Les neocons, maîtres ou esclaves de l’hyper-désordre ?

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Les neocons, maîtres ou esclaves de l’hyper-désordre ?

Avant de passer à la thèse de Robert Parry, qui constitue l’argument initial et principal pour développer cette analyse, nous nous arrêtons à une courte rencontre entre RIA Novosti et Robert Kagan, le 18 octobre 2014. Époux de Victoria Nuland, Robert Kagan (son prénom est nécessaire tant il existe une myriade de Kagan actifs parmi les neocons) est le maître à penser reconnu de la tendance néo-conservatrice. Il constitue certainement l’influence neocon la plus active et la plus universellement admise dans tous les cercles washingtoniens de cette tendance.

(Voir sa position dans le Wikipédia : en plus d’être membre actif de tous les centres neocons et collaborateur des principaux organes de presse de la tendance, il est membre d’organismes aussi prestigieux et beaucoup plus représentatifs de l’establishment washingtonien que le Council of Foreign Affairs (CFR) et la Brookings Institution. Il a eu et a des positions officielles : conseiller de John McCain candidat républicain en 2008, conseiller d’Hillary Clinton secrétaire d’État de 2009 à 2013, conseiller dans l’administration Obama où il se reconnaît aussi bien, en plus d’être neocon, comme un membre de la tendance des libéraux-interventionnistes [R2P] comme Clinton, Susan Rice, Samantha Power.)

Ce qui est singulier dans l’interview qu’il donne à RIA Novosti, c’est d’abord le fait d’une interview à un organe russe alors que les neocons professent une haine-Système impitoyable à l’encontre de Poutine et de tout ce qui est russe ; c’est ensuite le fait que ses déclarations montrent une retenue sceptique ou désenchantée, presque un certain pessimisme vis-à-vis de la puissance US et de la prétention des USA à s’affirmer comme la seule puissance (doctrine de l’exceptionnalisme) capable et décidée à assurer l’ordre dans le monde selon sa position hégémonique... Kagan laisse entendre un son de cloche bien inhabituel. Nous soulignons de gras les passages qui contrastent notablement avec le triomphalisme hégémonique et exceptionnaliste des USA, seule puissance capable d’établir un ordre mondial, devant et pouvant le faire au travers de son hégémonie incontestée...

«While there has been a long period without a major conflict between superpowers, the world is moving back into a period of great power competition, Robert Kagan, Brookings Fellow and policy analyst, told RIA Novosti. “Are we moving back toward great power competition, the answer is clearly yes,” Kagan told RIA Novosti at a Friday Brookings event on the influence of the US as a declining power or a world leader. “I would say that, again, some of that was inevitable because the period of no other great powers was an artificial situation,” he added.

»Arguing that the US “doesn't get to retire” from its responsibilities and costs as a superpower, Kagan is not convinced that the US will retain that role. “It is possible to sustain this, but not forever. And I can't account for disasters that may occur and another recession [or] a depression.” Kagan argued that the willingness of the United States to “retract” from world affairs would encourage other regional players to assert themselves. “[If] the United States, in response to increasing great power competition, retracts rather than trying to reestablish the sort of ground rules of order, we are going to invite more great power competition, we are going to invite more regional competition, the kind we are seeing now in both Europe and Asia,” Kagan said.»

Le texte de Parry signalé plus haut, lui, reprend l’activisme général des neocons depuis au moins 2001-2002, pour en faire un facteur essentiel de déstabilisation, de “chaos” (pour nous, “hyper-désordre”), et plus précisément un facteur essentiel de l’actuelle déstabilisation qui affecte les marchés et les bourses, et fait craindre une nouvelle crise financière. («The Neocons — Masters of Chaos», dans ConsortiumNews le 18 octobre 2014.)

«America’s neoconservatives, by stirring up trouble in the Middle East and Eastern Europe, are creating risks for the world’s economy that are surfacing now in the turbulent stock markets, threatening another global recession. If you’re nervously watching the stock market gyrations and worrying about your declining portfolio or pension fund, part of the blame should go to America’s neocons who continue to be masters of chaos, endangering the world’s economy by instigating geopolitical confrontations in the Middle East and Eastern Europe.

»Of course, there are other factors pushing Europe’s economy to the brink of a triple-dip recession and threatening to stop America’s fragile recovery, too. But the neocons’ “regime change” strategies, which have unleashed violence and confrontations across Iraq, Syria, Libya, Iran and most recently Ukraine, have added to the economic uncertainty. This neocon destabilization of the world economy began with the U.S.-led invasion of Iraq in 2003 under President George W. Bush who squandered some $1 trillion on the bloody folly. But the neocons’ strategies have continued through their still-pervasive influence in Official Washington during President Barack Obama’s administration.

»The neocons and their “liberal interventionist” junior partners have kept the “regime change” pot boiling with the Western-orchestrated overthrow and killing of Libya’s Muammar Gaddafi in 2011, the proxy civil war in Syria to oust Bashar al-Assad, the costly economic embargoes against Iran, and the U.S.-backed coup that ousted Ukraine’s elected President Viktor Yanukovych last February. All these targeted governments were first ostracized by the neocons and the major U.S. news organizations, such as the Washington Post and the New York Times, which have become what amounts to neocon mouthpieces. Whenever the neocons decide that it’s time for another “regime change,” the mainstream U.S. media enlists in the propaganda wars.

»The consequence of this cascading disorder has been damaging and cumulative. The costs of the Iraq War strapped the U.S. Treasury and left less government maneuvering room when Wall Street crashed in 2008. If Bush still had the surplus that he inherited from President Bill Clinton – rather than a yawning deficit – there might have been enough public money to stimulate a much-faster recovery... [...]

»[T]he world’s economy usually can withstand some natural and manmade challenges. The real problem comes when a combination of catastrophes pushes the international financial system to a tipping point. Then, even a single event can dump the world into economic chaos, like what happened when Lehman Brothers collapsed in 2008. It’s not clear whether the world is at such a tipping point today, but the stock market volatility suggests that we may be on the verge of another worldwide recession. Meanwhile, the neocon masters of chaos seem determined to keep putting their ideological obsessions ahead of the risks to Americans and people everywhere.»

Comme on le constate dans la lecture de ces extraits du long texte de Parry, l’action des neocons est clairement identifiée comme un des facteurs fondamentaux qui alimentent la crise financière et économique, qui a fait de celle de 2008 un effondrement catastrophique, qui menace de précipiter l’instabilité financière et boursière actuelle en une catastrophe plus grave encore. Cette analyse est à placer d’une façon assez paradoxale en regard de l’avis de Kagan craignant pour les USA «disasters that may occur and another recession [or] a depression» (“des désastres qui pourraient se concrétiser par une autre récession ou une dépression”). On comprend que le paradoxe éclatant se trouve dans l’accusation de Parry que ce sont les neocons qui suscitent en bonne partie le risque d’un effondrement financier imminent, tandis que Kagan dit son inquiétude devant le risque d’une “catastrophe” qui renvoie manifestement à ce risque d’un effondrement financier imminent. C’est une étrange confrontation de deux avis convergents sur la même prospective, où l’un dénonce l’autre comme en étant la cause, où l’autre s’inquiète de ce risque comme s’il n’en était nullement la cause. D’une façon générale, d’ailleurs, le contraste est également frappant entre l’acte d’accusation de Parry contre les neocons comme moteur de l’affirmation hégémonique et déstructurante des USA, et le neocon-en-chef doutant d’une façon inhabituellement pessimiste (pour son compte) de cette affirmation hégémonique et déstructurante des USA.

Certes, on peut avancer la duplicité de Robert Kagan, dissimulant la véritable analyse des neocons pour mieux échapper à l’accusation portée contre eux, dans le genre du réquisitoire de Parry. Mais ce n’est absolument pas l’attitude courante des neocons, qui n’ont jamais caché leur activisme et leur but, qui les ont au contraire toujours affirmés haut et fort selon l’argument que l’hégémonie déstructurante conduirait à un “hyper-désordre créateur” qui accoucherait de lui-même d’un nouvel ordre “démocratique” absolument à l’avantage des USA. Leur position de force actuelle, au zénith de leur influence dans leur alliance avec la tendance libérale-interventionniste des R2P, rend encore moins crédible une tactique de dissimulation qui n’aurait de sens que si leur position à Washington était au contraire celle d’une faiblesse, sinon d’une déroute de leur influence. Ainsi sommes-nous tentés d’écarter cette explication de la duplicité chez le leader d’un groupe qui fait de l’affirmation impudente de sa politique hégémonique et déstructurante une des principales forces de leur mouvement, et l’un des moyens irrésistibles de leur influence.

C’est pourquoi nous nous posons la question de savoir si les neocons ne sont pas les “serviteurs”, voire les “esclaves” de l’“hyper-désordre” plus que leurs “maîtres”. Ce groupe d’influence reste, sur le long terme, et au-delà du luxe de moyens de communication qu’il déploie mais qui n’explique pas tout tant s’en faut, une énigme du fait de la puissance qui semble inextinguible de son influence justement. On a annoncé plusieurs fois la mort des neocons, chaque fois faussement, et chaque fois eux-mêmes se retrouvant en position exceptionnelle pour exercer cette influence. On peut dire que l’administration Obama est aussi truffée de neocons que l’était l’administration Bush, avec simplement un déplacement de leur concentration du Pentagone au département d’État. (On met ensemble neocons et R2P, – bonnet-blanc et blanc-bonnet, – tant ces deux groupes sont totalement similaires... C’en est au point ou Robert Kagan a laissé entendre qu’il était plus proche des R2P que des neocons, retrouvant d’ailleurs les origines du “mouvement” puisque les neocons sont au départ des démocrates avec une longue filiation trotskiste évoluant selon la tactique de l’“entrisme”, et que le groupe R2P se situe institutionnellement chez les démocrates.) Mais le climat est différent : comme on le voit avec Kagan, le triomphalisme des premières années Bush a laissé place au fatalisme désenchanté et au pessimiste qu’il exprime. Cela n’empêche en rien l’activisme de se poursuivre à toute vapeur, comme le montre l’activité inlassable de la femme de Kagan, Victoria Nuland.

Si l’on veut une classification plus précise, on rappellera que les neocons-R2P sont des opérationnels de la politique de l’idéologie et de l’instinct”, qui n’est en fait rien d’autre que la politique-Système. En sont-ils les concepteurs ? La réponse classique a toujours été positive, mais notre appréciation serait plutôt qu’ils ont cru en être les concepteurs, qu’en fait ils n’ont fait que conceptualiser une politique qui les dépasse, comme elle dépasse tout le personnel washingtonien, n’étant rien de moins que l’expression de la surpuissance du Système. Ainsi s’expliquent leur durabilité, leur résilience, mais aussi l’impression qui se dégage des propos de Kagan d’un fatalisme désenchanté. De plus en plus, à mesure que l’hyper-désordre de la politique-Système empile les crises les unes après les autres sans en résoudre aucune sinon en les transformant en catastrophe pour le système de l’américanisme (transmutation en autodestruction), quelques compartiments mentaux de l’un ou l’autre penseur neocon exprime le désenchantement qu’on voit, qui est celui d’être réduit à la fonction d’“idiots utiles” d’une politique dont ils n’obtiennent rien de ce qu’ils attendaient en fait de réarrangement du monde. Au contraire, leur action s’inscrit parfaitement, comme une contribution de première grandeur, surpuissance-autodestruction en mode-turbo, dans la perspective de l’accélération de la crise d’effondrement du Système. Et voilà que l’impitoyable Parry n’est pas loin de leur attribuer la responsabilité de l’effondrement financier de 2008, et de celui, – deuxième phase de la séquence, – qui se profile au rythme du tangage et des soubresauts de Wall Street. Il ne reste à Kagan qu’à se faire consoler par sa femme Victoria, elle qui garde tout le feu de sa foi de croisée dans son regard habité et dans ses successifs déplacements à Kiev.


Mis en ligne le 20 octobre 2014 à 04H52