Les héros sont fatigués, – et fragiles…

Bloc-Notes

   Forum

Il n'y a pas de commentaires associés a cet article. Vous pouvez réagir.

   Imprimer

 951

Nous étions restés resté un peu sur notre incertitude, pour ne pas parler de “faim” tout de même, à propos du malaise du général Petraeus au Congrès, lors de ses auditions du 16 juin devant les sénateurs de la commission des forces armées. Revenons-y, à l’occasion d’un commentaire du groupe “Emirat Islamique d’Afghanistan”, dont nul ne semble savoir grand’chose, dont nous rapportons certains des propos via CNN.News en rubrique Ouverture libre, ce 28 juin 2010. Le groupe interprète le malaise de Petraeus comme une “réponse” aux questions des sénateurs : «General Petraeus, being witness to the incidents in Afghanistan is the only person who realizes the gravity of (the) situation and described this situation well by falling unconscious.[…] Through this action he gave the answer to many questions to which the members of committee were eager to listen…»

@PAYANT …D’ailleurs, la question un peu narquoise qui pourrait accompagner le commentaire du groupe pourrait être : Petraeus a-t-il une âme ? Si la réponse est évidemment incertaine, c’est parce que la question l’est également. Elle l’est beaucoup moins si l’on remplace “âme” par “psychologie”. La remarque du groupe de l’étrange Emirat Islamique d’Afghanistan sur Petraeus qui s’effondre parce qu’il a participé à neuf ans d'une “guerre” bien incertaine et que, dans cette occurrence, ce même effondrement, après une question du sénateur McCain, signifie également qu’il sait que la guerre en Afghanistan est perdue, – cette remarque est alors du plus grand intérêt. Elle a des caractères de symbolique, de propagande, etc., mais elle pourrait aussi bien avoir un caractère ayant trait réellement à la psychologie, – celle de Petraeus en l’occurrence. Il est vrai également que l’on pourrait se demander si les généraux américanistes ne sont pas, comme leurs hommes, victimes à leur façon de la fameuse affection dite PTSD (Posttraumatic Stress Disorder). Dans ce cas, le PTSD serait causé, non par la simple pression constante des événements de la guerre, mais par la confrontation de la connaissance de la vérité ou de la conviction qu’on en a et la nécessité de dissimuler à ce propos. Cela impose effectivement une tension psychologique considérable et nourrirait une sorte de PTSD pour officiers de haut rang. (Cela ne ferait d'ailleurs que confirmer la longue histoire, depuis l'origine, des avatars psychologiques des dirigeants américanistes, effectivement contraints à une grande tension psychologique à cause de l'obligation de conformisme et de dissimulation de la vérité, extrêmement forte dans le cadre de ce système de l'américanisme.)

Le fardeau psychologique des chefs militaires américanistes est considérable, – quelle que soit la piètre considération qu’on peut avoir de leur activité et de leur comportement. L’on sent bien qu’il y a dans l’affaire McChrystal, avec tous les mystères subsistant autour de l’interview de Rolling Stones, la possibilité très acceptable d’un homme qui ne supportait plus guère de devoir dissimuler sentiments et appréciations derrière la conformité exigé par le système. (En l’occurrence, que McChrystal ait tort ou raison n’importe pas. Seule compte ici l’aspect psychologique qu’on tente de décrire.) Certains avancent d’ailleurs l’explication que, comme dans le cas de l’amiral Fallon deux ans plus tôt, McChrystal a agi délibérément, pour dire et faire savoir par un moyen qui pourrait paraître accidentel ce qu’il pense vraiment, qui était un poids difficilement supportable pour sa psychologie. Nous-même avons parlé, avec cette interview, de “suicide professionnel” ; cela pourrait être également défini comme une “libération psychologique”.

Petraeus, lui, au contraire de McChrystal, est un maître de l’apparence, de la narrative, un imperturbable guerrier “lifté” qui semble fabriqué pour donner des auditions rassurantes par leur monotonie calculée aux sénateurs habitués par le feu des caméras à s’exciter au cours des auditions où il leur semble enfin qu’ils servent à quelque chose. Tout, chez lui, est ordre mécanique, mesure du moindre geste et calcul de la moindre parole. Que ce robot bien huilé ait oublié de boire un verre d’eau ferrugineuse avant l’audition, pour éviter la déshydratation comme l’on risque dans le désert de l’Irak et les montagnes de l’Afghanistan, voilà qui ne laisse pas de surprendre. Si l’on fait ces remarques assez anodines près de quinze jours après l’événement, c’est que la thèse des “psychologues” de l’Emirat Islamique d’Afghanistan finit par avoir quelque chose d’attachant. Car, pour nous apparaître effectivement comme un “robot bien huilé”, Petraeus, comme nous dit le bon sens du poète, “n’en est pas moins homme”, c’est-à-dire chargé d’une psychologie.

D’où cette intéressante hypothèse : et si, effectivement, ces aventures sans but ni dessein, sans victoires ni mouvements réels, sans fin ni commencement, finissaient par charger les psychologies de ceux qui sont censés les diriger d’un poids difficile à supporter ? Si, effectivement, Petraeus s’était brièvement effondré parce que, sous l’assaut des questions de McCain, lui était brièvement apparu la vanité insupportable de cette guerre sans fin et sans but, et pourtant perdue d’avance ? Un autre commentateur de cette appréciation de l’Emirat Islamique de l’Afghanistan, Warren Mass , de The New American (le 25 juin 2010), ne prend trop au sérieux ce jugement, un peu comme les américanistes et les Occidentaux en général sont accoutumés, dans notre époque de haute civilisation, à considérer les diverses proclamations et affirmations de ces mondes en dehors de leur sphère de rationalité. Il attribue le malaise de Petraeus (comme le comportement de McChrystal) à un surcroit de travail («But both writers missed the obvious explanation that Petraeus, like McChrystal, is a workaholic prone to skipping meals and burning the candle at both ends»). Pourquoi pas, en effet, cela rejoint les constatations du type “il est mort parce que son cœur s’est arrêté de battre” ou “quelques minutes avant de mourir, il vivait encore”… Ce qui nous conduit d’ailleurs à une autre hypothèse, mariant obligeamment les deux explications et laissant à une pensée un peu audacieuse le soin de déterminer laquelle a le plus de signification : et si Petraeus, effectivement un bourreau de travail, ce qui renforce l’explication de la charge de sa psychologie, avait soudain réalisé, face aux questions insistantes des sénateurs sur le sort de cette guerre, ce qu’il n’ignorait pas inconsciemment, – que tous ces efforts, tout ce travail, se font pour une aventure qui n’a pas de sens, qui est à la fois absurde et cruelle, qui s’alimente elle-même vers un destin catastrophique qui, pour un militaire, s’appelle la défaite ? … Vite, un verre d’eau.


Mis en ligne le 28 juin 2010 à 08H05