Les USA et le grand trouble

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Les USA ont connu, samedi, une grande journée de protestation qui ferait penser superficiellement (la chose est différente et plus complexe) à une atmosphère de “lutte des classes”, avec des manifestations dans de nombreuses villes du pays. L’événement inspirateur de ce mouvement, c’est le Wisconsin et sa capitale Madison, qui sont aujourd’hui le centre moteur des troubles qui agitent les USA sur l’idée de la défense des syndicats des services publics, et des dépenses publiques. C’est effectivement à Madison qu’a eu lieu la plus grande manifestation de cette journée, la plus importante (100.000 personnes) dans cette ville depuis les manifestations du temps de la guerre du Vietnam.

Selon le Los Angeles Times du 26 février 2011 : «Nearly two weeks into a political standoff, tens of thousands rallied in Madison and in dozens of cities around the nation to oppose a bill that would severely limit collective bargaining rights for most Wisconsin public employees.

»Joel DeSpain, spokesman for the Madison Police Department, said the rally — in steadily falling snow — drew between 70,000 and 100,000 and may have been the largest protest in Madison since the Vietnam War. “I've been around Madison for 50 years, and I have not seen anything like it so far,” he said.»

Parallèlement à ces manifestations, les protestaires de Madison ont remporté une victoire importante dans la nuit de samedi à dimanche. Le gouverner Walker avait ordonné leur évacuation du Capitole de l’Etat par la police, suite à un vote surprise de sa législature, mercredi, qui l’y autorisait. La police est intervenue mais, devant le refus de plusieurs centaines de personnes de cesser leur occupation, a annoncé qu’elle ne les y forcerait pas. (Dans RAW Story, le 27 janvier 2011.) «“A decision has been made to do what they’ve been doing all week long and that is to do everything to keep things peaceful and keep people safe,” Peg Schmidt, spokeswoman for the police command in the Capitol, told the Wisconsin State Journal Sunday evening. “There’s not going to be any forcible removal.” Officials say they hope to clear the building through voluntary compliance, though the possibility of protesters leaving of their own volition seems nebulous at best. Protesters continue to sing and chant “We Shall Overcome” and engage in ad hoc drumming…»

Il s’agit d’une montée de la tension, d’une radicalisation et d’une dynamique d'extension rampante du conflit au pays tout entier. Ces protestations viennent essentiellement, pour ce qui est de leur référence politique, de populations qui se disent proches des démocrates ou démocrates tout court et le sont naturellement. De leur côté, les républicains, qui sont représentés dans ce conflit par le gouverneur du Wisconsin Walker, loin de désavouer son maximalisme (Walker refuse de rien changer dans sa loi controversée, ni même d’en discuter avec les opposants), se regroupent autour de lui et de ses propositions qui ont déclenché le conflit. Le parti républicain, souvent identifié au Sud conservateur, est en train de passer sous l'influence des groupes politiques des Etats du centre (Middle West), eux-mêmes influencés en bonne partie par le dynamisme (surtout) et les conceptions de Tea Party. On trouve l’exposé de cette situation dans Politico.com, ce 27 février 2011.

«After a midterm election that turned the state’s congressional delegation upside down and delivered the governor’s office and the state legislature back to the GOP, Wisconsin Republicans now serve as the national party’s vanguard, spearheading the assault on the Democratic Party both in practice and in spirit.

»Gov. Scott Walker is the nation’s most-talked-about governor and a hero on the right for his attempts to roll back collective bargaining rights for state workers—a plan that would also strike a severe blow at the Democratic political apparatus.»

La situation est très caractéristique dans son asymétrie entre les deux ailes du “parti unique”, qui sont obligées de figurer dans un affrontement dont elles sont loin de tenir tous les fils, qu’elles sont loin de contrôler. Peut-être même ces deux ailes du “parti unique” sont-elles secrètement fort contrariées de devoir suivre un tel conflit, surtout à cause des conditions et des ambiguïtés de ce conflit.

• Le parti républicain est poussé à la surenchère par son aile radicale, venue de Tea Party mais qui ne représente pas tout le mouvement. Tea Party ne manifeste guère de réaction populaire dans cette affaire, comme si sa base était indécise sur l’attitude à prendre. Par contre, certains des élus républicains avec le soutien de Tea Party poussent les feux pour faire de la position et de l’évolution de Walker une ligne directrice dure, pour imposer au pays une nouvelle situation sociale et économique fondamentalement bouleversée. Les liens avec le Big Business, parfois exposés d’une manière scandaleuse (les frères Koch et le gouverneur Walker), sont assumés sans la moindre réserve ni retenue. Pour cette aile républicaine qui semble peser de tout son poids, il s’agit de l’occasion d’une transformation résolue et radicale des USA en un pays totalement débarrassé de l’emprise (pourtant bien faible aujourd'hui) de l’intevention publique. Il est à noter qu’en cette occurrence, c’est “la province” (les gouverneurs), c’est-à-dire les Etats, qui mène la danse contre Washington ; la représentation républicaine nationale, à Washington, semble à la fois plus réservée et plus contrainte.

• De l’autre côté, les événements prennent une dimension nationale remarquable et puissante. Le mouvement est nécessairement, naturellement dirait-on, d’obédience démocrate mais il l’est d’une façon ambiguë. Le mouvement conteste une poussée qui renvoie au Système, représenté en l’occurrence par les républicains radicaux. Il s’exerce contre une dynamique et des conceptions radicales qui peuvent presque se réclamer d’une légitimité, dans tous les cas d’une légitimité renvoyant au Système. En effet, la poussée maximaliste républicaine prend sa source dans le radicalisme de la “politique de l’idéologie et de l’instinct” mise en place depuis 9/11, l’aspect extérieur prédominant jusqu’ici passant dans ce cas important au niveau intérieur US avec des projets de bouleversements radicaux des rapports sociaux et de de destruction de l’interventionnime étatique. Pourtant, cet effacement de l’aspect extérieur est symboliquement, c’est-à-dire puissamment, contrecarrée, d’une remarquable façon contestatrice du Système au contraire de la “politique de l’idéologie et de l’instinct”, par la référence constante qui est faite par la contestation de Madison à la chaîne crisique entamée par les événements de Tunisie et d’Egypte (l’“axe Madison-Le Caire”), et dans laquelles les protestataires de Madison s’inscrivent sans hésitation. (Cette référence est d’abord d’ordre psychologique, le plus important.) D’une certaine façon, pour la situation par rapport au Système, on dira que le mouvement, même s’il lui est opposé d’un point de vue idéologique, poursuit l’action de Tea Party dans une configuration qui se rapproche de celle d’un “système antiSysème”. Pour ces diverses raisons qui lui donnent l’impression, sans doute encore inconsciente, que le mouvement a effectivement cette dimension antiSystème, la direction démocrate soutient avec une certaine réticence ce mouvement qui se réclame naturellement du parti démocrate ; cela est largement illustré par la réserve d’Obama, qui devait se rendre dans le Wisconsin et qui a annulé cette visite. (Une manifestation locale faisant partie du mouvement, dans le Mississipi, s’est faite ce samedi sous le slogan «Where are you, Mr. President ?».) Par contre, denombreux élus démocrates manifestent, pour leur compte, d’ailleurs avec certains élus républicains, un soutien zélé et enthousiaste du mouvement, mais dans un désordre significatif. Si le mouvement est appuyé sur le parti démocrate, il sert aussi à montrer des divisions potentielles dans l’establishment démocrate et il peut avoir un effet fractionnel et déstabilisant dans cet establishment, comme Tea Party l’a eu pour l’establishment républicain.

Enfin, on répétera (cela vaut pour les démocrates et pour les républicais) combien ce mouvement, comme l’était et le reste encore Tea Party lui-même, a, de facto et naturellement plus que d’une façon organisée, un aspect centrifuge. Le “centre” wahingtonien est sur la réserve et dans l’embarras, tentant de faire entrer ce mouvement dans le schéma classique de la bataille pré-électorale de 2012 alors qu’il est manifeste que nous sommes au-delà de cette cuisine politicienne. L’activisme radical se manifeste dans la “province”, au niveau des Etats et des gouverneurs, rejoignant par conséquent le cœur et la structure même du pays. Le mouvement épouse effectivement de plus en plus, d’une façon potentielle mais qui pourrait rapidement et violemment se concrétiser, les lignes de la fragilité structurelle fondamentale des USA, – qui est celle de sa cohésion et de la contestation centrifuge du “centre”.


Misen ligne le 28 février 2011 à 05H35