Les mystères sinueux de Sikorski

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Les mystères sinueux de Sikorski

15 novembre 2007 – Une première intéressante nouvelle venue de Pologne est la nomination de Radoslaw Sikorski au ministère des affaires étrangères. Une seconde intéressante nouvelle est la manœuvre lancée contre lui par les jumeaux Kaczynski, par vice-ministre sortant de la Défense Antoni Macierewicz interposé. Tout cela signifie que la question des BMDE (anti-missiles US en Europe) va être au cœur de la politique polonaise dans sa partie controversée (les jumeaux contre le Premier ministre Tusk et son ministre Sikorski); cela signifie encore que les USA sont très actifs sur cette question et craignent une évolution défavorable sur les BMDE avec le nouveau gouvernement (même s’ils se tiennent sur la réserve, les USA ne désapprouvent pas nécessairement ces bâtons mises par les jumeaux dans les roues de Sikorski). Cela signifie enfin que le ministre des affaires étrangères sera un pion incertain mais de grand poids dans cette affaire BMDE. Pour autant, nul ne sait quelle direction de la politique polonaise sa nomination suggère exactement. La Pologne qui était une “amie” est en train de devenir un problème, dans tous les cas au moins temporairement une énigme.

D’abord, quelques détails sur la polémique jumeaux-Tusk-Sikorski, selon une dépêche AFP/Romandie News du 14 novembre:

«Saisi par le gouvernement conservateur sortant, le parquet de Varsovie a lancé mercredi une enquête préliminaire pour vérifier si le futur ministre des Affaires étrangères Radoslaw Sikorski n'avait pas trahi un secret d'Etat. L'enquête a été lancée à la demande du vice-ministre sortant de la Défense Antoni Macierewicz, un proche des frères Kaczynski, très controversé pour sa lutte acharnée en faveur de la décommunisation.

»L'enquête concerne des propos tenus aux médias en mars et avril 2007 par Radoslaw Sikorski qui pourraient inclure des informations classées top secret, a déclaré Katarzyna Szeska, une porte-parole du parquet, citée par l'agence PAP.

(…)

»Radoslaw Sikorski a fermement rejeté les accusations d'Antoni Macierewicz qui était son subordonné lorsqu'il était ministre de la Défense du gouvernement Kaczynski. M. Sikorski a démissionné de son poste en février après un conflit avec M. Macierewicz. “L'incompétence de M. Macierewicz ne peut pas être considérée comme un secret d'Etat”, a-t-il dit mercredi.

»Depuis que le Premier ministre désigné Donald Tusk a annoncé qu'il voulait confier la diplomatie à Radoslaw Sikorski, les frères Jaroslaw et Lech Kaczynski, respectivement Premier ministre sortant et président polonais, n'ont cessé de lancer des attaques contre lui, en l'accusant de trahison et d'incompétence sans jamais apporter ouvertement la moindre preuve.

»La présidence polonaise a annoncé mardi soir que lors d'une rencontre avec le futur Premier ministre, Lech Kaczynski lui a transmis des informations classées secret d'Etat sur Radoslaw Sikorski et qui, à ses yeux discréditaient cet homme politique.

»Cependant, à l'issue de cet entretien, Donald Tusk a réaffirmé sa confiance en futur ministre des Affaires étrangères. “Durant cette rencontre, je n'ai rien entendu qui discrédite Radoslaw Sikorski ou qui rende difficile sa mission de conduire les affaires internationales”, a indiqué M. Tusk aux journalistes.»

Sikorski est un personnage connu à divers titres en Pologne. On l’a déjà lu sur ce site. Sikorski est arrivé d’un séjour aux USA, à la présidence de l’institut néo-conservateur AEI, pour prendre le poste de ministre de la défense, avec une fameuse réputation pro-américaniste, voire même de quasi-“agent d’influence” dans ce sens. Puis il a évolué, pour devenir très critique de ses amis américanistes, notamment après sa démission de février dernier qui pourrait avoir porté notamment sur l’attitude trop dure de Sikorski vis-à-vis des USA, dans les négociations BMDE.

Il serait faux de voir dans Sikorski un pro- devenu anti-américaniste. Il reste un “ami des Américains” et l’on peut même parler de lui comme d’un Polonais “américanisé” mais il est un ami critique quand il le faut, c'est-à-dire pour ses intérêts. D’autre part, malgré son séjour US il reste Polonais, et il défend les intérêts polonais, y compris vis-à-vis des USA, avec alacrité. Ses positions politiques et stratégiques sont très conformes à la vision polonaise classique, pro-US, anti-russe, etc. C’est ce qu’il nous semble qu’il ressort d’une interview qu’il a donnée à la publication PLUS, le 13 septembre dernier.

Sikorski et “The Shield”, version-automne 2007

Voici un extrait de cette interview, portant essentiellement sur les anti-missiles.

«PLUS: Political losses resulting from the construction of elements of the shield on Polish territory are inevitable. Will profits compensate for the losses?

»Sikorski: It depends on the conditions we manage to negotiate. If the US does not strengthen our short-range anti-missile protection, nor makes an executive agreement that puts flesh on mutual security guarantees of safety real, then public outcry in Poland will be severe.

»PLUS: How would you comment on this? The President of France Nicolas Sarkozy was quoted as saying by the daily newspaper “Le Figaro”: “The Shield may be something aggressive for Russia in a political sense but not in a military sense”.

»Sikorski: Really? Did he really say so? I doubt it. Said so... [consternation]. I expect Nicolas Sarkozy to be cleverer than his predecessor Jacques Chirac.

»PLUS: And this, in turn, is your statement on the shield given for Polish information TV called TVN24: “I have the impression that it has not been considered from the point of view of geo-strategy because when Iran gets warheads first and missiles first it will not drop them on the US or on the EU but rather – Iran leaders clearly state – they will attack Israel. And this shield cannot protect Israel. The situation is the same for North Korea who has bad relations with Japan, South Korea and the United States. However, North Korea would attack the US not over Europe but across the Pacific.” If, in your opinion, the location of the shield has not been considered geo-strategically, where would you place it, as the former minister of national defense?

»Sikorski: You should ask the US about it because it is their offer. They say the shield is aimed at Iran. The exterminatory anti-Semitism of Iran is a real and if I were an Israeli I would take it very seriously indeed. But, as I say, the GBI base is useless in this regard.

»PLUS: The participation of Poland in the anti-missile shield will influence the safety of our country. To be sincere, the shield will provoke the attack of those countries that feel endangered. Against who will the shield protect us and against who will it not?

»Sikorski: The shield will increase our safety with respect to countries that pose little risk to us, such as Iran. But Russia takes already executed legal and military measures, that increase uncertainty in our region. Building the shield without the supporting package would – in my judgement – bring us more disadvantages than advantages.

»PLUS: So the threats made by Russian Vice-President Sergiej Iwanow referring to placing medium-range missiles in the area of Kaliningrad Oblast, in case the US does not resign from locating them in Poland and the Czech Republic, are truth?

»Sikorski: I think we should take them seriously because it is easy for Russia to do she promises. Why? Firstly, it has the funds to do it. Secondly, frightening former countries of the Eastern Block and dividing Europe and NATO into zones of lesser and higher security is an old Russian tactics.

»PLUS: Can the offer of president Putin to build a radar in Azerbaijan influence American plans to install anti-missile systems in Poland?

»Sikorski: No, it’s pure PR. A Radar in Azerbaijan can only have a secondary operational role. This idea of president Putin’s concentrated public opinion on his person for one week around the time of the G8 summit.

»PLUS: Russia perceives installing anti-missile system in Poland as a real menace from the US. Can ten defensive missiles really pose a threat to Russian strategic missile powers?

»Sikorski: Rather not. Russia has several hundred functional ballistic missiles. Ten interceptors can shoot down three, maximum four ballistic missiles.

»PLUS: Russian fears are unjustified and its behavior is a psychological attack on the US and Poland?

»Sikorski: I think Russian authorities foment post imperial nostalgias as to look good in the eyes of their own society.

»PLUS: And it tries Polish-American alliance…

»Sikorski: Russian threats towards Poland are a good test of American intentions. If Russia threatens to put medium-range missiles on the territory of Kaliningrad Oblast, which is near the Polish border, and the US does not offer Poland short-range Patriot missiles, why should we believe that the US would help us in case of a more general conflict? I think it is a very good test of alliance from time to time.

»PLUS: The distrust of Poles towards American anti-missile shield results from disappointment on the part of the alliance with America in Iraq. Would a gesture of friendship in the form of Patriot missiles be sufficient to ease Polish worries?

»Sikorski: American should be aware that we think that our relations have recently been one-sided and a gesture of reciprocity is needed. Otherwise, this shield may be viewed as the next gift that Poland makes to the US. Polish parliamentary and public opinion will not bear it.

»PLUS: In the March edition of the “Washington Post” we find your article in which you use many bitter words to address the US and especially the way how it negotiates with Poland. We read there: ”The United States may lose their last ally in Europe (...) If the Bush administration expects Polish and Czech people to jump for joy and agree to anything that is offered to them, they will be very disappointed”.

»Sikorski: It was a statement of concern for the Polish-American relations which I think are important for both countries. Friendship requires honest words.

»PLUS: According to the latest statistics, support for building the anti-missile shield in Poland is dropping. 60% of Polish people oppose this idea. What are the views among politicians?

»Sikorski: Prime Minister Kaczynski says that in foreign policy you sometimes have to say “no” to the great powers.

»PLUS: The Presidency of George W. Bush nears its end. Certainly, he would like the decision on the building of the shield to be made during his term, because this idea is supported by 70% of Americans. Are you not afraid that because this shield is so important to Bush he will make a significant concession to Russia?

»Sikorski: That’s up to the US, but Poland owns 600 hectares of fields situated in the appropriate area to build the shield and we should lease them at the best price. I hope that President gives Poland the short-range Patriot missiles we need and then I’ll be first to support the deal. Someone ill-disposed could think that you draw more attention of the US when you are its opponent not ally.

»PLUS: How was the American-Russian summit in the private mansion of president Bush in Kennbunkport viewed in Polish political circles? Zbigniew Brzezinski, advisor for national safety during the presidency of Jimmy Carter, called this summit “miserable” and stated that it was completely unnecessary.

»Sikorski: When in September Prime Minister Jaroslaw Kaczynski had an appointment with president Bush, it took just 10 minutes. President Bush hosted president Putin for two days. Someone ill-disposed might suggest that you get more attention from the US when you define yourself as a competitor rather than an ally.

»PLUS: The decision of the Polish government to support American intervention in Iraq in 2003, focused the attention of observers on Polish-American friendship. Because many of the traditional allies of Washington opposed this war, Polish politicians and citizens expected an improvement in relations and possible benefits resulting from it.

»Sikorski: Indeed, Polish politicians fomented these hopes but they did get any preferential treatment. They accepted the package the US gave to all members of the coalition.

»PLUS: Is it possible that disappointment of Poles with the US and the growing integration between Poland and the European Union will influence the change in relations between Poland and the USA?

»Sikorski: It has already influenced our society. In the last 18 months the percentage of people who have a positive opinion of the US has unfortunately dropped from 60 to 38%.

»PLUS: What is the greatest challenge for Polish-American relations in the following 5 years?

»Sikorski: In my opinion, the most important decision in this decade is the anti-missile shield. Not Iraq, not Afghanistan, but the shield. It will have major consequences in our geo-strategic surroundings and we will not be able to withdraw from the deal. In the case of Afghanistan or Iraq, one phone call from the president to the minister of defense would be enough to make our troops come home. The shield will be an obligation for several decades.»

Un ami qui leur veut du bien

L’interview montre clairement des opinions très tranchées, qui restent très proches des opinions néo-conservatrices US. Sikorski va avoir un rôle important à jouer dans ce gouvernement, dans l’aspect le plus délicat du déploiement du BMDE puisque c’est lui qui, notamment, devra traiter à la fois avec Moscou et avec les USA l’aspect diplomatique du déploiement. En outre, il aura pour mission d’améliorer les relations, notamment avec la Russie (et également avec l’Allemagne et avec l’UE). A la lumière de ses déclarations, on mesure que sa tâche ne sera pas simple. Changera-t-il à nouveau son registre, comme il semble l’avoir fait un peu depuis son article tonitruant de mars 2007?

(On remarque que lorsqu’on lui parle de cet article du Washington Post où il se montre particulièrement brutal vis-à-vis des USA, pour une fois sa réponse manque de superbe et de tranchant:

«It was a statement of concern for the Polish-American relations which I think are important for both countries. Friendship requires honest words.»

Entre temps, – entre l’article et cette déclaration, – Sikorski a peut-être reçu des conseils de modération. La question qui se pose également, à cette occasion comme à d’autres, est de savoir si, lorsqu’il a donné cette interview de septembre 2007 à PLUS, il pouvait entrevoir d’occuper la fonction qu’il va occuper.)

Le plus important dans cette interview est l’approche suivie par Sikorski, qui pourrait effectivement correspondre à la position “plus dure” prise par ce nouveau gouvernement, dans tous les cas sa position théorique: il faut que le déploiement du système BMDE rapporte plus à la Pologne qu’il ne rapporterait dans l’accord tel qu’il était négocié. L’intérêt de la chose est bien entendu que Sikorski voit ces avantages en termes de systèmes d’arme US en plus, des systèmes d’arme différents de ceux que comprend le BMDE. Dans son cas, il s’agit de missiles sol-air de type Patriot, que Sikorski estime nécessaire pour protéger la Pologne en cas de déploiement de missiles russes directement contre la Pologne. (On remarquera que c’est une grande marque de confiance du nouveau ministre polonais pour le missile en question. Ou bien, Sikorski est mal informé ; ou bien il a une confiance aveugle dans la technologie US et dans l’industrie de défense US. Ou bien, ou bien..)

Quoi qu’il en soit, le cas évoqué par Sikorski est là. Les Russes menacent de déployer des Iskander sol-sol contre lesquels les Patriot seraient censés déployer un rideau impénétrable. La chose est renouvelée aujourd’hui.

Une remarque de Sikorski résume sa pensée à ce propos: le BMDE protégera la Pologne contre certains pays comme l’Iran, mais elle accroîtra la menace d’autres pays contre la Pologne, – la Russie essentiellement parmi ces “autres pays”. Par conséquent, il faut que les USA fournissent une protection contre cette menace-là.

«The shield will increase our safety with respect to countries that pose little risk to us, such as Iran. But Russia takes already executed legal and military measures, that increase uncertainty in our region. Building the shield without the supporting package would – in my judgement – bring us more disadvantages than advantages. […] Russian threats towards Poland are a good test of American intentions. If Russia threatens to put medium-range missiles on the territory of Kaliningrad Oblast, which is near the Polish border, and the US does not offer Poland short-range Patriot missiles, why should we believe that the US would help us in case of a more general conflict? I think it is a very good test of alliance from time to time.»

C’est donc une situation intéressante.

• Si les idées de Sikorski sont suivies, il s’agit d’une démarche qui peut s’apparenter à l’accélération et à l’élargissement d’une “course aux armements” régionale, dans laquelle les USA seraient impliqués, et à propos de laquelle les Européens n’auraient pas leur mot à dire.

• Mais si le gouvernement polonais veut suivre son programme, il doit notamment tenter de tenir ses promesses qui sont une amélioration des relations avec la Russie, l’Allemagne, l’UE. Il doit “européaniser” un débat qui sera particulièrement préoccupant pour les autres pays européens, en informant ces pays européens et en débattant avec eux. Et c’est ce même Sikorski qui devrait principalement mettre en œuvre cette politique, lui qui envisage par ailleurs de faire monter les enchères pour obtenir plus d’armement de Washington.

• …Ou bien, comme nous en évoquions déjà l’hypothèse, Sikorski a changé d’orientation depuis septembre. Cela aurait également une réelle et intéressante signification.