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1506RT-France (Russia Today) s’est adressé à un expert incontestable des affaires méditerranéennes, reconnu en France comme tel et unanimement respecté, Kader A. Abderrahim (chercheur associé à l'Iris, spécialiste du Maghreb et de l'islamisme, maître de conférences à Sciences-Po Paris, auteur de divers ouvrages, etc.). Le thème proposé est celui de la crise migratoire (ce que nous nommons GCM pour Grande crise Migratoire), et notamment les rapports de cette GCM avec l’intervention du bloc BAO, France incontestablement en tête, en Libye en 2011. Le verdict de monsieur Abderrahim ne fait aucun doute, puisqu’il le répète à deux reprises : «Il y a une relation directe, de cause à effet... [...] Donc oui, encore une fois, il y a une relation directe, de cause à effet, entre les interventions militaires occidentales depuis 30 ans, le chaos qui a été provoqué et la situation actuelle des migrants.»
La France et ses acolytes ont donc accumulé les sottises, dont ils paient aujourd’hui les effets. Ce qui paraît peu ordinaire au chercheur, c’est l’espèce de paralysie dans laquelle se trouvent plongés ces pays, et particulièrement la France, qui encaissent sans broncher la crise migratoire sans chercher ni à comprendre, ni à agir. Abderrahim juge en effet qu’il y a diverses actions possibles, ne serait-ce que l’organisation d’un blocus des côtes libyennes pour empêcher le trafic du pétrole libyen, qui sert principalement à la trésorerie de Daesh et alimente le désordre libyen, lequel constitue le principal moteur de l’émigration massive du pays. Les termes employés par Abderrahim sont très caractéristiques, notamment un terme comme “tétanisé”, qui concerne notamment la France dont l’expert nous dit pour terminer que son comportement est une énigme («La question fondamentale est de comprendre pourquoi la France ne pèse pas de tout son poids, de toute son histoire, de tout l'appareil diplomatique dont elle dispose pour résoudre cette crise après avoir provoqué cette guerre. C'est une grande énigme pour moi mais malheureusement je n'ai pas de réponse...»). L’on sent bien, avec de tels propos, que l’on ne se trouve pas sur le champ habituel de la politique, avec ses erreurs, ses succès, etc. Non, il semble bien qu’il y ait quelque chose d’autre, ce qui est qualifié effectivement de “grande énigme”, – et nous acceptons sans aucun doute cette sorte de propos. La sottise et l’aveuglement des dirigeants en place, bien qu’elle soient absolument considérables, n’expliquent pas tout.
Notre hypothèse, nul ne s’en étonnera, est que nous nous trouvons bel et bien devant une direction politique qui s’est transmutée en une direction-Système au sens le plus large du mot, c’est-à-dire une direction qui n’a plus aucune capacité principielle, plus aucune référence renvoyant à un principe qui fonde la légitimité et l’autorité d’une direction politique ; et, dans ce cas, l’intelligence de la situation évolue à mesure... Ce propos vaut essentiellement pour les deux ailes du “parti unique”, – ce que les opposants nomment UMPS, – et il vaut pour les autres pays de l’UE en général, comme il vaut pour les USA où l’on trouve également ce “parti unique” avec ses deux ailes, démocrates et républicains. L’évolution vers la situation présente a pris un certain temps et, pour la France, la présidence Sarkozy a constitué une partie importante du développement du processus. Au reste, il est heureux pour la démonstration que l’attaque contre la Libye ait eu lieu sous la présidence Sarko, et que sa conséquence dans le fait de cet aspect libyen de la GCM se manifeste sous la présidence Hollande ; il est ainsi d’autant plus démonstratif qu’aucune allusion, jusqu’à la plus minime, ne soit fait au sein de la direction-Hollande pour charger la direction-Sarko, qui a entrepris l’attaque contre la Syrie, de sa responsabilité première dans la crise migratoire actuelle. Les deux directions sont totalement solidaires en l’occurrence dans la responsabilité originelle, et d’ailleurs cette responsabilité est nulle et non avenue puisque l’expédition contre la Libye continue à être considérée, officiellement mais aussi fondamentalement, à la fois comme totalement justifiée, à la fois comme un succès complet, quelque chose dont la France doit être absolument fière... Sottise et aveuglement, même dans le registre des tonnes de cette sorte de traits de l’esprit, ne suffisent vraiment pas à expliquer ce qui se passe.
La situation actuelle des directions-Système, et celle de la France en particulier, – car elle est, dans ce registre, certainement l’une des plus performantes, – est celle d’un autisme compliqué d’une compartimentation extrême de l’instrument du jugement. Ce qui a été présenté sous la forme d’une narrative triomphante avec l’apparat habituel (en général une pièce ou un film-documentaire de BHL) ne peut être contredit par quelque réserve que ce soit, suivant en cela l’impératif déterminisme-narrativiste. Ainsi n’a-t-on envisagé il y a quelques mois, pour un temps et pas très longtemps car la paralysie “tétanisée” est partout présente, qu'une action militaire contre les passeurs de migrants, ce qui conduisait à circonscrire l’action à la seule question de la migration, sans interférer en aucune façon sur la cause de cette migration. Ce que propose Abderrahim, par contre, sort de la seule sphère de la migration en abordant un sujet (Daesh en Libye, se finançant avec le pétrole libyen) qui pourrait conduire l’un ou l’autre esprit qui s’aventure encore sur le territoire terriblement dangereux de l’enchaînement de cause à effet à observer que l’un des effets de l’intervention en Libye a été d’ouvrir à Daesh, – qui s’est développé entretemps l’on sait comment, – une source de financement dégagée par l’intervention. (Pensez donc ! Certains mauvais esprits avaient été jusqu’à conclure qu’on attaquait la Libye pour que les pétroliers occidentaux puissent disposer à volonté du pétrole libyen.)
Si l’on prend le problème sous cet angle, on arrive aisément à la conclusion que la “grande énigme” de l’inexistence de la France dans cette crise qui la concerne directement et dont elle est directement la cause n’en est plus une. L’explication revient simplement à admettre que la France telle que nous l’avons connue (“tout son poids, [...] toute son histoire, [...] tout l'appareil diplomatique dont elle dispose”) n’existe plus. La France s’est littéralement volatilisée. Désormais, elle s’en remet à l’UE, éventuellement à l’ONU, éventuellement avec empressement aux États-Unis, mais elle trouve dans toutes ces instances, et notamment dans cette crise des migrants, bien autant de paralysie qu’elle en montre elle-même. Désormais, la France n’a plus d’histoire, elle n’a plus d’appareil diplomatique qui ne soit autre chose qu’une chambre d’enregistrement des différentes consignes-Système, elle n’a plus de poids et flotte dans l’atmosphère, dans les gaz divers, comme une sorte d’objet éventuellement non identifié puisque les diverses mémoires consultées, fixées bien entendu dans l’instant présent (le “grand Now”), n’ont strictement rien qui puisse tenir lieu de souvenir de ce que fut la France.
Cette absence complète de vision, de prévision, d’appréciation, cette absence complète de stratégie qui rejoint effectivement le même vide que l’on a constaté à propos des USA (voir le 15 août 2015), conduisent d’une façon assez naturelle, sans tapage excessif dirions-nous, à des situations catastrophiques par rapport à ce qu’on attendait de grandes difficultés dans la période, en ramenant toute l’action humaine à des automatismes-Système. Ainsi les diverses “politiques” et autres “stratégies” d’apparence humaine, ne sont plus en réalité que des éléments qui s’insèrent dans l’évolution eschatologique générale que l’on a implicitement envisagée au début du siècle en même temps que l’on commençait à mesurer les conséquences concrètes et opérationnelles de l’énorme crise de l’environnement/crise climatique. Le gouvernement des hommes, dans tous les cas de cette partie-humaine-là (le bloc BAO), devient une partie intégrante de l’évolution eschatologique générale que connaît notre civilisation, en l’accélérant bien entendu, en en rapprochant les échéances de manière catastrophique.
Ainsi, ce jugement que nous faisions le 4 août 2015 sur la question de la migration peut-il être repris, mais en le complétant avec l’hypothèse fortement affirmée que les acteurs humains ne le sont plus vraiment. Les acteurs humains, qu’on peut désormais décrire comme des figurants robotisés, sont vraiment devenus des instruments du système, et par conséquent des instruments au service de la Grande Crise générale dont on espère avec ferveur qu’elle est celle de l’effondrement du Système, certes ; ils observent la Grande Crise de la Migration sans rien en dire de particulier, en causant du nombre de tentes disponibles pour loger les migrants, de la nourriture éventuellement à leur distribuer, et surtout, surtout, des sentiments humanitaires qu’il faut continuer à entretenir avec ferveur ; en effet, il nous reste, en France, la seule chose qu’on n’ait pas perdue d’elle, ce qu’ils nomment l’“esprit du 11 janvier” ...
«Les prévisionnistes les plus pessimistes de cette fin de siècle/début de siècle, ceux qui élaboraient des scénarios catastrophiques au niveau du climat, de l’eau, des ressources, etc., n’annonçaient pas cette GCM avant 2025-2030. (Les finauds de la CIA offraient effectivement 2025.) Les cas envisagés flirtaient avec l’apocalypse, comme la disparition sous les eaux, du fait de la montée des océans, de zones extrêmement peuplées, entraînant une migration massive. Le fait est qu’ils se trompaient tous, que la GCM les a tous pris de court, grâce à l’activité humaine la plus convenue, celle dont le bloc BAO (car il s’agit bien de lui) est le plus fier, – qui est la politique d’interventionnisme humanitariste, selon notre jargon, prônée avec un inlassable enthousiasme par les neocons plutôt à droite et les R2P (acronyme pour illettrés et diplomates postmodernes-BAO de Right To Protect) presque “plutôt à gauche”, rassemblés dans une vertueuse union qui supprime les clivages archaïques gauche-droite comme l’on dit dans les discours. [Le président chèque] Zeman, qui présente en général un visage assez bougon, ne prend pas de pincettes pour dire leur fait aux grands inspirateurs de cette politique interventionniste que sont les USA, la France, le Royaume-Uni, l’Allemagne, l’UE, la pensée-BHL, etc., pour ne citer que les plus essentiels. Il situe justement ce qu’on pourrait nommer lestement “la mère de toutes les conneries” dans le fait de la guerre irakienne de 2003, dont les USA continuent à montrer une certaine fierté. Pour autant, Zeman devrait appuyer avec plus d’insistance sur la date de 2010, la constitution décisive du bloc BAO, l’entraînement zélé des puissances occidentales à entrer dans la guerre-contre-Assad, à conchier l’Iran, à liquider Kadhafi dans les conditions humanistes qu’on sait pour libérer la Libye et la laisser à ses tendances naturelles de la démocratie créative ; parallèlement et pour compléter l’arsenal de leurs performances, l’activisme zélé du bloc BAO pour promouvoir, équiper, encourager, armer, etc., tout ce qui peut s’imaginer de plus extrémiste en fait d’islamisme, pour déboucher sur le Frankenstein-parfait qu’est Daesh/État Islamiste. L’ensemble a constitué bien entendu l’espèce de bombe même pas à retardement puisque l’effet est direct, qu’il est suffisant pour déclencher ce mouvement de migration massive, émigration des innombrables pays touchés, immigration vers les pays européens essentiellement, tout cela pouvant et devant être considéré comme le coup d’envoi de la Grande Crise de la Migration, notablement en avance sur l’horaire.»
... Voici donc l’interview de Kader Abderrahim par RT-France.
dedefensa.org
RT France : «Y-a-t-il un lien direct entre la crise migratoire que connaît l'Europe et les interventions occidentales, notamment en Libye ?»
Kader Abderrahim : «Il y a une relation directe, de cause à effet. Plus on intervient dans des situations qu'on ne connaît pas bien ou qu'on ne maîtrise pas suffisamment, plus le risque d'ajouter du désordre et de la confusion est grand. C'est ce qui s'est passé avec la Libye et l'intervention franco-britannique de 2011. Evidemment, on a fait tomber une dictature mais on n'a pas imaginé ou même réfléchi à ce que pourrait être une transition démocratique après Kadhafi. Pendant cette guerre, on a eu d'abord, dans un premier temps, une espèce de verve révolutionnaire. Ensuite, on eu le règne des milices qui ont mis le pays en coupe réglée. Il y a eu, certes, deux élections qui ont permis aux Libyens de s'exprimer avec un Conseil national de transition. Mais le pays a basculé dans un chaos généralisé et la guerre civile que l'on connaît. C'est cette situation d'instabilité chronique qui fait de ce pays une espèce de havre pour tous les trafics et tous les trafiquants.
»Le trafic d'êtres humains, avec les passeurs de migrants, est ainsi devenu un trafic comme un autre. Les services de renseignements américains estiment qu'il y a entre 600 000 et 800 000 immigrants clandestins qui sont sur le territoire libyen et qui sont prêts à partir en direction de l'Europe avec qui voudra bien les embarquer. Ils montent sur des bateaux de fortune sur lesquels ils ont plus de chances de finir noyés que d'atteindre l'Eldorado qu'est l'Europe, telle qu'ils se l'imaginent. Donc oui, encore une fois, il y a une relation directe, de cause à effet, entre les interventions militaires occidentales depuis 30 ans, le chaos qui a été provoqué et la situation actuelle des migrants.»
RT France : «Pourquoi l'Europe semble-t-elle traiter cette question migratoire en dehors de tout lien de cause à effet avec l'intervention en Libye ?»
Kader Abderrahim : «Pour une raison assez simple : il est toujours très compliqué pour des pays, des Etats, des gouvernements de reconnaître leurs erreurs. Cette guerre de 2011 en Libye était, de fait, une erreur. On le voit désormais. N'ayant pas réfléchi à ce que pourrait être l'après-solution politique, on a beaucoup de mal à imaginer quelle pourrait être une solution globale. Si on ne remet pas un peu d'ordre dans le chaos mondial, notamment en Libye et au Moyen-Orient, il y a peu de chance qu'on arrive à résoudre ou à résorber la question des flux migratoires. La majorité des réfugiés sont aujourd'hui Syriens, et leur nombre constitue un sixième de la population du pays. Mais d'autres pays sont aussi concernés: l'Irak, l'Erythrée, le Yémen, la Somalie.
»L'Afrique et le Moyen-Orient sont aujourd'hui des zones durablement déstabilisées à cause des interventions militaires occidentales. La question à poser aux gouvernements occidentaux est la suivante : comment tenter d'enrayer ces migrations pour éviter que les opinions publiques occidentales ne deviennent un peu trop réactives. Car l'Europe traverse, elle aussi, une crise, économique et un afflux massif d'immigrés pourrait provoquer une progression des extrêmes droites, voire de mouvements ouvertement néo-nazis. Il y donc un vrai risque pour les démocraties européennes de se voir attaquer sur cette question migratoire car en amont, il y a des problèmes politiques et diplomatiques qui n'ont pas été traités comme il aurait fallu qu'ils le soient.»
RT France : «Cette crise touche-t-elle d'autres zones que l'Europe ?»
Kader Abderrahim : «La situation de la Libye est spectaculaire et très médiatisée. Mais d'autres pays sont également concernés, comme l'Algérie, la Tunisie ou le Maroc car la pression migratoire vient de plus en plus loin à l'intérieur du continent africain, une pression qui inquiète aussi ces pays. On voit des gens qui, après avoir traversé toute l'Afrique à pied, échouent dans la ville de Tanger, par exemple, avec l'hypothétique espoir de traverser la Méditerranée pour aller en Europe.»
RT France : «Comment remettre de l'ordre dans ce chaos généralisé. Diplomatiquement ? Militairement ?»
Kader Abderrahim : «Des choses pourraient être entreprises très rapidement. En Libye, par exemple, je ne comprends pas pourquoi la France ne prend pas l'initiative diplomatique de tenter de ramener la paix civile afin de constituer un front commun contre Daesh. On sait que Daesh tire l'essentiel de ses ressources du pétrole qu'il vend sur le marché noir international. Pourquoi les Européens ne décident-ils pas du blocus des côtes libyennes pour éviter que des embarcations ne viennent charger ce pétrole bon marché. On sait que cet argent ne va pas dans les caisses de la Libye et ne sert pas bien-être collectif du pays.
»Pourtant la France a d'excellentes relations avec tous les protagonistes de cette crise libyenne, que ce soit l'Algérie, l'Egypte, le Qatar, la Turquie ou l'Arabie saoudite. Paris a donc les moyens d'engager un marathon diplomatique pour faire pression sur ces acteurs et ceux qui se font la guerre, à savoir le gouvernement de Tobrouk et le gouvernement de Tripoli afin qu'ils forment un front commun contre Daesh. Ainsi, on trouverait une solution durable. Aujourd'hui on observe pourtant l'inverse. On a l'impression que l'Europe est totalement paralysée, tétanisée par les bêtises qu'elle a faite. On ne peut provoquer la guerre et s'étonner ensuite du désordre. Une fois que celui-ci est là, c'est trop tard. Je suis très pessimiste sur le court terme d'ailleurs.»
RT France : «Pourquoi la France n'entreprend-elle pas ce marathon diplomatique dont vous parlez ?»
Kader Abderrahim : «Je pense que la France est aujourd'hui tétanisée par l'idée qu'il faudrait agir mais elle ne sait pas comment. Il y a donc très peu de réflexion sur les initiatives diplomatiques possibles. Ensuite, ce qui la bloque aussi, c'est la question de savoir si elle peut agir seule ou pas. Elle pourrait pourtant soutenir, sans résolution préalable, le processus engagé sous les auspices de Bernardino León, le représentant spécial de l'ONU pour la Libye. Ce dernier a engagé plusieurs rounds de négociations entre les différents acteurs libyens, au Maroc et à Genève encore récemment. Mais pour le moment il n'y a aucune avancée.
»La question fondamentale est de comprendre pourquoi la France ne pèse pas de tout son poids, de toute son histoire, de tout l'appareil diplomatique dont elle dispose pour résoudre cette crise après avoir provoqué cette guerre. C'est une grande énigme pour moi mais malheureusement je n'ai pas de réponse...»
Kader Abderrahim (interview de RT-France)
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