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1843Nous accordons une attention constante au talent de commentateur de Harlan Ullman. C’est lui le premier, pour notre compte, qui a bien éclairé la substance de la politique américaniste développée depuis 1999-2001, avec une bonne préparation dans les quatre années précédant 1999, et qu’il décrivit fort bien comme la “politique de l’idéologie et de l’instinct” (voir notre texte du 29 mai 2009, avec également une identification de Ullman au cœur de l’establishment washingtonien, donc le contraire d’un “dissident” dont le jugement est nécessairement coloré d’antiaméricanisme, plus justement décrit comme une approche antiSystème). C’est lui, Ullman, qui a bien décrit la façon dont Obama poursuivait, en l’améliorant, en la sophistiquant, cette même “politique de l’idéologie et de l’instinct” (voir le 16 février 2012). Il nous a donc fourni un matériel précieux, contribuant à l’élaboration de notre concept général de la politique-Système (voir le 17 novembre 2012), dégagé des contingences américanistes (Bush, Obama, leurs politiques, etc.) pour établir un champ général de tentative d’explication de l’évolution actuelle.
Le commentaire d’Ullman a pris un tour plus spécifique, à côté de l’appréciation de la politique américaniste, qui est celui d’une critique de la situation politique à Washington. En fait de “critique”, nous parlerions plutôt, avec ce texte du 30 janvier 2013 (Spacewar.com/UPI), d’un commentaire quasi-mortuaire sur l’agonie du système politique washingtonien, dont Ullman estime manifestement qu’il est désormais dans une phase accélérée et, lui semble-t-il, sans espoir d’échapper à son destin. L’intérêt de ce commentaire d’Ullman est, dans ce cas également et comme sa critique de la version US de la politique-Système, qu’il se place dans une continuité d’appréciations sur l’état du gouvernement US, du système washingtonien. Le premier commentaire significatif de lui dans ce domaine date, pour nous, de mars 2010 (voir le 18 mars 2010), où Ullman constatait le blocage des institutions de la direction politique washingtonienne, donc la paralysie du gouvernement en général, rapprochant ainsi les USA de la situation d’un “État failli”, ou “failed state”. Il donnait sa contribution à un constat qui commençait alors à devenir général selon lequel le système (washingtonien) était désormais brisé (“The system is broken”). Dans ce texte du 30 janvier que nous commentons aujourd'hui, Ullman confirme au centuple et constate effectivement l’avancement du mal vers l’agonie.
• Il y a d’abord un constat sur l’état des choses, dans la situation actuelle, et les conditions qui font que le schéma américaniste initial, le fameux système de “check & balance” institué par les Pères Fondateurs au XVIIIème siècle, ne fonctionne plus. Ce schéma est basé sur la nécessité absolue du compromis, comme l’indique l’expression, entre ce qu’on pourrait nommer aujourd’hui “les deux ailes du parti unique” (démocrates et républicains). C’est le contraire qui s’est imposé peu à peu, jusqu’à arriver à une situation d’impossibilité absolue de compromis entre ces deux ailes.
«The United States is very much at a dangerous inflection point. And the trajectory isn't good. How the United States arrived at this juncture is less important than what, if anything, can be done to reverse this decline. Two outcomes are sadly predictable. Future U.S. expectations will be dramatically curtailed and the collective standard of living will decline possibly precipitously over the next decades.
»The overarching and unanswerable question is whether a political system of checks and balances designed by the best minds of the 18th century can tolerate or survive the rigors and pressures of the 21st century. To work, checks and balances need compromise. Unfortunately, both political parties have allowed compromise to become overwhelmed by partisan ideology and have turned U.S. politics into a zero sum game in which the objective is to destroy the opposition at virtually any cost…»
• Il y a ensuite une description plus historique de la situation. Il faut ainsi noter l’évolution par rapport au texte référencé du 18 mars 2010. Dans ce texte, Ullman comparait implicitement, en gravité, la crise actuelle aux principales crises qu’ont connues les USA dans leur histoire. Cette fois, Ullman observe implicitement que la crise actuelle est la plus grave, et admet implicitement qu’elle est sans solution. Le “But” dans l’extrait ci-dessous est caractéristique de cette pensée, d’autant qu’Ullman fait de cette “crise” un enchaînement de plusieurs crises depuis le Vietnam, dont aucune ne fut résolue, ce qui finit effectivement par ressembler à une situation tendancielle d’effondrement.
«The United States has faced prior political crises, the Civil War being the worst. Between world wars, the United States was largely isolationist. Pearl Harbor forced the Americans into action and 40 years of Cold War provided some constraints to the centrifugal political forces that have become so divisive. But Vietnam, Watergate and the last 20 years of past presidents who eren't ready nor experienced enough for the job (along with two disastrous wars) have contributed to seemingly unbridgeable ideological divides crippling the United States' capacity to govern.»
• Une analyse générale des conditions du blocage suit, avec les problèmes majeurs, les remèdes qu'on devrait raisonnablement tenter d’y apporter, l’impossibilité de plus en plus chronique qu’il y a de seulement envisager la possibilité de s’orienter vers ces remèdes. D’où sa conclusion, avec les quelques lignes ci-dessous dont la première résume à elle seule le reste, dans un sens tragique : “Que peut-on faire ? La réponse tragique est ‘rien’”…
«What can be done? The tragic answer is nothing.
»The president retains a dominant position even though Republicans control the House. In essence, his inaugural address was a campaign speech and call to arms for Democrats to advance his agenda with or without bipartisan support. Meanwhile, the Republican Party resembles a rudderless ship adrift in heavy seas with neither charts nor workable compasses.
»At some point, debt and deficits will matter. At some point, one of these international hotspots could explode. If those explosions are severe enough, perhaps some measure of bipartisanship will re-emerge. But don't bet the farm on that happening.
»U.S. politics are in a dangerous downwards spiral. And no one is at the controls.»
L’intérêt du texte de Ullman est aussi, par contraste avec certains de ses textes précédent, l’absence de ton polémique. Le commentateur examine les choses avec sérieux et insiste sur les possibilités d’arrangement, des mesures nécessaires pour résoudre les énormes problèmes pendants, qui lui semblent évidentes si les temps étaient ceux d’un fonctionnement normal de la machinerie politique héritée des Pères Fondateurs. Les temps ne sont pas ceux d’un “fonctionnement normal”. Alors, son verdict est implacable, lorsqu’on considère qu’il est justement écrit hors de tout esprit polémique : “Que peut-on faire ? La réponse tragique est ‘rien’”.
Nous interprétons ce “rien” dans deux sens, qui constituent les deux causes fondamentales de la crise du gouvernement (de la direction politique) des USA, qui s’avère ainsi bien plus qu’une crise… La première cause est celle du fondement, qui est dite in fine (sans qu’on puisse savoir si Ullman réalise parfaitement la chose), lorsque Ullman constate qu’entre les deux Guerres mondiales les USA furent isolationnistes, mais que Pearl Harbor puis la Guerre froide écartèrent par la mobilisation imposée les “forces politiques centrifuges” qui sont aujourd’hui absolument destructrices («Pearl Harbor forced the Americans into action and 40 years of Cold War provided some constraints to the centrifugal political forces that have become so divisive»). Il y a là une prudence de langage ou bien, et ce serait plutôt le cas, une autocensure de l’homme de système qu’est malgré tout Ullman. Son énoncé semblerait dire que c’est l’isolationnisme qui avait exprimé ces “forces politiques centrifuges” qui furent ensuite contenues et écartées par la mobilisation Guerre mondiale + guerre froide. En réalité, l’isolationnisme ne représente en rien l’expression d’une crise, non plus qu’il n’est une crise en lui-même, puisque ce fut la posture naturelle des USA jusqu’en 1917, reprise aussitôt, en 1919-1920, dans une Amérique pourtant triomphante jusqu’en 1929. Les “forces politiques centrifuges” contenues et écartées à partir de 1941 n’étaient pas dues à l’isolationnisme, mais à la Grande Dépression qui menaçait le système capitaliste lui-même, et, évidemment, la cohésion et l’unité des USA. La Deuxième Guerre mondiale et la suite n’ont pas transformé le capitalisme ni le système, ils ont permis effectivement de “contenir et [d’] écarter” l’effondrement final. Le mal inhérent au système capitaliste et à la fragilité de la cohésion des USA a demeuré, et il s’est exprimé avec une force grandissante depuis la fin de la Guerre froide. En effet, aucun substitut sérieux n’a pu être trouvé aux “Ennemis” fondamentaux que les USA affrontèrent durant la Deuxième Guerre mondiale et la guerre froide, et qui imposèrent une mobilisation suffisante pour écarter les problèmes de fond. (Jugement bien entendu prémonitoire du Soviétique Arbatov disant aux USA, en mai 1988, dans une interview : «Nous allons vous faire une chose terrible, nous allons vous priver d’Ennemi.» Voir le 23 janvier 2010 et le 4 février 2010.)
Ce dernier point nous amène à la deuxième “cause fondamentale”. La recherche effrénée d’un substitut aux “Ennemis” perdus après la fin de la guerre froide s’est faite dans le sens qu’on sait, notamment avec le terrorisme comme substitut, – épisodiquement aussi, la Chine, voire la Russie, – mais dans tous les cas sans jamais provoquer d’effet mobilisateur notable et durable au niveau de la psychologie américaniste, sinon des effets négatifs de terrorisation ou de contestation. La cause en est bien entendu qu’il s’agit au départ, dans tous ces cas, de fabrications complètes, à la différence des périodes précédentes qui étaient marquées par certaines réalités idéologiques et géopolitiques puissantes. Mais cette fabrication elle-même a distillé le poison qui interdit une réparation du système washingtonien par le rétablissement de l’art subtil et souvent faussaire (dans le cas US) du compromis : le développement effréné du système de la communication. Ce fut le cas pour fabriquer un nouvel “Ennemi”, avec le ratage qu’on sait. Parallèlement, le système politique lui-même se mit au diapason de ce développement effréné du système de la communication, avec un apport massif et constant d’argent pour utiliser la communication, ce qui implique une sorte d’état de concurrence permanente, une sorte de campagne électorale sans jamais aucune trêve, soit l’affrontement permanent, l’exacerbation extrémiste, l’impossibilité du compromis… Ce qu’Ullman exprime de la sorte, en rappelant la catastrophique intervention de la Cour Suprême du début 2010, donnant toute latitude au corporate power d’intervenir financièrement, à ciel ouvert et en permanence, pour soutenir ses mandants politiques (mandants par le fait de la corruption, certes). Cette décision (voir le 22 janvier 2010), qui apparaît ainsi comme un suicide politique du système par ses propres vices (équation surpuissance-autodestruction), intervint alors qu’une élection partielle dans le Massachussetts ouvrait la phase actuelle d’affrontement extrémiste entre ”les deux ailes du parti unique” (voir encore le 22 janvier 2010).
«Contributing to this political descent, the White House has understandably shifted its powerful campaign apparatus to supporting the president's political agenda. And given the Citizens vs. United Supreme Court decision that permits virtually unlimited campaign spending for political purposes, the Republicans will counterattack with their political action committees armed with hundreds of millions of dollars. Hence, the United States is damned to a condition of permanent campaigning on all issues of political import. And talk radio, cable television and thousands of blogs and bloggers will weigh in to distort and demean the opposition adding further fuel to this political conflagration.»
Ullman campe parfaitement la crise de la direction politique washingtonienne prise dans un étau qui la paralyse et la réduit à l’impuissance : d’une part la nécessité absolue du compromis (de plusieurs compromis) entre “les deux ailes” à cause de la pression terrible des crises diverses qui pressent le pays (la dette, la situation économique, l’inégalité sociale catastrophique, la discorde intérieure, la politique extérieure…) ; d’autre part l’impossibilité absolue du compromis à cause de la dynamique irrésistible du système de la communication, alimentant l’antagonisme et réduisant cette direction à un affrontement permanent et en état de radicalisation permanente. (Aucune des “deux ailes” n’est épargnée par Ullman. Il critique aussi bien la posture oppositionnelle presque nihiliste d’un parti républicain sans direction et laissé aux pressions de ses tendances les plus extrémistes, que la posture partisane irresponsable des démocrates et du président lui-même, dont le discours d’inauguration de son deuxième mandat est qualifié de la sorte par Ullman, – jugement extraordinaire pour une cérémonie qui devrait être “en essence” bipartisane : «In essence, his inaugural address was a campaign speech…»). Les USA sont donc ainsi eux-mêmes pris dans un étau, dont l’effet ne peut être que l’“effondrement par dissolution”, – dissolution des USA et/ou dissolution de la direction politique : d’une part l’avancement des crises internes dont l’effet centrifuge ne peut qu’accélérer très rapidement, d’autre part la paralysie et l’impuissance du pouvoir enfermé dans son affrontement suicidaire face à ces crises. Reste à savoir par où, par quel biais, par quel événement rupturiel, s’exprimera pleinement cette situation d’“effondrement par dissolution”.
Mis en ligne le 31 janvier 2013 à 07H28
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