristiques d’un appoint qui n’interfère pas sur les décisions du domaine auquel on vient en aide; un appoint inconditionnel, sans aucune contrepartie sérieuse exigée qui impliquerait un changement notable du système, – rien, nada, nothing.
Certains ont déjà abordé le problème. Autant un Stiglitz qu’un Zoellick (directeur de la Banque Mondiale) avertissent qu’il ne faut plus compter sur le consommateur américaniste pour rétablir le “moteur” (ou “powerhouse”, en terme plus imagé, plus “viril”) de la croissance. Indirectement, ils nous disent que la croissance est d’abord une croyance, et que cette croyance est en crise, – et nous croyons que c’est la crise la plus grave de toutes, et qu’elle est dans la psychologie.
Notez bien que nous écartons pour la pureté de cette démonstration toutes les menaces et hypothèses d’un nouveau choc, d’une nouvel effondrement de ceci ou de cela (la finance à nouveau, le dollar, etc.). Ces hypothèses ne sont pas rien, elles sont même fondamentales et, si l’une d’elles se réalisait comme il est assez probable, la chose jouerait le rôle de nouveau choc qu’on imagine, bouleversant à nouveau toutes les données (comprises celles qu’on examine ici) dans le sens de l’aggravation. Nous nous en tenons, ici, à une situation de la psychologie, comme on l’a dit plus haut, dans le pays où rien n’a été changé depuis 9/15, où le système a été reconduit tel quel.
On croirait entendre l’honorable Paul Dales, de Capital Economics, son ton suprêmement agacé, comme l’on est devant l’acteur principal mais passif, à qui l’on a tout donné, tout préparé pour qu’il tienne son rôle, – et qui rechigne! Et il faut voir pourquoi, à cause du prix de l’essence ou du chômage! «It is very disappointing. The rise in spending is very, very weak. People don’t want to spend. They are worried about rising gas prices and unemployment.» Ainsi se résume le sentiment général de tous ces milieux dirigeants et cadres-experts du monde financier, cornaquant sans une hésitation le monde politique: les dégâts sont réparés, on a remis sur pied l’édifice financier qui s’est écroulé par on ne sait quelle malédiction, quel complot diabolique; on a travaillé comme des bœufs, on a fait un effort sans précédent, tant de sacrifices, jusqu’à ces $9.000 milliards qu’on nous a distribués et dont on ne sait où ils sont allés, on a rétabli les bonus plantureux des dirigeants; tout est en place, tous les sacrifices faits par le secteur financier pour consentir à exister de nouveau, plus “too big to fall” (“…to fell”) que jamais, – et voilà que le consommateur ne consomme pas! Il y a de quoi se scandaliser, en vérité. “We are désappointés”…
Cela dit sur le ton guilleret qui importe, le constat peut alors s’énoncer en toute sérénité. Le système est rétabli dans toute sa pérennité et il s’appuie absolument sur le citoyen-consommateur, qui s’avère être comme l'adjoint du conducteur de la locomotive: à lui de mettre et de remettre du charbon dans la chaudière, c’est-à-dire sa consommation. Mais comme l’ont dit Stiglitz-Zoellick, – et si le consommateur avait changé? S’il préférait garder son charbon (encore maigrelet, du reste)? Son indice de confiance remonte, mais n’est-ce pas une confiance qui s’est détachée de la position qu’on lui assigne dans le système; confiance de la sorte: eh bien puisqu’ils disent que l’économie redémarre, notre confiance remonte, mais sans nous, qui faisons nos réserves? Le consommateur commence-t-il à dire “c’est plus d’jeu”, à entamer une sorte de grève de la consommation, de leur économie? (Un peu comme les citoyens européens s’acheminent vers la grève générale du vote, qui est une sorte de grève de leur Europe.)
Cette hypothèse serait l’éventuelle amorce d’un événement fort intéressant, par sa dimension psychologique, d’autant plus s’il se confirmait d’une manière structurelle. Le système, après s’être payé une trouille kilométrique, retrouve des couleurs, un enthousiasme renouvelé, et il en attend autant du citoyen-consommateur parce qu’il ne peut pas imaginer qu’il en soit différent (couleurs aux joues, enthousiasme, etc.) de la part de ce même citoyen-consommateur. Le système a une vision fermée de lui-même et ne conçoit pas que cette même vérité ne touche pas les autres, d’une façon exclusive. Cette absence dans les rangs, après l’appel de la reprise, du citoyen-consommateur est, pour lui, un événement extraordinaire qu’il ne comprend pas, dont il faut mesurer la gravité pour lui-même puisque tout le système repose sur son activisme de consommation. Que le citoyen-consommateur ne soit pas au rendez-vous des “jeunes pousses”, quelle catastrophe.
C’est peut-être là un nœud encore ignoré dans ses conséquences de la crise. Le changement de psychologie que, selon certains, la crise a apporté chez les citoyens-consommateurs pourrait mettre en cause les conditions d’une éventuelle “reprise” si l’on en reste aux conditions de reprise avec le système tel qu’il était quand il explosa le 15 septembre 2008, – ce qui est le but du système, nul n’en disconvient. Cela poserait alors la question de la possibilité effective d’une “reprise” puisqu'en effet le système ne veut rien changer de lui-même. On tourne en rond. Le système se trouverait trahi par celui-là même qu’il a institué comme le “carburant” même de son fonctionnement, ce fameux citoyen-consommateur. Au fond, c’est peut-être simplement la question de la révolte et de la révolution qu’on ne peut plus faire selon les normes habituelles, dans le système tel qu’il est devenu, ces choses d’un autre âge qui chercheraient un autre moyen pour se manifester, – cette question qui serait posée d’une façon qui suggérerait la réponse: la révolte et la révolution sont-elles dans ce refus de dépenser?
Les modalités de la bataille sont si profondes. Elles touchent la psychologie et, au-delà, la perception fondamentale du monde. Elles sont résumées, au fond, par la simple anecdote rapportée plus haut, du témoignage d’un citoyen-consommateur anonyme, – même si son nom nous est donné, c’est comme s’il était anonyme, – qui dit qu’il “met de côté” aujourd’hui parce que les “rainy days” sont arrivés; hier, dit-il … «Until a few months ago, Payne, 35, of Washington, D.C., was “spending money like no tomorrow.”»
Là est bien l’enjeu pour le système: convaincre résolument le citoyen-consommateur qu’à nouveau, “il n’y a plus de lendemain ” (“...like no tomorrow”), comme dans la chanson («Il n’y a plus d’après/ A Saint-Germain-des-Près»). Mais il semble désormais y penser. La première cause conjoncturelle est évidente, puisque “le lendemain”, c’est peut-être, sûrement, à nouveau, une autre crise ou bien l'absence d'emploi, et, par conséquent son réflexe de thésauriser. Au-delà, le danger est encore plus grand pour le système; penser “au lendemain” revient, dans les conditions actuelles, à rechercher une structuration de son avenir; c’est le balbutiement d’une démarche dont l’aboutissement est de chercher un sens dans le comportement. En cherchant à s’opposer à cette démarche, le système se révèle involontairement. Il s’agit d’un système où toute structuration doit être éradiqué; le passé doit être éradiqué, et avec lui toutes les traditions, habitudes, toutes ces structures et ces structurations qui constituent, notamment et pour ce qui lui importe, un frein au réflexe de “dépenser sans compter”, ce qui implique également, – “dépenser comme s’il n’y avait pas de lendemain” («spending money like no tomorrow»); un système où, par conséquent, à côté du passé l’avenir doit être aussi éradiqué, parce que les spéculations sur l’avenir impliquent une structuration qui soumet effectivement l’acte de dépenser à la critique de cette spéculation. Il s’agit du citoyen tabula rasa, la formule étant d’ailleurs la référence générale de ce système, sans passé et sans avenir, sans rien du tout, sinon sa fonction monstrueuse de dévorer l’univers comme il se dévore lui-même. Le citoyen idéal, le citoyen-tabula rasa est celui où rien ne s’inscrit sur l’espace recréé vierge par le tabula rasa, où tout est bien avec cet état de tabula rasa.
L’enjeu est donc de parvenir à lobotomiser à nouveau le citoyen-consommateur, c’est-à-dire le patient, de façon à lui faire oublier les huit derniers mois. Il est urgent qu’un nouveau choc majeur compromette massivement cette opération de chirurgie nihiliste. En attendant, le chômage massif qu’entretient le système en pleine renaissance façon “green shoots” constitue un antidote inattendu.
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