Liquidation des diverses “special relationships

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Liquidation des diverses “special relationships

31 mars 2010 — Il faut mettre en parallèle deux événements importants (en en ajoutant d’autres plus réduits mais complémentaires)… Certes, ce n’est pas la première fois qu’on en parle, mais la puissance de la phase actuelle est remarquable, la convergence de diverses forces allant dans le même sens, les effets rendus publics au lieu d’être dissimulés, etc.

On parle ici de deux faits importants qui affectent les deux “spécial relationships” essentielles des USA, les deux “relations spéciales” des alliances les plus profondes, les plus symboliquement fortes, les plus porteuses d’une affirmation substantielle forte, des USA avec des pays alliés. Il s’agit d’Israël et du Royaume-Uni.

• Les relations avec Israël traversent une “crise” qui n’en est sans doute pas une, – en ce sens qu’il s’agirait de bien plus que d’une crise. Ury Avnery écrit ceci qui rend compte de l’idée que nous voulons exprimer ici: «That is not just a “crisis” anymore. It is something really momentous: a basic change in the policy of the U.S. The American ship in the Middle East is making a large turn, and this is taking a long time. There have been many disappointments for peace-lovers on the way. But now it is happening at last.» Nous avons montré divers épisodes depuis le 9 mars, avec le voyage de Joe Biden en Israël, qui montrent combien on se trouve effectivement dans une phase soudain fondamentalement nouvelle des “relations spéciales” entre Washington et Tel-Aviv, notamment soulignée par l’appui, sinon l’impulsion donnée par le Pentagone à cette dynamique.

• Les relations avec le Royaume-Uni sont, d’une façon beaucoup moins spectaculaire certes, avec une tension infiniment moins pressante, dans un état assez proche. Comme on l’a vu ce 29 mars 2010, les Britanniques eux-mêmes déclarent sobrement que les “special relationships” prévalant depuis 1941, sont d’ores et déjà lettres mortes. De nombreux avatars en ont marqué, ces derniers mois, l’agonie. Ainsi se dissipe, pour les Britanniques, une illusion entretenue à grands frais, que John Charmley, dans son livre La Passion de Churchill, définissait de la sorte, – définition que nous avions reprise, dans une sorte de préambule de l’équivalence que nous établissons aujourd’hui, pour Israël, le 22 mars 2010:

«En tentant d’exposer “l’essence d’une politique américaine” en 1944, un diplomate définit parfaitement cette attitude. La politique traditionnelle du Royaume-Uni de chercher à empêcher qu’une puissance exerçât une position dominante était écartée : “Notre but ne doit pas être de chercher à équilibrer notre puissance contre celle des États-Unis, mais d’utiliser la puissance américaine pour des objectifs que nous considérons comme bénéfiques.” La politique britannique devrait être désormais considérée comme un moyen d’ “orienter cette énorme péniche maladroite [les USA] vers le port qui convient.” L’idée d’utiliser “la puissance américaine pour protéger le Commonwealth et l’Empire” avait beaucoup de charme en soi, en fonction de ce que l’on sait des attitudes de Roosevelt concernant l’Europe. Elle était également un parfait exemple de la façon dont les Britanniques parvenaient à se tromper eux-mêmes à propos de l’Amérique.»

@PAYANT La simultanéité des deux événements est importante, et c’est elle qui nous arrête, même si leur forme et les circonstances qui les caractérisent sont différentes. Manifestement, dans les deux cas, les USA n’ont rien fait pour atténuer les chocs divers qui conduisent aux marges de révisions déchirantes, avec leurs deux alliés les plus proches jusqu’à être perçus comme faisant quasi intimement partie de la puissance US. Nous n’y sommes pas encore, dans ces révisions déchirantes, mais, pour la première fois depuis longtemps, voire depuis toujours (depuis l’existence de ces “relations spéciales”), la possibilité de ces révisions déchirantes existe vraiment.

Certains rétorqueront que les processus caractérisant ces relations spéciales se poursuivent. Ils feront remarquer que les USA continuent à voter une aide massive à Israël ($3 milliards d’aide votés pour Israël, la semaine dernière, par le Congrès), que les réseaux de coopération anglo-américanistes type ECHELON, au niveau du renseignement, de la finance, etc., continuent à fonctionner. Tout cela est évident, comme il n’est pas du tout assuré que ces liens soient rompus avant longtemps même si ces “special relationships” sont en train de se rompre comme nous sommes conduits à en proposer l’hypothèse pour articuler notre analyse.

Le point important à observer est que ces relations si spéciales ne se mesurent pas à l’aune de ces liens, contrairement à l’habitude qu’on a de les détailler de cette façon, parce que ces liens ne répondent pas à une définition marquée d’une claire orientation politique. D’abord, des liens de ces sortes, diversifiés, dans divers domaines, existent, dans une mesure plus ou moins grande, entre les USA et un nombre important d’autres nations (comme pour d’autres nations entre elles, d’ailleurs). Ensuite, il s’agit de liens techniques qui n’engagent en rien les politiques des uns et des autres. Enfin, en tant que tels, effectivement la définition de ces liens, justement parce qu’ils sont “techniques”, ne peut réellement être satisfaisante par les seuls aspects politiques, c’est-à-dire comme argument pour ces “relations spéciales”, parce qu’ils engagent des intérêts objectifs hors de ce seul cadre.

Par exemple, l’aide énorme des USA à Israël est aussi, et peut-être d’abord diront certains, une façon de “blanchir” de l’argent public US pour faire tourner la machine de l’industrie d’armement US, puisque les Israéliens sont quasiment obligés de dépenser cette aide dans l’achat de matériels US, souvent dans des conditions qui sont tout sauf des cadeaux, – ainsi des F-35, avions qu’on sait au demeurant pourris, que les USA veulent imposer de toute force à Israël, et qui lui seraient vendus à un prix pour l’instant “défiant toute concurrence” d’au moins $150 millions l’exemplaire. Ces tractations n’empêchent nullement Israël de tomber sous le coup des diverses et draconiennes restrictions qu’impose la bureaucratie du Pentagone sur les transferts et le contrôle de technologies.

Ce que nous voulons mettre en évidence, dans les deux cas évoqués, c’est qu’il y a en ce moment une impulsion politique puissante venue du système de l’américanisme, particulièrement du Pentagone (y compris pour les relations avec les Britanniques), qui a peu de choses à voir avec des situations politiques ou stratégiques spécifiques, avec des évolutions sectorielles ou régionales, etc. Nous parlerions plutôt d’un mouvement politique très puissant, d’origine quasi exclusivement américaniste, de type unilatéraliste, qui se développe sans attention particulière pour telle ou telle situation (la situation israélienne ou la situation britannique), qui ne prend en compte que les réalités de la situation américaniste elle-même. Il s'agit d'une politique qui n'est nullement exprimée, nullement conceptualisée d'une façon humaine, mais qui est le produit presque naturel du système en tant que tel (un “système entropotechnique”, dirait Jean-Paul Baquiast). Ce serait la crise du système de l’américanisme lui-même qui serait la cause centrale de cette évolution, ce qui serait évidemment très normal car on ne voit qu’un événement de cette force qui soit capable de mettre en cause des liens aussi fermement établis, avec des racines et des groupes de pressions aussi forts pour les maintenir en l’état. (Cette évolution se fait de façon très différente pour le cas israélien et pour le cas britannique, mais la logique suivie, et la puissance évoquée, sont les mêmes.)

Tout cela, bien entendu, ne fait que mettre en évidence la puissance de cette crise américaniste d’une part, car il faut qu’elle le soit à un niveau exceptionnel pour faire naître de telles poussées révisionnistes. D’autre part, il y a le fait que le personnel du système de l’américanisme lui-même réalise la puissance de cette crise, puisqu’il est conduit à accompagner et à pousser à ce mouvement.

Un “durcissement défensif” et “isolationniste”

Notre analyse générale est d’abord définie par le lien que nous faisons entre le déclin de ces deux “relations spéciales”. Ainsi, nous envisagerions d’écarter la thèse d’un Obama décidant de réduire l’influence d’Israël à Washington (via le lobby AIPAC) pour des buts spécifiques ayant une connexion directe avec une politique générale de détente, essentiellement au Moyen-Orient bien sûr. Paradoxalement, nous dirions au contraire que cette évolution se place dans un mouvement général de durcissement de la politique extérieure US, de ce que nous nommerions un “durcissement défensif”, écartant par conséquent toute concession systématique faite à tel ou tel allié en raison de soi-disant “relations spéciales”.

Parallèlement aux deux cas hautement symboliques que nous évoquons, il y a divers signes de durcissement. La visite éclair d’Obama en Afghanistan en est une, qui était faite surtout pour exercer une pression sur le gouvernement afghan de Karzaï qui ressemble beaucoup (notamment selon Daniel Ellsberg, dans une inteview à Democracy Now) aux pressions qu’exerçaient les gouvernements US sur les gouvernements sud-vietnamiens successifs durant la guerre du Vietnam, ces pressions conduisant à des engagements US de plus en plus importants. Cette visite impliquerait donc la perspective d’un engagement plus “dur” de la part des USA. D’autres signes du durcissement, même si certains ne sont que de pure communication car les moyens d’action du gouvernement US sont réduits, concernent aussi bien le traité START-II (la façon dont il a été présenté au public US) que, par exemple, les déclarations de James Sternberg concernant la vente du Mistral à la Russie. Bien entendu, toutes ces évolutions ont des aspects paradoxaux, parce que ces poussées qui peuvent être définies comme “défensives” passent par des durcissements qui peuvent conduire à accroître l'engagement offensif. C'est d'ailleurs l'une des caractéristiques principales de la crise de l'américanisme, puisqu'on sait qu'une politique suscitée par un système n'évite ni le paradoxe ni la stupidité, et même au contraire.

Mais nos deux cas de “special relationships” sont de loin les plus significatifs. Ils signifient que la politique extérieure des USA est effectivement de plus en plus “agressive” tout en étant de plus en plus “défensive”, qu’elle se replie avec une vindicte extrême sur le pré carré de ses intérêts particuliers les plus strictement américanistes. Dans le cas des relations avec Israël, à l’interprétation optimiste faisant penser à la volonté US d’imposer la stabilité dans la région en forçant à une paix entre Israël et les Palestiniens, nous opposerions effectivement la vision implicite derrière les déclarations de Petraeus, qui est que tout doit être sacrifié au soutien et à la sécurité des engagements bellicistes US, y compris la politique extrémiste israélienne.

Concernant les relations avec les Britanniques, qui sont effectivement à un niveau extrêmement bas, elles montrent simplement le désintérêt US pour l’Europe en tant qu’investissement stratégique constructif et structurel, au profit de l’utilisation des restes d’alliance avec l’Europe pour les seuls intérêts exclusifs des USA. Ainsi, l’“alliance” anglo-saxonne, ce rêve “blairiste” porté au pinacle des illusions britanniques, n’intéresse plus grand monde à Washington. Ce n’est pas le seul cas d’Obama qui n’aime pas les Britanniques et n’éprouve aucun intérêt pour l’Europe, même si cette attitude joue son rôle. De ce point de vue comme de tant d’autres qui concernent d’autres domaines, il s’agit aussi de la politique de plus en plus affirmée de l’appareil US de sécurité nationale. Les “special relationships” n’ont plus guère d’intérêt pour les USA, sinon ce qu’ils peuvent en retirer pour leurs seuls intérêts, considérés de ce seul strict point de vue. Les Britanniques commencent à en tirer des conclusions.

En un sens, on dirait que l’“empire” largue partout les amarres. Il se met en position défensive, montrant tout ce qui lui reste de puissance pour exercer le maximum de pression, mais clairement installé sur une ligne unilatéraliste de défense. C’est une position complètement paradoxale: il n’y a jamais eu autant d’engagements divers des USA dans le monde, et la position unilatéraliste des forces de sécurité nationale des USA n’a jamais été autant quasiment de type “isolationniste” (isolée du reste, y compris des alliés les plus sacrés). Dans ce contexte, qui est un contexte d’urgence, on finira par s’apercevoir que les puissances de lobbying, y compris celles des Israéliens (l’AIPAC), ne font plus assez de poids.

La référence est toujours la même, – et c’est celle de la crise. Il y a deux points essentiels qui constituent les principales forces de pression intérieures, les termites dont l’empire sent de plus en plus la formidable puissance de pourrissement intérieur et qui le poussent à resserrer autant qu'il est possible les différents axes de sa politique extérieure.

• D’une part, la situation de désordre intérieur grandissante, dont on ne sait plus quelle définition lui donner, quelle orientation lui trouver. Le principal acteur en est le mouvement Tea Party, mais il y en a une multitude d’autres, avec la situation des milices armées en pleine extension, les pressions centrifuges des Etats de l’Union qui s’expriment par des actions légales, etc., jusqu’aux pressions les plus exotiques, néanmoins prises au sérieux.

• D’autre part, la situation sur la frontière Sud, régulièrement oubliée, qui ressurgit régulièrement, chaque fois de plus en plus aggravée. La zone US de la frontière Sud, englobant des parties importantes des Etats US frontaliers (le Texas, le Nouveau Mexique, la Californie, etc.), mais aussi des parties de certains Etats ne jouxtant pas le Mexique, constitue un cas extrêmement inquiétant. La ville mexicaine de Ciudad Juarez, proche de la frontière US, est considérée par certains experts comme une ville en guerre et, dans cette définition, “la ville en guerre la plus dangereuse du monde”, avec une situation proche de celle de Bagdad aux jours terribles de 2005 ou 2006. Cette nébuleuse de désordre venue du Mexique englobe désormais une partie non négligeable du territoire US.

Ce tableau général implique une situation de sécurité nationale dont la puissance de la crise est de plus en plus difficile à dissimuler. Le processus de ce qui pourrait être la rupture, ou, dans tous les cas, la transformation en relations plus courantes selon ces temps de crise, et par conséquent certainement chaotiques, des deux “special relationships” qui ont constitué l’épine dorsale de la politique hégémonique US, ce processus désormais possible est une marque symbolique puissante de l’évolution du dispositif de sécurité nationale US. La crise US évolue à grands pas, avec les domaines extérieur et intérieur intimement liés. Les autres puissances ou groupes de puissance feraient bien de s’en aviser, pour envisager les conséquences de ces changements, soit négatives, soit positives, pour eux-mêmes.