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12316 janvier 2010 — Voici une suite d’événements qu’il est intéressant de rapprocher en une séquence événementielle, que nous rappelons en quelques points.
• Le 2 novembre 2009, nous publions une note dans Bloc-Notes montrant la volonté des Russes d’accélérer les négociations avec les USA pour un nouveau traité START-II de réduction des armes nucléaires stratégiques. L’intention des Russes est éventuellement de “faire plaisir” à Barack Obama en tentant de parvenir à la signature du traité avant la remise de son Prix Nobel de la Paix, le 10 décembre 2009. Comme on le sait, l’échéance ne sera pas tenue mais elle paraît tenable à ce moment (fin octobre). A ce moment, les relations des Russes avec l'administration Obama sont excellentes, notamment dans ce domaine stratégique.
• Une rencontre Obama-Medvedev a lieu le 18 décembre 2009 en marge de la conférence de Copenhague. Le sujet, c’est START-II, et les rapports qui sont faits de l’état des négociations à cette occasion sont très moyennement optimistes. Andreï Fediachine, de Novosti, publie le 22 décembre 2009 une analyse plutôt prudente et un rien sarcastique sur l’état des négociations.
«Puisque aucune entente sérieuse sur le climat n'a eu lieu à Copenhague, on ne pouvait espérer parvenir à une entente sur la réduction des armes nucléaires de la Russie et des Etats-Unis. Les présidents Barack Obama et Dmitri Medvedev se sont rencontrés le 18 décembre en marge du sommet, après quoi ils ont déclaré qu'“il restait à mettre au point des détails d'ordre technique”.
»On le dit ordinairement lorsque des difficultés sérieuses apparaissent sur la conclusion d'un accord. Il s'agit en l'occurrence du régime de vérification. Il est vain d'attendre la signature tant désirée du traité ni à Copenhague, ni à la fin de cette année: les négociateurs sont déjà partis en vacances de Noël et ils ne se rencontreront pas avant la mi-janvier. Les ententes présidentielles de principe ne peuvent intervenir finalement que l'année prochaine. Mais la date butoir n’est pas claire.»
• Soudain, intervention de Vladimir Poutine, le 28 décembre 2009 à Tachkent, qui remet indirectement sur la table la question des anti-missiles US. Les “durs” américanistes s’en donnent à cœur joie, selon leur version de la chose, pour fustiger le “dictateur” russe derrière la “marionnette” Medvedev. Poutine rappelle que les Russes sont très défavorables au réseau anti-missiles US; pourtant, les USA ont abandonné la version que les Russes craignaient par dessus tout, avec une base en Pologne… Le site Danger Room, très spécialisé et ultra-conservateur, donc anti-Poutine par réflexe, apprécie l’affaire de cette façon, le 29 décembre 2009 – avec le titre «Putin: We’ll Overwhelm U.S. Missile Shield. (But Thanks for the Concessions, Barack!)»…
«…Now Putin seems to be floating a few ideas about restoring the “balance of power” in the world. On a visit today to Vladivostok, Russia’s maximum leader premier said Moscow “must continue developing offensive systems” that could fool or overwhelm U.S. missile defenses. Such upgrades, he said, would help “preserve a strategic balance” with the United States.
»Putin’s comments come as the United States and Russia try to hammer out a new arms-control accord. According to Putin, the main obstacle to a new agreement is the U.S. focus on building anti-missile defenses. “What is the problem?” he told reporters. “The problem is that our American partners are building an anti-missile shield and we are not building one.” By pursuing missile defense, Putin added, “our [U.S.] partners could feel themselves fully secure and will do whatever they want, which upsets the balance.”
»Hey, wait a minute! Didn’t the Obama administration drop the previous administration’s plans to station missile defense assets in Europe? That missile-defense scheme, the Russians argued, was really aimed at them, and canceling those plans was supposed to uh, give the United States more leverage in arms-control talks. So what gives?»
• L’analyse est en général partagée, montrant qu’elle illustre bien le courant de pensée dominant chez les experts occidentalistes. Par exemple, Rupert Wingfield-Hayes, correspondant de BBC.News, écrit le 29 décembre 2009: «Russia's government said until just a few days ago that these strategic arms reduction treaty talks were in their final stages, that they were perhaps just a couple of weeks away from signing a new document. And now suddenly Mr Putin has come out with this statement, which really does put a spanner in the works. It shows just how nervous Russia is about the idea of a US missile defence shield, despite the fact President Obama in September said they were going to scrap land-based missile defence in Europe.
• Enfin, dernier point à signaler, l’annonce qu’il y a, à Washington, un débat très intense sur les questions nucléaires, dont dépend évidemment le traité START-II. (Voir notre Bloc-Notes de ce 5 janvier 2010.) Cela signifie-t-il que le traité n’est pas encore bouclé, dans tous les cas du côté US, notamment et essentiellement sur les questions de volume des armements? On verra. (Encore faut-il prendre en compte, du côté US que la signature du traité ne signifierait en rien son existence légale puisqu’il faut sa ratification par le Sénat. Aux USA, où le pouvoir est largement éclaté en divers centres, où l’influence des groupes d’intérêts est très grande, la ratification d’un traité d’une telle importance serait soumise à un débat d’une longueur extrême, où toutes les influences pourraient jouer auprès de parlementaires notoirement corrompu – vénalement et psychologiquement. Par exemple, le traité SALT-II, signé en juin 1978 par Carter et Brejnev fut débattu pendant deux ans au Sénat, sans ratification et avec diverses initiatives d’amendements possibles; cela jusqu’à l’arrivée de l’administration Reagan, qui dénonça ce traité pour lancer un autre processus, aboutissant au traité START-I du 31 juillet 1991.)
@PAYANT Les événements rapportés ci-dessus indiquent que des facteurs fondamentaux nouveaux sont apparus dans le débat en cours entre la Russie et les USA sur les armements nucléaires stratégiques. Dans ce cas, plus que les faits des négociations eux-mêmes, nous intéressent les attitudes générales perceptibles des uns et des autres dans cette affaire importante, leur évolution essentiellement, depuis l’arrivée au pouvoir d’Obama qui a marqué la résurrection du processus de négociation stratégique entre les USA et la Russie. Les Russes, qui cultivent un certain formalisme dans les relations internationales mais en font également une référence des intentions et des attitudes psychologiques, avaient constaté qu’avec l’administration Bush tous les processus de négociations sur les armements entre USA et Russie étaient abandonnés, donc que ce domaine était soumis à l’unilatéralisme des ambitions hégémoniques. Danger Room rappelle la crainte qu’eurent les Russes de voir les USA rechercher la supériorité nucléaire, crainte qui s’exprima clairement à une occasion (un article de Foreign Affairs), dont nous nous fîmes l’écho le 31 mars 2006. Pour les Russes, la grande nouvelle avec l’arrivée d’Obama, c’était de découvrir qu’il y avait de retour à Washington une intention officielle affirmée, fondée sur une volonté au moins de réduction équilibrée des arsenaux nucléaires stratégiques des deux puissances, selon une coopération et une coordination réciproque à formaliser par traité.
A cette lumière, deux observations marquent “les attitudes générales perceptibles des uns et des autres”, mais surtout du côté russe, telles qu’elles ressortent des faits effectivement rappelés en tête de l’article.
• Certainement durant les neuf premiers mois de l’année, après des contacts préliminaires suivant l’élection d’Obama, les Russes exprimèrent une réelle confiance dans les intentions du président US. Le sommet de Moscou, en juillet 2009, quelque analyse qu’on donne des résultats, ne les déçut pas et suscita chez eux l’espoir d’une réelle coopération avec Obama dans la perspective de la terrible crise eschatologique de civilisation que nous affrontons. Ils avaient clairement l’impression que le nouveau président US, comme on dit, “tentait quelque chose” – dito, de modifier la politique bushiste de fond en comble, dans sa substance même – et la substance de toute politique US est la politique de sécurité nationale, cela depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale,. (On rappellera qu’une perception semblable existait à Washington, à propos de la bataille entre la “politique de l’idéologie et de l’instinct”, expression très heureuse trouvée par Harlan K. Ullman dans un texte que nous commentions le 29 mai 2009, et la “politique de la raison” qu’Obama voulait imposer contre la première. Ullman n’était pas optimiste sur l’issue de l’affrontement, avec, on le voit aujourd’hui, bien des arguments.)
• Depuis décembre, depuis la décision sur l’Afghanistan, le discours de réception du Prix Nobel de la Paix, après une période d’incubation de deux mois, les sentiments russes semblent s’être modifiés. La perspective d’un accord SALT-II avant la réception du Prix Nobel a été abandonnée, des “complications” semblent avoir surgi. Dans le couple Medvedev-Poutine qui forme l’équation actuelle du pouvoir à Moscou, c’est Poutine qui joue le rôle du plus ferme. Sa déclaration du 28 décembre 2009 fait partie de ce rôle. La question qu’elle soulève à la lumière de ce qui précède est de savoir si la remarque ne concerne pas plus ce que les Russes perçoivent de l’évolution d’Obama, de son pouvoir, de sa capacité d’action, notamment dans les questions de sécurité nationale, que les seuls anti-missiles où, effectivement, les Russes ont obtenu des satisfactions conséquentes.
Les Russes sont de fins connaisseurs de la situation US et de son évolution, notamment à Washington, bien plus que ne l’ont jamais été et ne le seront jamais les Américains de la situation russe. Dans cette occurrence, ceux qui sont “isolés”, “hors de la communauté internationale”, etc., ne sont pas ceux qu’on a coutume de dire; les Américains et leurs laquais habituels ayant coutume de dire cela des Russes, comme on le sait, selon la certitude qui les habite psychologiquement d’être à eux seuls “la communauté internationale”, et le reste devant s’y intégrer pour seulement exister.
Ce qu’observent les Russes chez Obama, c’est une évolution très nette, entre une tentative bien décrite par Ullman, et ce qu’ils commencent à juger comme l’échec de cette tentative. Pour eux qui sont à la fois réalistes et expérimentés à la lumière de l’Histoire, et contrairement aux thèses en vogue chez les anti-américains occidentaux, Obama n’est pas un “président programmé”. Cette idée-là existe dans l’esprit de ceux qui, prétendant lutter contre le matérialisme mécaniste de notre époque que le Russe Rogozine nomme “technologisme” et qui est représenté par l’américanisme (rapports mécanistes des forces, fonctionnement des pouvoirs selon instructions et rien d’autre, etc.), raisonnent comme si le monde était effectivement complètement sous l’empire de ce matérialisme mécaniste – et donc, eux-mêmes étant sous cet empire. En un mot qui est le contraire de cette attitude, pour les Russes la psychologie compte, et compte de façon substantielle la possibilité de l’évolution d’un homme placé au pouvoir suprême.
De même, les Russes pensent que la politique de sécurité nationale domine tout, comme c’est le cas aux USA, et en cela rencontrant ce que nous jugeons être une réalité évidente. Le fait qu’Obama ait choisi l’équipe économico-financière qu’il a choisie n’impliquait nullement qu’il fût un “président programmé”, mais qu’il suivait la tradition US où le pouvoir financier a toujours été imposé au pouvoir politique par les forces en présence (le cas de Franklin Delano Roosevelt étant la seule exception, et encore seulement pour la période exceptionnelle imposée par l’urgence de la situation de la Grande Dépression de sa première présidence, des années 1933-1937, où l’Amérique était, en 1932-1933, en cours d’effondrement – on lit cet épisode et notre interprétation dans notre texte «Le soleil noir de la Beat Generation», mis en ligne le 5 septembre 2007).
Pour les Russes, et nous faisons nous aussi cette analyse, il y a eu ce qu’on doit désormais nommer une “tentative” d’Obama de changer peut-être radicalement la politique de sécurité nationale entre janvier et août-septembre. Puis les forces diverses de pouvoir opposés à ce changement – c’est-à-dire l’essentiel du système – ont commencé à réagir et à reprendre le dessus, alors que lui-même, Obama, s’abîmait et se neutralisait lui-même dans le marigot de la bataille sur le Sécurité Sociale où se révélaient certains traits contradictoires de son caractère. (Il y a sans aucun doute dans son caractère une trop grande retenue, la croyance à la possibilité d’une réforme du système, l’incompréhension que, dans certaines situations exceptionnelles, la sagesse et la mesure paradoxales du caractère consistent à prendre des décisions audacieuses qui sembleraient en temps normal le contraire de la sagesse et de la mesure – bref, tout ce qui fait qu’Obama, qui aurait pu et du être un “American Gorbatchev”, simplement ne l’a pas été jusqu’ici.) Par conséquent l’échec de ce qui aurait été la tentative d’Obama qu’on décrit a commencé à prendre forme à l’automne et elle s’est concrétisée par certaines décisions et actes, en décembre 2009. La réaction d’Obama concernant le terrorisme et le Yémen confirme cette interprétation.
A cette lumière, la déclaration de Poutine montrerait que les Russes ont bien compris la chose et signalent à Obama qu’ils sont prêts à agir en conséquence. Si Obama ne se dégage décidément pas de la “politique de l’idéologie et de l’instinct”, eux-mêmes durciront leur propre politique à mesure. D’un autre côté, la même déclaration, qui s’adresse aussi bien aux forces qui tentent de contrecarrer les projets d’accord START-II, signale également à Obama que, s’il cherchait à nouveau à se dégager de l’emprise de cette même politique, les Russes seraient prêts à l’aider. Les Russes, à cet égard, sont de complets réalistes, s’adaptant aux changements des situations.
On observera combien subsiste et s’accentue cette analogie BHO-Nixon, sur laquelle nous avons insisté à deux reprises. Comme nous le signalions, les Russes (Brejnev) ont constamment cherché à soutenir Nixon, surtout en 1972-1974, contre ce qu’ils jugeaient être une attaque (un complot bureaucratique) de certains centres de pouvoir contre Nixon. (Comme nous l’avons signalé, l’ambassadeur Dobrynine exprime expressément cela dans ses mémoires : «So our inclination was to think that Watergate was some kind of intrigue organized by his political ennemies to overthrow [Nixon]. And, in Moscow, most of these ennemies were considered anyway to be the opponents of better relations [of the US] with the Soviet Union.»)
Bien entendu, nous répétons que la situation de 2010 est complètement, radicalement différente de celle de 1972-1974. Mais elle est peut-être plus encore inclinée vers des circonstances où les Russes pourraient à nouveau jouer ce rôle qu’ils jouèrent en 1972-1974. Obama paraît d’une certaine façon bien plus prisonnier que Nixon, après son échec initial de changer de politique, du Complexe Militaro-Industriel (CMI) qui représente la principale puissance en action dans la “politique de l’idéologie et de l’instinct” (bien plus que Wall Street, la Fed, etc.). D’un autre côté, le CMI est dans une crise complète, systémique, en pleine accélération, ce qui n’était nullement le cas sous Nixon. La situation est donc beaucoup plus caractérisée par les extrêmes, avec des possibilités de changements brutaux. Les Russes, plus que n’importe quelle autre école d’analystes, savent parfaitement cela, eux qui sont persuadés que les USA vont vers des situations de désordre où cette puissance risque même la dislocation, comme eux-mêmes ont connu avec la fin de l’URSS. Par conséquent, la position et les intentions d’Obama ne sont pas écrites dans le marbre, telles qu’elle ont évolué, et peuvent changer à nouveau aussi brusquement qu’elles ont changé cet automne. Dans ce cas, ils s’adapteront à nouveau.
Le traité START-II devrait être probablement signé parce que les deux parties se sont trop avancés et que les forces de résistance sont intervenues sans doute trop tard. C’est ensuite, au Sénat, que la bataille commencerait, et qu’Obama pourrait se trouver en position délicate dans cette affaire, et amené à envisager à nouveau des changements de politique, alors que la situation du CMI ne cesse de s’aggraver. Les Russes envisagent cette possibilité. Ils envisagent aussi les deux options extrêmes: que START-II ne soit même pas signé à cause de l’action plus forte que prévue des centres de pouvoir hostiles ou de la faiblesse plus grande qu’analysée d’Obama – ou bien que la situation US se dégrade soudainement dans un autre domaine, influant sur la position d’Obama et sur le sort du traité START-II. Eux-mêmes, d’ailleurs, les Russes, doivent tenir compte de leurs propres forces internes (les militaires), mais dans ce cas il y a une certaine corrélation: ils savent que l’Obama qu’ils peuvent et doivent aider est celui qui imposerait des termes audacieux à son propre CMI, ce qui satisferait les militaires russes.
De tout cela, nous concluons que les Russes sont aujourd’hui ceux qui, parmi les directions non-US, sont les mieux à même de juger de l’évolution de la situation aux USA, et de l’évolution d’Obama. Ils sont aussi ceux qui peuvent jouer le plus grand rôle d’influence dans cette évolution. Leur politique est claire: aider Obama si Obama veut changer les choses, se replier sur leurs seules position si Obama, comme c’est le cas aujourd’hui, devient prisonnier du système. Reste l’option de l’inconnu – et les Russes savent qu’elle existe – de l’emballement de la dégradation du système de l’américanisme. Par définition, l’option de l’inconnu, c’est l’imprévisibilité des événements à venir, pour la position des Russes comme pour le reste.
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