Les USA, notre aveuglement-fasciné

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 1988

Les USA, notre aveuglement-fasciné

5 mai 2008 — Le plus remarquable dans notre univers modernisé, moralisé et constamment entraîné à la satisfaction de lui-même, essentiellement à l’Ouest, c’est sans aucun doute l’aveuglement. C’est aussi le signe classique des grandes décadences et des décadences accélérées. Nous sommes vraiment dans une très grande décadence et nous nous y précipitons à une très grande allure.

Le silence religieux qui accompagne l’évolution de la situation devra être décrit, pour ceux qui ont l’oreille fine, comme aussi assourdissant que les préparatifs de l’apocalypse. Dans les réunions internes de la plupart des grands corps politiques comme dans les colonnes des journaux institués, l’auto-censure concernant la réelle gravité des conditions politiques aux USA est une règle d’or, presque un signe de la politesse nécessaire à leur bonne tenue. Certes, il y a d’autres chats à fouetter, comme ces dernières semaines nous ont montré; le débat furieux sur le Tibet et le sort de la flamme olympique en sont un exemple, et l’on comprend que des âmes, bonnes et vertueuses, et en mal de “bonnes causes”, s’émeuvent à ce propos jusqu’au bouleversement de l’émotion, bien plus qu’à propos du sort des USA. Cette réactualisation involontaire mais minutieuse dans le montage comme une horlogerie de l’antique discussion sur le sexe des anges est une marque convaincante de ce qui ne peut être défini autrement que comme la dissolution radicale, comme passée à l’équarrissage d’un acide diabolique, de la fermeté du caractère et de la responsabilité de l’esprit.

Voyez qu’il n’est même plus question de servilité (des Européns vis-à-vis des USA) ou de toute autre faribole de la sorte. Il est question d’une démission sans préavis, sans état d’âme, sans rien, du devoir de la responsabilité de nos directions politiques sur le fondement et les perspectives fondamentales de quelque sujet d’importance que ce soit, et d’abord les plus graves d’entre eux. Il semble que les caractère ont acquis la tenue et la rectitude d’un éclair au chocolat. (Référence à cette immortelle définition du président McKinley par son vice-président Theodore Roosevelt: «Il a autant de colonne vertébrale qu’un éclair au chocolat.»)

Un amiral, chef d’état-major des forces armées des USA, parle comme un général turc à la veille d’une élection présidentielle en Turquie, avertissant tout le monde, y compris son propre pouvoir politique, de l’extrême volatilité de la période et de son intention de veiller au grain, y compris sur le processus politique en cours aux USA, – et qui s’en émeut? Non que nous en ayons contre l’amiral Mullen, loin de là et même au contraire, mais parce que simplement l’amiral Mullen se permet d’ouvrir les yeux sur la situation de son pays, cette “hyperpuissance” dont, paraît-il, dépend l’équilibre du monde. Nous pourrions en profiter pour ouvrir les nôtres, mais non...

«The transition is unlikely to be smooth, predicted Mullen, who assumed his position seven months ago for a two-year term. He said he hopes to offer a stabilizing influence as a military leader who will bridge two administrations. “We will be tested. . . . I'm preparing that this country will be tested, and I have a role in that regard, certainly providing advice to whoever the new president's going to be,” he said.»

Tout cela est écrit dans le Washington Post, organe au-dessus de tout soupçon et de tout repos pour nos élites. N’est-ce pas un langage de crise? N’est-ce pas l’intervention d’un chef militaire annonçant: nous sommes dans un temps de crise («a time of vulnerability») et, s’il le faut, je prendrai mes responsabilités? Combien y a-t-il eu de commentaires en profondeur sur ces déclarations en Europe? Combien de journaux se sont empressés d’en faire leur grand titre? Combien de présentateurs TV...? Il y avait les défilés du 1er mai et les routes de vacances encombrées. On a les priorités qu’on peut.

Vont-ils s’apercevoir que le processus politique aux USA est en train d’évoluer vers un blocage en pleine campagne des élections présidentielles? L’article du Times du 2 mai que nous commentions le même jour, est un parmi vingt autres à partir duquel nous devrions tirer des analyses et des conclusions plus larges sur les dangers qui guettent la structure institutionnelle des USA. (Le Times, d’ailleurs, s’en garde bien. Même ceux qui diffusent les informations qui devraient nourrir cette sorte d’analyse se refusent absolument à y réfléchir, – ou à s’y risquer, – question de conformité intellectuelle.)

Comment se sortir d’un tel imbroglio, – surtout du côté démocrate, où l’élimination de l’un ou l’autre candidat conduira inévitablement à des remous, – sans risquer une tempête dans un sens ou l’autre? Sans risquer des remous populaires ou des prolongements inattendus pouvant conduire à un blocage institutionnel? Et, pendant ce temps, au pouvoir, une direction dont la marque est à la fois l’impuissance, l’impopularité, l’aveuglement, et une stupidité sans mesure dans l’appréciation des tensions du monde, et qui ne rêve que de précipiter un autre conflit où la puissance US pourrait se voir confrontée à l’enchaînement d’une défaite militaire indirecte majeure.

Le refus d’un destin tragique des USA

Comment un tel aveuglement est-il possible? Parce qu’il y a là une attitude psychologique qui représente un cas assez unique dans l’histoire, compte tenu des moyens sans nombre qui nous sont donnés de voir la chose. Qu’on ne nous parle ni de complot, ni de servilité, ni de rien de la sorte car l’heure de ces vices de la politique courante, même s’ils existent et persistent comme l’acné dont on ne se débarrasse pas, leur heure est passée. Il reste la réalité nue, qui est une attitude psychologique sans exemple.

Précisons notre propos. L’aveuglement dont nous parlons n’est absolument pas celui de la méconnaissance par sottise ou du refus inconscient de la connaissance par réflexe pavlovien d’enfermement du jugement. Le cas existe évidemment car les caractères faibles et les psychologies pauvres abondent. A côté, il existe de-çi de-là, et de plus en plus, nous en avons l’écho assuré, des esprits placés dans les rouages des pouvoirs ou fort proches qui commencent à réaliser et à mesurer la monstruosité de la crise US qui se développe (et des autres crises également, parallèlement) et l’abîme où ce mouvement convulsif conduit cette puissance. Leurs constats sont crépusculaires et leur conclusion désespérée par l’absence de réponse à cette question: que faire?

A côté de ces divers cas individuels existe une consigne générale non écrite, justifiée par un réflexe de refus du réel, qui est celle de l’emprisonnement volontaire du jugement; et cette consigne, en général, passe bien, elle nous conforte, elle nous berce comme une contine fait pour un nouveau-né trop pressé, elle nous rendort si parfois nous vient la faiblesse d’ouvrir un oeil; elle passe si bien, enfin, qu’il serait manifeste qu’elle correspondît à un désir profond, on dirait presque de l’ordre du psychanalytique. Peut-être est-ce le désir presque innocent de refuser le meurtre du père que serait la mise en cause de l’Amérique? Tout se passe comme si notre fascination pour l’Amérique réglait notre pensée, notre jugement et notre réflexe vital. Depuis qu’une partie de nous-même s’est révoltée il y a quelques siècles contre nous pour créer, “fabriquer” l’Amérique là-bas, contre les us et coutumes du père ainsi abandonné, notre fascination entretemps suscitée par cet artefact historique et monstrueux mais paré des atours trompeurs de notre propre vertu moderniste, aurait transformé le fils indigne et monstrueux en père magique, dont les excès et les extrêmes que notre tradition a toujours rejetés ont fait de lui un modèle fascinateur.

Il est en effet impossible de comprendre notre attitude générale et courante vis-à-vis de l’Amérique, à nous Européens, et particulièrement dans nos élites, si n’entre pas en jeu cette dimension psychologique (psychanalytique) de fascination. Ce constat n’est pas infifférent. Il paralyse nos politiques et laisse le champ libre à l’Amérique. Jusqu’alors, cela assurait sa puissance. Aujourd’hui, ce serait plutôt l’inverse, et peut-être est-ce la revanche de l’Histoire. L’absence de frein contre son action, sa politique, ses tendances, notamment de la part des “amis” et autres serviteurs (européens), laisse désormais l’Amérique sur une course catastrophique.

D’autre part, notre refus d’apprécier le destin catastrophique de l’Amérique est aussi le refus d’une pensée eschatologique qui, seule, aujourd’hui, pourrait nous donner l’audace de penser la crise du monde qui est la crise de notre civilisation (la crise des USA, c’est déjà tout cela). La pensée eschatologique a ceci d’intéressant qu’elle ne nous oblige pas à offrir une prévision rationnelle aux suites des catastrophes que la situation générale nous conduit à envisager, à donner un “après”. En effet, ici se trouve le noeud de notre impuissance actuelle, notamment à penser la crise des USA (et aussi, dans un même mouvement, d’autres crises comme la crise climatique). Notre mode de pensée implique qu’en pensant une crise à venir, nous offrions aussitôt une prévision de son “après”. La pensée eschatologique ne nous met pas dans cette obligation.

Il est aujourd’hui impossible de penser un “après” d'une crise d’effondrement des USA, par exemple, – mais exemple central, bien entendu. (C’est un des très rares reproches que nous adresserions au groupe LEAP/E2020 et sa Lettre confidentalle “GAEB”, par ailleurs remarquable dans ses prévisions économiques et largement référencé chez nos lecteurs: la nécessité où les auteurs se croient justifiés, sinon obligés, en prévisionnistes conséquents, de décrire un “après la crise”. Annonçant une catastrophe majeure aux USA [la “Très Grande Dépression”] tout à fait concevable et justifiée, ils précisent qu’il faudra 10 ans aux USA pour assainir leur situation et revenir à une situation normale.) Si les USA s’enfoncent dans une immense crise s’apparentant à un effondrement, c’est un événement eschatologique pour le système mondial. Tout sera changé et plus rien ne sera pareil à ce qui précéda, et nous entrons dans l’inconnu. Le futur est ainsi décrit d’un mot (“inconnu”) et vouloir faire une prévision relève non pas de la gageure mais de la gratuité futile et nécessairement (même si involontairement) trompeuse. La pensée eschatologique permet d’apprécier cette probabilité sans la soumettre au crédit incertain d’une prévision postérieure à l’événement qu’elle décrit, qui relève alors du hasard divinatoire.

Il reste que nous atteignons le coeur d’une époque d’affreux déséquilibre psychologique entre une “pensée officielle” qui s’interdit le mode de pensée eschatologique et une pensée tout court qui n’ose pas encore l’aborder franchement, et une psychologie qui en est imprégnée chaque jour un peu plus. C’est le dernier acte possible de censure, ou plutôt d’auto-censure de cette civilisation.