Les mystères de Bild

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Les mystères de Bild

Le quotidien Bild (ou Bild-Zeitung) et son édition dominicale Bild am Sonntag représentent une énorme puissance dans la presse allemande. Bild, appartenant au groupe Springer, assure un tirage quotidien actuel autour de 2,5 millions d’exemplaires après avoir culminé à près de 5 millions dans les années 1960. Justement, durant ces mêmes années, peu après l’édification du Mur de Berlin en 1961, Axel Springer, le grand maître du groupe portant son nom, avait installé son quartier-général dans un gratte ciel édifié pour l’occasion, face au Mur, comme un défi jeté au communisme ; cela, on s’en doute, correspondant parfaitement à la tendance de Springer, – une droite radicale antisoviétique, atlantiste, etc., mais attentive à ne pas se compromettre trop visiblement avec l’extrême droite néo-nazie. Le groupe Springer/Bild avait été une des cibles principales des révoltés étudiants allemands des années 1960 face aux attaques d’une extrême violence du groupe contre eux. L’on affirma même, à cette époque, que l’attentat contre le leader étudiant Rudi Dutschke (grièvement blessé de trois balles dans la région cervicale en avril 1968, mort des séquelles de ces blessures en 1979), avait été commandité par le groupe Springer, collaborant pour l’occasion (comme pour d’autres) avec les réseaux Gladio. Après la disparition conjointe du communisme et de l’URSS, Bild s’était aisément reconverti, sans s’attarder aux nuances qui ne sont pas la tasse de thé de cette presse dite “à sensation” selon le vocabulaire de l’ancien temps, dans le flux de ce qui allait devenir le bloc BAO, soutenant les USA sans conditions et en titres énormes, atlantiste jusqu’au bout, cajolé par la CIA et ainsi de suite. Il était donc naturel que l’on retrouvât Bild au premier rang des guerriers antirusses du bloc BAO dans la crise ukrainienne.

...Cela semblait le cas jusqu’à ces étranges nouvelles du 4 mai 2014, puis rebelote dans le même sens le 11 mais 2014. Dans le premier cas, Bild annonce la présence d’équipes importantes de la CIA et du FBI aux côtés des diverses “forces” de la clique de Kiev engagées dans ses opérations dites antiterroristes en Ukraine russophone ; dans le second, le même journal donne des détails sur la présence de 400 mercenaires US de la firme Akademi (ex-Blackwater) auprès de ces mêmes forces répressives de la même équipe de Kiev, plus clique que jamais. Les deux références citées, qui sont de Russia Today, prennent soin de citer les sources du Bild, qui lui-même n’est pas avare de détails à ce sujet pour le deuxième cas (les mercenaires US d’Akademi) : le BND allemand notamment et principalement.

«The Bild am Sonntag newspaper, citing a source in intelligence circles, wrote Sunday that Academi employees are involved in the Kiev military crackdown on pro-autonomy activists in near the town of Slavyansk, in the Donetsk region. On April 29, German Intelligence Service (BND) informed Chancellor Angela Merkel’s government about the mercenaries’ participation in the operation, the paper said, RIA Novosti reported. It is not clear who commands the private military contractors and pays for their services, however...»

Auparavant, le 4 mai 2014, AFP avait rapporté les premières révélations du Bild de cette façon, beaucoup moins détaillée on le voit : «Citing unnamed German security sources, Bild am Sonntag said the CIA and FBI agents were helping Kiev end the rebellion in the east of Ukraine and set up a functioning security structure...»

Rendons à César... C’est ZeroHedge.com qui, le premier, a levé le lièvre, dès le 4 mai 2014 : comment se fait-il que la presse allemande publie des détails de cette sorte (CIA et FBI en Ukraine), – les “révélations” elles-mêmes ne surprenant personne, bien entendu, – alors que l’Allemagne est en principe alignée sur les USA, partageant la narrative selon laquelle les agents russes pullulent en Ukraine, organisant l’affreux désordre qu’on y voit, tandis que le bloc BAO s’abstient de toute intervention, sauf un week-end de détente de Brennan à Kiev ? (Escapade reconnue en toute innocence par lui-même [voir le 11 mai 2014], nous affirmant en outre, Brennan, que la Russie n’est pas “une ennemie”, ce qui contredit le département d’État [voir l’ambassadeur Alexander Vershbow, le 5 mai 2014]. On n’est pas à un désordre près dans le bordel washingtonien où chacun joue son jeu.) Voici donc les remarques de ZeroHedge.com il y a une semaine, qui sont frappées au coin d’un bon sens perspicace :

«...What is very surprising is that Germany's press is finally stepping away from the western media propaganda umbrella and starting to report the side of the narrative that is in direct opposition to US interests in either Ukraine, or Germany. So just who, and why, is pulling the strings on Germany's media outlets in a way that goes against the official Merkel fiction, if in agreement with Germany's commercial and industrial interests (as well as those of Europe's commission himself)?

»And how soon before Germany's position, one clearly against the imposition of further sanctions on Russia and the additional alienation of the Kremlin, puts Germany on direct collision course with Obama and the US state department? And what then: will Germany, shunned by the US, have no choice but to reallign with the ascendent Eurasian axis of China and Russia.»

Bien entendu, ZeroHedge.com (Tyler Durden) en rajoute une couche le 11 mai 2014, dans le sens qu’on a vu, bien qu’il consacre l’essentiel de sa nouvelle à Akademi, ex-Blackwater. (Le créateur de Blackwater, Erik Prince, s’étant réservé l’exclusivité du nom Blackwater lorsqu’il revendit sa société en 2010, nous fûmes conviés à un nouveau baptême de la chose, sous le nom d’Akademi, suivi d’une forte campagne de relations publiques pour faire paraître vertueuse et transparente cette société de location de “services” de sécurité.) Nous citons ici les passages qui concernent l’aspect de la question qui nous intéresse, en prenant sur nous de redresser ce qui est évidemment un lapsus où Durden a écrit Spiegel au lieu de Bild, – mais lapsus révélateur selon nous, on le verra plus loin...

«In what is becoming a weekly ritual, the German press continues to demolish the US case of "idealistic humaniatrian" Ukraine intervention. Bild cites sources who report that on April 29, Germany's Federal Intelligence Service (BND) informed the Angela Merkel government about Academi commandos' involvement in Kiev's military operations in eastern Ukraine. Spiegel [c’est-à-dire Bild, NDLR] adds that “the information originates from U.S. intelligence services and was presented during a meeting chaired by the Chancellor's Office chief Peter Altmaier (CDU). At the meeting were present the president of the intelligence agencies and the Federal Criminal Office, as well as the intelligence coordinator of the Chancellor's Office and senior Ministry officials.” [...]

«However what is certainly surprising and far more interesting, is the persistent attempts by the German press to discredit none other than their biggest "Developed world" ally, the US. It is almost as if someone (a quite wealthy and powerful someone) has material interests that diverge with those of the Obama administration, and hence converge with those of Putin. Alongside the emerging China-Russia axis, keeping tabs on just how close to Russia Germany is willing to get, is easily the most notable story in the entire Ukraine conflict.»

... Certes, “lapsus révélateur”. Pour Durden, chroniqueur américain, peu au courant des questions européennes, etc., le journal allemand capable de sortir des révélations sortant de la mouvance bloc BAO, voire s’y opposant, c’est le Spiegel. Bien que ce jugement soit à prendre avec des pincettes (l’“opposition” antiSystème de l’hebdo emblématique de la social-démocratie allemande est une situation fort incertaine et extrêmement variable, le SPD se faisant aussi atlantiste que la CDU/CSU en nombre d’occasions), il reste dans les mémoires très récentes que c’est le Spiegel qui a mené le volet allemand de la crise Snowden/NSA, avec des retombées très sévères. (La rancœur de Merkel contre Obama dans cette affaire est un facteur psychologique très important, qui joue son rôle dans l’affirmation de l’orientation allemande dans la crise ukrainienne.) Mais justement : il ne s’agit pas du Spiegel mais de Bild, et c’est une autre paire de manches.

Nous avons des souvenirs de certaines précisions intérieures pour ce qui concerne le groupe Springer, dans tous les cas des années 1970-1980, de son anticommunisme de fer, des conditions de censure draconiennes imposées à ses journalistes, et de l’indépendance du groupe vis-à-vis du gouvernement grâce à sa puissance financière et sa force d’influence. (“Indépendance”, bien entendu, pour se montrer plus à droite, plus atlantiste, que les gouvernements allemands en général.) Bien qu'il s'agisse d'un quotidien qui se veut “léger”, Bild ne fait rien à la légère ; la discipline qui y règne est typiquement allemande jusqu'à paraître teutonne et prussienne... Jusqu’à ces dernières semaines, Bild a suivi une politique antirusse aussi inébranlable et grossière dans sa puissance que l’avait été sa politique antisoviétique. Effectivement, les révélations hebdomadaires de Bild am Sonntag des 4 et 11 mai constituent une véritable rupture dans sa politique éditoriale, un fait qui a une signification spécifique importante (bien plus que s’il s’agissait du Spiegel).

D’une part, les précisions données par les sources, surtout sur les révélations du 11 mai, impliquent sans le moindre doute une collaboration active de certaines forces gouvernementales, – sinon, hypothèse ultime, du gouvernement Merkel lui-même et dans son entier, sur instructions sinon selon une entente avec Bild. En effet, d’autre part, il nous apparaît improbable que ce soit des pressions du gouvernement qui ait “imposé” au groupe Springer la diffusion de ces révélations, car, comme nous l’avons remarqué, il nous semble qu’aucun gouvernement allemand puisse espérer “imposer” quoi que ce soit au groupe. Reste alors, effectivement, l’hypothèse de la collusion : le gouvernement Merkel veut freiner sinon saboter la politique US en Ukraine, et le groupe Springer a choisi de défendre les intérêts du patronat allemand dont il fait partie et qui craint de souffrir énormément en cas de rupture avec la Russie. La voie choisie est alors habile : on ne devient pas prorusse en Ukraine c’est-à-dire sans entacher la vertu atlantiste, mais antiaméricaniste d’une façon indirecte (au nom de “sensationnalisme” de la presse, de l’approche professionnelle des problèmes, etc.). On divulgue, sans dénoncer la politique officielle US certes, l’implication multiforme et clandestine des USA dans les troubles, cela avec suffisamment de détails sur les sources et les circonstances de la fuite pour que le message sonne clair et juste, pour que l’on comprenne qu’il y a fuite délibérée et arrangée par les deux côtés agissant de concert. L’affaire, effectivement, ne fait que renforcer l’idée que l’Allemagne conserve et développe une politique bien à elle dans la crise ukrainienne, et que les liens avec la Russie ont pour elle une importance vitale qui n’est pas loin de commencer à concurrencer, dans cette situation de tension générale, ses liens avec les USA. Même Bild comprend cela, c'est dire...


Mis en ligne le 11 mai 2014 à 09H14