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3998par Michel Tibon-Cornillot, écrivain
L'étendue des désastres liés aux guerres de l'opium, et plus généralement, à la destruction des institutions impériales chinoises est massivement ignorée par la plupart des chercheurs et des hommes politiques français. Ces pillages, famines, répressions, durèrent un siècle, de 1840, la défaite chinoise devant les troupes anglaises, à 1949, l'arrivée des communistes au pouvoir. Les chercheurs anglo-saxons, bien meilleurs connaisseurs de cette période, évaluent le nombre des victimes dans une fourchette oscillant entre 120 et 150 millions en un siècle.
Cette ignorance cynique est à l'origine de la déroute française lors du passage de la flamme olympique à Paris, le 7 avril 2008. On en connaît les grandes lignes:
• L'alignement du président Sarkozy sur les consignes de Robert Ménard, président de l'ONG Reporter Sans Frontières, créée avec l'argent des contras de Miami et le soutien de la CIA.
• Le discours absurde de Ségolène Royal (rebaptisée par des étudiants chinois “Cruchonette Royale”) demandant l'envoi d'armes aux tibétains.
• La séance municipale de la mairie de Paris votant à l'unanimité (moins de 50% des conseillers présents) l'octroi de la citoyenneté d'honneur au Dalaï Lama à la demande de Mr. Delanoë et les élus PS et verts.
• La cristallisation sur la France des réactions de déception et de colère des communautés chinoises, puis des franges importantes du peuple chinois lui-même.
On ne trouvera pas dans les textes qui suivent une tentative de sauvetage du régime communiste en place en Chine. Les erreurs et la violence bolchevique qui ont sévi pendant le temps des errances maoïstes sont directement issu d'une philosophie occidentale, le marxisme productiviste; nous ne pouvons l'oublier. Mais il s'agit de l'histoire des chinois, la leur et non plus l'histoire de la mise en esclavage d'un grand peuple, les chinois, par les blancs européens et américains! Ces Chinois bien moins barbares que leurs maîtres d'alors et leurs contempteurs d'aujourd'hui.
Il faut relire dans ce contexte ce que dit Montaigne dans les Essais, au chapitre 31du livre I, chapitre intitulé “des cannibales” à propos des massacres commis au 16ème siècle par les espagnols. L'auteur revient sur l'extermination de populations Aztèques et Mayas accomplis au Mexique : «Nous les pouvons donc bien appeler barbares, eu égard aux règles de la raison, mais non pas eu égard à nous, qui les surpassons en toute sorte de barbarie». Les sauvages ne sont pas ceux qu'on croit!
Les deux textes proposés au lecteur ont aussi pour but de préparer un travail plus systématique sur les processus d'expansion blanche à la planète entière. L'étendue et la systématicité des massacres, famines organisées, guerres, posent des problèmes qui ne peuvent être oubliées par les descendants des victimes. De leur côté, les maîtres et leurs descendants sont prêts à oublier et proposent parfois des indemnités, de la ''repentance'' sans indemnités, des canonnières pour ceux qui sont encore rétifs... mais tout cela ressemble à des cautères sur des jambes de bois. De plus, l'oubli des crimes n'est-il pas l'un des privilèges des assassins?!
Il faut aller plus loin, prendre la dimension des crimes commis, revenir sur le négationnisme partout à l'œuvre parmi les peuples européens, américains, autraliens, etc, négationnisme entretenu par les “élites” de ces peuples, malgré certaines résistances, certains mouvements de révoltes. Il est temps de montrer qu'il y a en permanence une sous-évaluation des massacres, famines, maladies importées, cabales entretenues, liés aux déplacements, projections des blancs dans les autres pays et territoires colonisés. Je maintiens qu'il y a dans l'histoire coloniale occidentale, une dimension proprement terrifiante dont il faut essayer de comprendre les racines.
C'est dans le cadre de ces recherches que j'ai choisi les guerres de l'opium et le démembrement de la Chine parce qu'il s'agit là en matière de massacres, de l'équivalent d'un trou noir en cosmologie. Tant que ces événements effrayants ne seront pas pris en compte (ils ne le seront sans doute pas), le concept de nihilisme occidental, celui qui fut développé par le philosophe Friedrich Nietzsche) gardera toute sa valeur.
Ces deux textes présentent en deux épisodes une sanglante ''épopée''. Le premier épisode s'intitule ''Les guerres de l'opium ou l'écrasement de la Chine'' et le second, ''La Chine en enfer: pillages et génocides blancs''.
par Michel Tibon-Cornillot, écrivain
De 1842 à 1948, les évaluations des historiens-sinologues sont assez proches: elles oscillent entre cent vingt et cent cinquante millions de Chinois, victimes des occupation occidentales puis japonaises, sans oublier les seigneurs de la guerre entretenus par les occupants. Ces victimes ont été provoquées par les famines, les guerres, les travaux forcés, les répressions effrayantes des révoltes Tai Ping , de la révolte des boxers. Plus proches de nous, il faut citer les guerres civiles allumées et attisées par les ''hommes blancs'' et les japonais, entre kuomintang et communistes. De nombreuses recherches sont venues corroborer, voire amplifiées ces estimations. A cet égard, le travail de Mike Davis, Génocides tropicaux, est l’un des plus complets.
La plupart de nos contemporains, européens ou nord-américains ignore massivement l’existence des guerres de l’opium, c'est-à-dire, l'histoire de la démolition de l'empire chinois par les Etats modernes occidentaux, l'Angleterre, la France, la Russie puis l'Allemagne et les Etats-Unis, et au cours des 19ème et 20ème siècles, afin d'y introduire librement les caisses d'opium et les missionnaires et, enfin, le piller sans pitié.
Au début du 19 ème siècle, l'empire chinois dirigé par la dynastie mandchoue des Qing vient de connaître un essor démographique et économique sans précédent ; c'est aussi pendant cette même période qu'apparaissent les premiers symptômes d'une crise économique et sociale importante. Pour tenter de rendre compte de courants aussi divers, les historiens se sont référés à la montée en puissance de la corruption, aux excès de la centralisation mais surtout aux déséquilibres économiques engendrés par la concurrence défavorable entre l'économie chinoise fondée sur la monnaie d'argent et l'économie mondiale fondée sur la monnaie-or et contrôlée par les Occidentaux . La dépréciation constante de l'argent par rapport à l'or est en effet l'un des grands phénomènes dominant l'histoire de l'économie de l'Asie orientale au 18 ème et 19 ème siècles.
Vers 1815, la fin des guerres napoléoniennes, on assiste en Extrême-Orient à un renouveau considérable des activités commerciales européennes dominées par l'Angleterre, (Singapour est fondée en 1819). L'un des enjeux de ces échanges est précisément l'opium que l'Angleterre faisait produire et vendait depuis plusieurs décennies. Dans la deuxième moitié du 18ème siècle, les autorités coloniales de la Compagnie des Indes orientales (East India Company) avaient introduit la monoculture du pavot au Bengale provoquant ainsi la ruine de millions d’agriculteurs bengalis. En 1792, le gouverneur du Bengale, Warren Hasting, voyait dans l'opium «un produit de luxe et de corruption qui ne devait être autorisé qu'à l'exportation hors des frontières anglaises»; il en avait obtenu le monopole d'exploitation pour la Compagnie des Indes orientales dépendant directement de la Couronne d’Angleterre.
Pour les responsables anglais, il s'agissait alors de sortir des rapports artisanaux qu'ils entretenaient avec la Chine en ce qui concerne l'opium et pour cela, il leur fallait briser les régulations mises en place par l'administration chinoise impériale. Dès 1729, l'empereur Yong-Zheng avait en effet promulgué un édit interdisant l'importation de la drogue et de 1729 à 1836, l'administration impériale avait émis près de quarante décrets contre l'opium. Seul Canton restait ouvert aux commerçants étrangers, «et encore ceux-ci devaient-ils passer par l'intermédiaire d'une société commerciale chinoise, le Co-hong, qui fixait à son gré les prix et les contingents» .
Depuis l'interdiction impériale chinoise de 1729, la contrebande de l'opium organisée par les compagnies marchandes anglaises s'était accrue pendant tout le 18ème siècle, passant de 200 caisses d'opium (16 tonnes) débarquées en 1729 à 4 000 (320 tonnes) en 1792 puis 6 000 (480 tonnes) en 1817. «A partir de 1821, c'est l'invasion brutale... Par des voies diverses, en 1837, près de 40 000 caisses (3 200 tonnes) arrivent en Chine» . Pour le pouvoir impérial chinois, la situation créée par cet afflux massif d'opium est un défi et une provocation des Occidentaux. Après des débats au plus haut niveau entre les prohibitionnistes et les réalistes, en présence de l'empereur, un commissaire est nommé, Lin Tse-Hou, qui écrivit à la reine Victoria pour lui demander fermement de faire cesser le trafic d'opium en train de prendre des proportions considérables. «La très pure et très chrétienne reine Victoria» fait savoir qu'on ne peut abandonner une source de revenus aussi importante ». Des discussions éthiques qui se veulent sérieuses ont lieu dans les cercles chrétiens anglais, discussions qui ne donneront rien dans la mesure où ces mêmes élites participaient activement, depuis des décennies, à la violence industrielle quotidienne dans leur propre pays et avaient contribué à faire de la surconsommation d'alcool dans leur propre pays un problème majeur. La situation se dégrade rapidement : le 26 février 1839, Lin Tse-Hou ordonne de faire pendre un trafiquant chinois devant les représentations cantonaises des commerçants britanniques. Malgré l'hostilité d'une partie corrompue des élites chinoises, Lin organise la lutte dans la ville et la province de Canton. Après de multiples pressions, le gouverneur Elliot, représentant de la couronne anglaise en Chine, demande aux trafiquants chrétiens de remettre 20 290 caisses d'opium aux autorités chinoises. Elles sont ouvertes puis avec l'aide de la population, l'opium est réduit en pâte, délayé dans de grandes cuves, sur les plages, et jeté à la mer le 7 juin 1839.
Dans ce contexte de lutte contre la contrebande, les Anglais durent quitter non seulement Canton mais aussi Macao. Beaucoup d'entre eux se réfugièrent dans des bateaux au large de Hong Kong. Ils reçurent des renforts navals et le trafic put reprendre sur Namoa, Nei-Chu sous la protection de l'artillerie des frégates Volage et Hyacinthe. Le 4 septembre 1839 eut lieu la première bataille navale de la guerre de l'opium dans la rade de Hong Kong. Les navires chinois furent complètement débordés par la supériorité technique de la marine anglaise. Un autre affrontement, celui de Chuenpi, montra la faiblesse des jonques de guerre chinoise et la sanglante détermination des protestants anglais pour que soient victorieux les principes du libéralisme fondé sur le trafic de l'opium.
Pendant l'année 1839, les positions respectives des Anglais et des Chinois s'étaient fort éloignées. Sous la pression des trafiquants et particulièrement du déjà célèbre commerçant méthodiste écossais, William Jardine , l'année suivante fut celle de la guerre. Un grand débat fut prévu aux Communes pour le mois d'avril 1840 à propos de la politique de l'opium et des demandes de dédommagement réclamées par les contrebandiers anglais qui avaient dû livrer leurs marchandises toxiques sur la demande d'Elliot. Ce dernier point était particulièrement problématique car la valeur des 20 000 caisses correspondait à deux millions de livres sterling : la difficulté politique tenait au fait qu'aucune majorité ne pouvait se former autour d'un projet demandant aux contribuables d'indemniser des contrebandiers de l'opium. William Jardine fut reçu plusieurs fois par le premier ministre Palmerston dont une dernière entrevue officielle, le 6 février 1840.
Jardine était soutenu par le lobby des manufacturiers et des industriels du textile de Manchester qui avaient envoyé des pétitions à Palmerston afin de demander des indemnités d'un montant de cinq cent mille livres sterling. Avec des appuis si «honnêtes», les marchands d'opium pouvaient s'avancer masqués et quinze jours après l'entrevue du 6 février, Palmerston envoyait une lettre au gouvernement de l'Inde «afin de préparer l'escadre du corps expéditionnaire : seize navires de guerre forts de cinq cents quarante canons, quatre steamers armés, et vingt huit transports pour l'envoi de quatre mille soldats. Les objectifs sont définis : obtenir l'indemnité pour l'opium confisqué, pour le règlement de certaines dettes des marchands du Co-Hong et pour celui des frais de l'expédition. Palmerston entend aussi faire ouvrir les ports de la côte, Canton, Amoy, Fuzhou, Ningpo, Shanghai au commerce britannique libéré du système du Co-hong. La stratégie est ainsi tracée : faire le blocus de Canton, contrôler les embouchures du Yang-Tsê et du fleuve Jaune de manière à paralyser le commerce extérieur chinois, débarquer des troupes à Pei-Ho, aux portes de la capitale» (1).
Après un débat houleux, le parlement vota en avril 1840 les crédits nécessaires à l'intervention contre la Chine (une motion de censure fut repoussée par 9 voix seulement). Malgré tous les atermoiements et les doubles discours, Palmerston et ses amis chrétiens savaient parfaitement que la guerre aurait lieu et qu'elle serait faite pour protéger les intérêts des trafiquants d'opium : ils s'y étaient déjà préparés depuis un an.
La préparation de cette guerre fut suivie attentivement par les «élites» politiques et intellectuelles européennes ; ils leur fallaient prendre position à propos de ce mélange explosif du clivage puritain et du cynisme vulgaire qui amenait le plus grand Etat moderne à se présenter officiellement en tant que producteur et pourvoyeur de drogues. Au niveau économique, l'enjeu était au moins double. D'une part, les libéraux anglais, partisans du libre-échange, luttaient de toutes leurs forces contre l'isolationnisme et conjuraient l'empire chinois d'entrer dans le concert des circuits marchands mondiaux. Il s'agissait des fondements du libéralisme. Seulement voilà, son enjeu, la liberté de vendre et d'acheter l'opium, soulève des questions morales pour le moins épineuses'' (2). D'autre part, il ne faut pas oublier la place que tenait la drogue dans l'économie anglaise. On se doute que cette part n'était pas marginale pour qu'un pays et ses élites acceptent d'apparaître sans voile pour ce qu'ils étaient, c'est-à-dire, de vulgaires dealers. On retrouve en effet tous les ingrédients qui caractérisent le cocktail formé par la prohibition des drogues : elle entraîne immédiatement la montée des prix des produits interdits et la mise en place concomitante d'une chaîne de production et de distribution illégale fondée sur la recherche de bénéfices considérables. C'est très exactement ce qui se passe pour le trafic de l'opium : les commerçants anglais estimaient que le troc de l'opium était plus avantageux que le paiement comptant du thé et des soieries chinoises. «Dès lors s'instaure un fructueux commerce illicite en triangle : l'opium part des Indes ; il est importé en Chine ; les bénéfices de l'échange reviennent à l'Angleterre. Grâce à l'interdit et au marché noir, les prix grimpent sans cesse, tout comme les bénéfices retirés des ventes» (3).
Les masses financières mises en jeu sont très importantes, à la fois pour le financement de l'administration de l'Inde anglaise, ce que les dirigeants de l'East India Company rappellent à Palmerston en novembre 1839 dans un mémoire qui se termine par le passage suivant: «[...] quand nous observons que les comités de la Chambre des Lords et de la Chambre des communes ont enquêté avec minutie au sujet de la culture de l'opium, le montant que celle-ci fournit aux revenus de l'Inde, et avec une connaissance de la place de sa destination ultime, nous sommes arrivés sans hésiter à la conclusion qu'il n'apparaît pas opportun d'abandonner une source de revenu si importante» (4) Quelques chiffres sont particulièrement révélateurs : en 1839, les revenus commerciaux de l'opium représentent 34% de ceux que la Couronne tire des Indes britanniques. «En 1875, ce chiffre monte jusqu'à 41%, et ces sommes, par un mécanisme financier complexe, concourent à l'équilibre du budget anglais. L'Inde mérite son titre de joyau du diadème impérial». (5)
Notes de la 1ère partie
1). P. Butel, L'opium, Histoire d'une fascination, Paris, Perrin, 1995, p. 114.
2). C. Bachmann et A. Coppel, Le dragon domestique, op. cit., p. 55.
3). D. E. owen, British Opium Policy in India and China, New Haven, Conn. Yale University Press, 1934, rééd. Archon books, Londres, 1968, Ibid..
4). D. E. owen, British Opium Policy in India and China, New Haven, Conn. Yale University Press, 1934 ; rééd. Archon books, Londres, 1968.
5). C. Bachmann et A. Coppel, Le dragon domestique, op.cit., p. 55. Pour obtenir plus de détail, on lira l'ouvrage de A. Mc Coy, The Politics of Heroin in Southeast Asia, New York, Harpers and Row Publishers Inc., 1972 ; trad. franç., La politique de l'héroïne en Asie du Sud-Est, Paris, Flammarion, 1980.
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