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129219 août 2008 — Un point intéressant que nous a révélés la crise géorgienne, c’est la position qu’on qualifierait d’“opérationnelle”, – c’est-à-dire une position devant les faits politiques eux-mêmes, dans ce cas devant une crise pressante, – d’une partie influente du parti démocrate, en l’occurrence certains experts et stratèges en matière de politique de sécurité nationale. Cette tendance s’est exprimée de façon fracassante, les 11 et 12 août notamment, par des interventions de Zbigniew Brzezinski et Richard Holbrooke. Les deux hommes ont du poids: Brzezinski est souvent désigné comme le conseiller de sécurité nationale le plus écouté d’Obama; Holbrooke est souvent cité comme le secrétaire d’Etat d’un éventuel président Obama. Qui plus est, il ne s’agit pas, aux dernières nouvelles comme à celles qui précédèrent, d’écervelés parlant d’une façon inconséquente; leurs passés respectifs témoignent que ces hommes savent mettre leurs actes politiques en accord avec leurs paroles.
Pour situer le climat de cette “fraction” du parti démocrate, on peut citer un texte de Steve Clemons du 12 août sur son site The Washington Note, présentant une intervention télévisée de Flynt Leverett dans l’émission de la NBC Countdown de Keith Olbermann: «Neocon Fellow Travelers in Democratic Party» (“compagnons de route des neocons dans le parti démocrate”). Pour le reste, les interventions d’Holbrooke (avec Ronald D. Asmus) le 11 août dans le Washington Post, de Brzezinski le 11 août sur Facts & Arts (interview avec Nathan Gardels) et le 12 août dans le Guardian font l’affaire.
L’argument qui fonde ces diverses interventions est largement développé dans cette réponse de Brzezinski à une question de Nathan Gardels. Brzezinski se plaît à comparer la Géorgie à la Finlande de 1939-1940, qui livra ce qui est connu comme “la guerre d’Hiver” contre une attaque de l’URSS de Staline. Il met également en parallèle le comportement de Poutine, qu’il accuse personnellement, à celui de Staline et d’Hitler à la fois, cela pour les années 1930 bien sûr; on sent bien entendu la culture du Polonais (l’origine de Brzezinski), proche historiquement et géographiquement des événements qu’il cite, ce qui invite à l’analogie grisante permettant des déclarations péremptoires, – c’est le cas.
«Fundamentally at stake is what kind of role Russia will play in the new international system. Unfortunately, Putin is putting Russia on a course that is ominously similar to Stalin's and Hitler's in the late 1930s. Swedish foreign minister Carl Bildt has correctly drawn an analogy between Putin's “justification” for dismembering Georgia – because of the Russians in South Ossetia – to Hitler's tactics vis a vis Czechoslovakia to "free" the Sudeten Deutsch.
»Even more ominous is the analogy of what Putin is doing vis-a-vis Georgia to what Stalin did vis-a-vis Finland: subverting by use of force the sovereignty of a small democratic neighbor. In effect, morally and strategically, Georgia is the Finland of our day.
»The question the international community now confronts is how to respond to a Russia that engages in the blatant use of force with larger imperial designs in mind: to reintegrate the former Soviet space under the Kremlin's control and to cut Western access to the Caspian Sea and Central Asia by gaining control over the Baku/ Ceyhan pipeline that runs through Georgia.
»In brief, the stakes are very significant. At stake is access to oil as that resource grows ever more scarce and expensive and how a major power conducts itself in our newly interdepedent world, conduct that should be based on accommodation and consensus, not on brute force.
»If Georgia is subverted, not only will the West be cut off from the Caspian Sea and Central Asia. We can logically anticipate that Putin, if not resisted, will use the same tactics toward the Ukraine. Putin has already made public threats against Ukraine.»
Ces réactions ressortent d’un état d’esprit aisément identifiable et peuvent être regroupées, comme on l’a vu, chez les démocrates (on peut ajouter Madeleine Albright à Holbrooke et Brzezinski). Les conceptions comme les carrières, voire les origines des personnalités citées (pour Brzezinski et Albright), les poussent à s’intéresser précisément à l’Europe et à la problématique européenne. Nombre de forces “privées” qui ont accompagné l’assaut américaniste contre l’ex-Europe communiste, renvoient également à cette référence de ce courant du parti démocrate et aux structures d’influence proches du parti démocrate. Cet extrait d’un article du site WSWS.org du 5 décembre 2003, lors de la “révolution rose” de Géorgie, donne une idée de l’influence du parti démocrate dans cette action subversive dans l’ex-Europe communiste, et en Géorgie pour ce cas.
«Chief among these NGOs is the Liberty Institute, which is funded by the United States Agency for International Development’s Eurasia Foundation as well as financier George Soros’s Open Society Institute. The Liberty Institute’s 31-year-old co-founder, Giga Bokeria, took a Soros Foundation-funded tour last February of Serbia to learn how the Otpor, or “Resistance,” student opposition had ousted Milosevic following a disputed election in the autumn of 2000.
»In the summer of this year [2003], Otpor activists visited Georgia, running courses that trained 1,000 students from all over the country in the tactics of Serbian-style “revolution.” The result was the student group “Kmara,” which only months later would provide the manpower for Saakashvili’s successful putsch of November 22-23.
»Another US government outfit involved in the ouster of Shevardnadze is the National Endowment for Democracy (NED), a center of international intrigue and subversion set up under the Reagan administration and relying heavily on the services of the AFL-CIO trade union bureaucracy. The Democratic Party wing of the NED, known as the National Democratic Institute, in the words of Wall Street Journal columnist George Melloan, “helped introduce Mr. Saakashvili to the methods insurgents in Serbia used to depose dictator Slobodan Milosevic.”»
Pour la théorie de cet ensemble d’actions, certains font justement référence au livre célèbre de Brzezinski, de la fin des années 1990, The Grand Chessboard – American Primacy and its Geostrategic Imperatives , – qui serait alors perçu comme une véritable “feuille de route” géostratégique pour la domination du monde, pour le compte des USA naturellement. La logique de Brzezinski passe par l’investissement de la région du Caucase, dont la Géorgie fait partie. Il faut signaler un article de Mike Whitney, le 14 août sur CounterPunch, où l’approche de Brzezinski est décrite en détails comme étant la clef de la subversion américaniste de la Géorgie, et la tentative de subversion américaniste de la région par Géorgie interposée. Whitney écrit notamment :
«In June, former foreign policy adviser to President Jimmy Carter, Zbigniew Brzezinski, presented the basic storyline that would be used against Russia two full months before the Georgian invasion of South Ossetia. The article appeared on the Kavkazcenter web site. Brzezinski said the United States witnessed "cases of possible threats by Russia, directed at Georgia with the intention of taking control over the Baku-Ceyhan pipeline”..
»Brzezinski: “Russia actively tends to isolate the Central Asian region from direct access to world economy, especially to energy supplies..If Georgia government is destabilized, western access to Baku, Caspian Sea and further will be limited”.
»Brzezinski's speculation is part of a broader scenario that's been crafted for the western media to provide a rationale for upcoming aggression against Russia. Brzezinski is not only the architect of the mujahadin-led campaign against Russia in Afghanistan in the 1980s, but also, the author of “The Grand Chessboard – American Primacy and its Geostrategic Imperatives”, the operating theory behind “the war on terror” which involves massive US intervention in Central Asia to control vital resources, fragment Russia, and surround manufacturing giant, China.
»“The Grand Chessboard” is the 21st century's version of the Great Game. The book begins with this revealing statement:
» “Ever since the continents started interacting politically, some five hundred years ago, Eurasia has been the center of world power.....The key to controlling Eurasia is controlling the Central Asian Republics.”
»This is the heart-and-soul of the war on terror. The real braintrust behind “never-ending conflict” was actually focussed on Central Asia. It was the pro-Israeli crowd in the Republican Party that pulled the old switcheroo and refocussed on the Middle East rather than Eurasia. Now, powerful members of the US foreign policy establishment (Brzezinski, Albright, Holbrooke) have regrouped behind the populist “cardboard” presidential candidate Barack Obama and are preparing to redirect America's war efforts to the Asian theater. Obama offers voters a choice of wars not a choice against war.»
L’interprétation est acceptable, parce que suffisamment vague et pompeuse pour correspondre à l’état d’esprit de l’establishment, et suffisamment intellectuelle dans sa signification pour figurer dans les séminaires sans trop paraître sacrifier au syndrome du complot très mal vu dans ces cénacles. Il ne fait guère de doute que la pensée de Brzezinski, qui est une classique illustration de la recette d’emploi de la “brute force” que ce même Brzezinski reproche à Poutine d’utiliser, est d’usage courant dans les réseaux qui fournissent des fonctionnaires de sécurité nationale à Washington. Tout cela colle à merveille et l’on comprend d’autant mieux l’intérêt d’une morale sourcilleuse et la colère d’un humanitarisme furieux qui sont les caractères courants de ces beaux esprits devant les événements de Géorgie. La machine subversive américaniste, de quel côté qu’on la prenne, semble nous restituer le même produit standard.
Nous sommes avec ces soi-disant “libéraux”, ou assimilés démocrates (même Brzezinski s’est targué de porter l’une ou l’autre de ces étiquettes à une occasion ou l’autre), devant le même esprit, exactement similaire dans son fonctionnement et dans sa substance, à celui des neocons. Il s’agit de cet état d’esprit général, fonctionnant en général d’une façon automatique, un peu comme une consigne de programmation, qui est complètement caractéristique par la franche brutalité qu’il propose d’employer au nom des vertus les plus raffinées. Il s’agit de l’esprit américaniste et non d’une spécificité neocon ou pas neocon, les neocons apparaissant comme l’expression conjoncturelle de cet esprit et nullement comme un “accident”, une imposture contraire à cet esprit. Cet esprit est une méthode beaucoup qu’une idéologie, le but étant toujours le même avec le triomphe de l’hégémonie américaniste.
Du point de vue dialectique, il s’agit de la manifestation conjointe, dans une crise, dans une partie diplomatique, etc., d’une part d’un engagement radical des USA en faveur d’une des parties qui satisfait en général ses intérêts, ses ambitions et ses illusions, d’autre part de l’affirmation incontestable des USA d’être à la fois assez vertueux et objectifs pour intervenir en juge impartial dans la circonstance. Cela est visible et audible dans une intervention de Holbrooke, face à Dimitri Simes du Nixon Center, lors de l’émission de la chaîne PBS News Hour with Jim Lehrer. (La retranscription est mise en ligne par The Washington Note, le 12 août.)
D’une part, Holbrooke martèle sans interruption ni grande attention pour la véracité des faits qu’il cite à l’appui de son réquisitoire, la vertu géorgienne face à la barbarie et à l’infamie russes ; d’autre part, il note en passant le rôle de conciliateur et de manipulateur de la négociation que joue Sarkozy dans cette affaire, affirmant que l’administration Bush a laissé échapper ce rôle qui revient évidemment aux USA (et qu’avec lui, Holbrooke, à la tête de la diplomatie d’Obama, cela ne se passerait pas comme ça). C’est l’affirmation que les USA sont à la fois juge et partie, que cela est très bien ainsi, que c’est la vertu même de l’américanisme, celle-là qui fait que ses choix les plus radicaux, les plus extrêmes, correspondent à la vertu et à la justice objectives, et rencontreront évidemment le bien commun. Cet autisme des réalités du monde au profit de la valeur absolument transcendantale de l’américanisme, la confusion impérative d’un même mouvement de l’évidence entre ses intérêts et la vertu nécessaire au monde, voilà qui caractérise les neoconsévidemment, – c’est-à-dire, on en voit chaque jour la confirmation comme on la trouve amplement dans le passé, bien plus que les neocons.
Cet état d’esprit à la fois vertueux et massacreur, à la fois objectif et partisan, ne peut subsister, lorsque les ambitions américanistes rencontrent des obstacles, que dans l’extrémisme. (Cas classique de “montée aux extrêmes”). Lorsque la force américaniste en déclin, ou la force américaniste maladroite, ou les deux à la fois, produit des effets de plus en plus contrariants, voire de plus en plus catastrophiques, avec une divergence grandissante entre la fortune du parti que l’américanisme a choisi de soutenir (la vertu) et l'autorité du juge des partis qui s’affrontent que l'américanisme prétend être (objectivité), la position se radicalise nécessairement. La position objective est de plus en plus distordue par l’appréciation américaniste, pour continuer à la faire coller au destin du parti de la vertu américaniste. Plus l’exercice est difficile et complexe, plus le mensonge est grand et lourd à soutenir, plus la fureur est grande. On sent que l’humeur des Brzezinski, Holbrooke & compagnie n’est pas au beau fixe.
Dans la crise géorgienne, il est manifeste que leurs interventions (Holbrooke & Brzezinski) ont constitué les premières prises de position absolument radicales de personnalités de poids de l’establishment, y compris plus radicales que les républicains. C’est le signe de la vitalité et du dynamisme de cette tendance, donc de son influence dans les cadres et proches du parti démocrate qui occuperaient les postes d’influence dans le domaine de la sécurité nationale en cas de victoire démocrate. Il est raisonnable de prévoir que les prises de position de Holbrooke & Brzezinski annoncent ce que seront les pressions radicales en cas de crise sur une administration Obama, en cas de victoire d’Obama, et la probable orientation que cette administration prendrait sous ces pressions auxquelles on ne résiste pas aujourd’hui à Washington.
Si les neocons s’éloignaient un peu du gouvernement avec une victoire démocrate en novembre prochain, tout se passerait comme si rien ne se serait passé et comme s’ils étaient toujours là, en inspirateurs du pouvoir. (Mais rassurons-nous : les neocons sauront négocier l’“alternance” et nombre d’entre eux fileront chez les démocrates.) Nous aurions sans doute, probablement, un changement du champ d’application. L’Europe serait privilégiée, plus que le Moyen-Orient, parce qu’il est évident que ce champ d’action sied fortement aux démocrates, parce qu’ils y trouvent les meilleurs relais européens, parce que le goût de l’intellectualisme qui les caractérise trouve plus leur miel dans les salons parisiens que dans les sables d’Arabie. Sur la forme et l’intensité de la politique, tout se poursuivra dans le même extrémisme exacerbé et hystérique, y compris chez les vieillards vigoureux type-Brzezinski. Plus ça change, plus c’est la même chose.
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