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156322 janvier 2013 – Il y a une singulière amertume dans le texte de Robert Bridge, sur Russia Today, ce 21 janvier 2013. De nationalité US, Bridge réside à Moscou depuis près de vingt ans et collabore avec Russia Today sur la question des relations internationales, particulièrement les relations entre les USA et la Russie. Le texte cité ici nous paraît également d’un grand intérêt de signification, parce que reflétant et restituant assez bien le sentiment général régnant à Moscou, notamment dans les cercles autour de la direction politique et des centres de pouvoir, concernant les relations de la Russie avec les USA.
On attachera donc un particulier intérêt à cette analyse publiée au moment où Barack Obama prête son second serment comme président des USA, après sa réélection de novembre 2012. On aura à l’esprit qu’il existait manifestement une attente justifiée des Russes, et particulièrement de Poutine, d’indications de la part d’Obama, aussitôt après son élection, que certains domaines des relations entre les USA et la Russie allaient faire l’objet de l’attention particulière des USA et de leur président prolongé. Notre sentiment est qu’il n’y en a rien été, qu’aucun signal n’est venu de Washington jusqu’à maintenant, et que c’est à la lumière de cette déception qu’il faut lire ce texte.
• “Amertume”, disions-nous, et même humeur d’encre, accompagnant d’une façon remarquablement indicative la cérémonie de prestation de serment d’Obama marquée certainement par une réelle morosité, un peu à l’image de sa victoire et des moments qui ont immédiatement suivi, au cours desquels se sont accumulés les contretemps et les fausses notes. Pourtant, aucun excès dans le langage ou dans l’observation, aucun sentiment trop vif, et l’amertume et l’humeur apparaissent ainsi presque comme “objectives”, – indépendantes des personnes, comme si une mécanique était en marche. Le texte de Bridge commence d’ailleurs par ce qui paraîtrait comme étant un constat qui se voudrait objectif, s’appuyant sur des déclarations ou des jugements venus des USA très pessimistes, sur l’état intérieur des USA, dans un cadre crisique général. (Soros, par exemple : «We are facing an extremely difficult time, comparable in many ways to the 1930s, the Great Depression. We are facing now a general retrenchment in the developed world, which threatens to put us in a decade of more stagnation, or worse.»)
Ce constat est celui d’une situation très difficile aux USA, avec la perspective évoquée par certains de troubles possibles, aussi bien dus à la situation économique qu’à l’une ou l’autre question conjoncturelle qui surgirait brusquement dans l’actualité. C’est le cas, aujourd’hui, de la question de la vente libre et de la disposition d’armes a feu, que Bridge considère comme très importante et explosive. Il s’agit d’un cas important d’une division politique et culturelle très marquée aux USA, caractérisant la question aujourd’hui.
«Meanwhile, potentially more disruptive than a broken economy is the explosive question of gun rights, an issue that Obama has promised to address following the indiscriminate killing of 20 children at a school in Newtown, Connecticut in December. […] Obama’s pledge to work for a ban on assault weapons, as well as other initiatives, is hugely unpopular to many Americans, including not least of all members of the National Rifle Association (NRA), America’s most influential domestic lobby group (the NRA claims that its membership has surged by 250,000 people – up to 4.25 million – since the Newtown shooting, according to U.S. News and World Report)…»
• Cette situation intérieure US, telle que Bridge la décrit, correspond sans le moindre doute à la vision qu’en ont la direction politique russe et le monde des experts en Russie. Tenant compte de ce fait, les experts russes estiment en général qu’Obama n’aura guère le temps, ni même l’opportunité de s’intéresser aux problèmes extérieurs, et particulièrement aux relations avec la Russie… Il s’agit presque d’un constat d’isolationnisme, du aux circonstances intérieures, comme ce fut d’ailleurs le cas durant la Grande Dépression. Il faut observer que ce constat rejoint celui que faisait DEBKAFiles le 20 janvier 2012 à propos de la situation au Moyen-Orient et en Méditerranée, tel que nous le rapportions le 21 janvier 2013. De ce point de vue, il est possible d’apprécier que la nomination de Hagel au Pentagone représente bel et bien une volonté d’Obama de réduire à toute force les engagements extérieurs, pour affronter les événements intérieurs. C’est à cette lumière que les experts russes cités par Bridge ne voient guère de quelle façon les relations USA-Russie pourraient s’améliorer…
«“Obama is being blamed… that no serious (economic) progress has been made over the past four years," Nikolai Zlobin, director of Russian and Asian programs at World Security Institute, told reporters on Sunday. At the same time, according to Zlobin, Russia and the US lack an agenda that could facilitate the reset. “There are no occasions suitable for improving Russian-American relations,” he said. “They have not been seen for a long time. Therefore, bilateral relations will be objectively deteriorating.”
»Given the domestic challenges that Obama will be facing, will the Democratic leader have the time and resources for building bilateral relations with Russia? According to Fyodor Lukyanov, Foreign and Defense Policy Council Chairman, “Obama's foreign policy will not be particularly active given the US leader's plans to cut the number of global problems it will have to tackle.”»
• Alors, la conclusion de Bridge est extrêmement pessimiste. Elle porte essentiellement sur le réseau antimissile (BMD et BMDE), qui est manifestement le problème numéro un pour les Russes, dans leurs relations avec les USA. Bridge fait un rappel de l’évolution de cette question polémique depuis l’arrivée d’Obama à la Maison-Blanche, extrêmement sévère pour le président US. Le constat à cet égard, qui relaie sans aucun doute la position officielle russe, est qu’Obama n’a pas tenu ses engagements initiaux et que la situation stratégique, avec le déploiement terrestre (en Europe), prévu en 2015, de missiles Standard SN-3 à grandes capacités, rendra la situation stratégique intenable du point de vue russe. Les prévisions de Bridge, s’il se confirme que rien n’est fait très rapidement du côté d’Obama, sont extrêmement pessimistes. C’est ainsi la première fois qu’est évoqué, sur un média de l’importance de Russia Today, la perspective d’un retrait russe du traité START signé en 2010 par Obama et Medvedev. Cette perspective, si elle s’accomplissait, ouvrirait une crise stratégique d’une gravité exceptionnelle…
«Following his inauguration today, Moscow will watch to see if Obama lives up to his commitment to cooperate with Russia on missile defense.
»Should the Democratic leader balk on his word and refuse to cooperate with Russia, this will expose the lie of the reset once and for all. In the event of such a scenario, not only will Russia respond by fortifying its borders with ballistic missiles, it will also be forced, in all likelihood, to walk away from the New START Treaty, signed by Obama and Medvedev on April 8, 2010, which slashes the number of deployed strategic nuclear warheads to 1,550 on both sides. Such a scenario, needless to say, would be a tragedy of immense proportions not just for Russia-US relations, but for the future safety of the planet, littered as it is with weapons of mass destruction.
»Yet Moscow will have no choice in the matter. After all, no country would agree to reduce the size of its nuclear sword while other countries – even friends and allies – are busy constructing a mighty shield. Yet, as Barack Obama himself advised four long years ago, we can always hope.»
Ces derniers temps, nous avions surtout évoqué une détérioration du climat entre les USA et la Russie au niveau de la communication et de ce que nous nommons l’“agression douce”, avec des ripostes décidées de la Russie face à une agression US dans ces domaines de la communication où se mêlent l’influence, les mesures symboliques et administratives, etc. (Voir les 14 décembre 2012 et 31 décembre 2012.) Ce que Bridge commente, c’est un autre domaine bien entendu ; mais l’un ne supplante pas l’autre, au contraire les deux se complètent et renforcent réciproquement leurs effets.
L’élément essentiel dans l’évolution des relations entre la Russie et les USA après le premier mandat d’Obama, c’est l’évolution des USA. Plus que d’un “repli” de cette puissance, on doit accepter le terme d’“isolationnisme” qu’on a déjà cité et employé ci-dessus. Cet isolationnisme s’exprime en termes postmodernes et joue essentiellement sur la psychologie, qui est la maîtresse de la “politique” suivie dans cette époque dominée par le système de la communication. Les mesures et les situations qui en sont déduites sont très diverses et n’expriment pas une situation tranchée, mais restituent sans aucun doute un état d’esprit très puissamment significatif. Ainsi, c’est d’un isolationnisme post-moderne qu’il faut parler, exprimé par plusieurs points :
• L’accent mis sur la situation intérieure est de deux ordres, dans le chef de la politique d’Obama et des tensions existantes à l’intérieur, aux USA. D’une part, il y a l’instauration et l’extension d’une structure policière, proche d’un caractère oppressif aux USA même, de façon à tenter de contenir le mécontentement social et communautaire équivalent au climat de la Grande Dépression (voir Soros), de l’empêcher de s’exprimer dans des actes et des situations de violence. L’inconvénient de cette évolution vers un “régime policier” est qu’il risque tout autant d’alimenter ces mêmes réactions de violence qu’il veut prévenir, sur des thèmes spécifiques de grande tension, parce que les impératifs des puissances oligarchiques et du système capitaliste exigent de maintenir une certaine circulation de l’information qui permet aussi bien la circulation éventuelle d’une mobilisation populaire avec les moyens qu’on connaît (Internet, réseaux sociaux).
• Le complément de cet appareil policier et une façon d’éventuellement tenter d’écarter ses inconvénients, c’est la mobilisation poursuivie et accentuée par Obama sur des thèmes dits “de société” (essentiellement aujourd’hui la question des armes à feu, mais aussi des questions dites “sociétales”, comme le mariage gay). Le discours d’inauguration d’Obama, hier, était farci de ces références qui, espère-t-il, doivent mobiliser son électorat démocrate, communautaire, pauvre, etc. Ici, Obama se place en opposition aux républicains alors qu’avec l’appareil policier il a leur soutien implicite. La formule n’est pas nécessairement gagnante sur tous les tableaux et, dans la situation d’exacerbation des tensions actuelles, elle peut même être perdante sur tous les tableaux. Dans tous les cas, dans le cadre d’une situation type-Grande dépression, on comprend que le président Obama-II sera plus que jamais accaparé par la situation intérieure, – les commentateurs russes ont raison à cet égard.
• Au niveau extérieur, Obama doit faire face à son appareil de sécurité nationale qui est, par nature, hostile à tout désengagement. Sa politique des drones (assassinat par les drones) est une “tactique” qui prétend être une stratégie isolationniste pouvant tenir à distance les critiques de l’appareil de sécurité nationale : intervention extérieure sans engagement, en toute impunité. (Nous n’insistons pas sur le côté remarquablement dépravé, illégal et même de type-crime organisé de cette pratique : nous avons affaire à une puissance aux abois, dont la morale politique est celle d’une politique-Système sans le moindre souci à cet égard ; le progrès se mesure : «I have a dream» disait Martin Luther King en 1963, «I have a drone» dit BHO en 2013, – selon une caricature en vogue sur l’Internet.) L’arrivée de Hagel au Pentagone doit compléter le dispositif, avec ce nouveau secrétaire à la défense qui a pour idée de réduire tous les engagements dans la mesure du possible. L’affrontement interne, au sein de l’appareil de sécurité nationale, risque d’être sanglant. (On en a déjà un avant-goût avec l’affrontement entre la Maison-Blanche et le Pentagone d’avant-Hagel, sur la question Mali-Algérie. La Maison-Blanche estime que les USA ne sont pas concernés, contrairement au Pentagone.)
• Comme Obama doit constamment lâcher du lest là où c’est possible pour faire accepter son évolution par l’appareil de sécurité nationale, il est très probable qu’il ne fera rien pour réduire les pressions en cours, plutôt passives, qui satisfont l’appareil de sécurité nationale et ne coûtent au même Obama aucun engagement supplémentaire, ces pressions notamment et essentiellement contre la Russie. Il s’agit, comme pièces principales du programme, du développement du réseau antimissiles et de la politique d’ingérence, dite d’“agression douce” contre la Russie. En d’autres termes, l’isolationnisme postmoderne US s’accompagnerait de la poursuite, voire de l’accentuation des tensions qui ont empoisonné les deux-trois dernières années des relations USA-Russie.
• Ce dernier point de l'accentuation des tensions est d’autant plus probable qu’Obama, dans ces deux cas (antimissiles et “agression douce”), se défausse de sa responsabilité pour la transférer à des appareils et des systèmes aveuglément extrémistes (le complexe militaro-industriel et, pour une bonne part, le Congrès et ses relais vers la bureaucratie idéologique antirusse). En face, il trouve une Russie où le pouvoir exécutif tient pour absolument fondamentale la question des antimissiles, et où le pouvoir parlementaire (la Douma), qui est un nouveau pouvoir en train de s’affirmer et qui compte désormais en Russie, est absolument décidé à contrecarrer d’une façon contre-offensive tous les aspects de l’“agression douce” US. Après tout, on observera, ironiquement si l’on veut, que ce dernier point du poids nouveau du pouvoir législatif est un signe plein de santé de la “démocratisation” de la Russie, tant réclamée par le bloc BAO et les USA.
Ces divers points accentuent le pessimisme général et marquent également que le peu de confiance que les Russes, et Poutine en particulier, plaçaient encore dans Obama, doit rapidement s’évanouir, emportant a dernière digue qui contenait la marée d’une aggravation sensible des relations Russie-USA. C’est dans les toutes prochaines semaines qu’on pourra trancher là-dessus : si Poutine n’a pas un signal puissant d’Obama pour une ouverture affirmée, essentiellement pour un compromis incontestable sur les antimissiles impliquant un abandon des plans US actuels, la Russie passera dans une posture non seulement de très grande fermeté, mais de décisions stratégiques peut-être irrémédiables.
En effet, il y a peu de temps disponible. Les Russes considèrent que la déploiement des missiles Standard SM3 en 2015, sur le sol européen, est inacceptable. Ils n’attendront pas 2015 et le fait accompli pour prendre leurs propres mesures… C’est donc dès la fin de cette année, si rien ne change dans les plans US, que la Russie va s’orienter vers des mesures radicales, dont cette possibilité envisagée par Bridge et qui correspond aux réflexions des stratèges russes, de sortie du traité START. Face aux antimissiles, les Russes n’ont qu’une possibilité, qui est de développer leur arsenal stratégique offensif au-delà des limites imposées par START pour saturer l’effet anémiant des antimissiles sur la capacité offensive russe actuelle ; de là l’option de la dénonciation du traité, mesure technique autant que politique qui doit être prise rapidement pour lancer les programmes adéquats. La crise majeure que serait la sortie de la Russie du traité START est donc pour très vite si rien ne bouge du côté US… Et comment pourrait-il y avoir un changement suffisant à cet égard du côté d’Obama, puisqu’on a vu que le même Obama ne veut rien faire qui puisse contrecarrer les initiatives laissées à l’appareil de sécurité nationale, dont le développement des antimissiles, pour tenter de faire accepter à cet appareil sa politique de non-engagement, type-isolationnisme postmoderne ? Ainsi la situation semble-t-elle verrouillée partout, dans les contradictions de situations irrémédiablement bloquées par les pressions des différentes forces incluses dans la politique-Système, et les situations intérieures toutes plus ou moins en état de tension ou de crise.
Cela implique qu’il est raisonnable de prévoir la possibilité d’une crise stratégique majeure entre la Russie et les USA, cette fois sortant du camp des affrontements indirects (crise syrienne, crise iranienne) où les intérêts directs des deux puissances ne sont pas complètement et absolument en cause. L’ignorance totale de cette possibilité par l’Europe vertueuse des 27 est, par contre, le signe d’une extraordinaire déraison… Bien entendu, on ne peut pas ne pas remarquer que cette crise stratégique majeure potentielle entre la Russie et les USA concerne directement (avec le déploiement des antimissiles), quoique d’une façon passive et irresponsable selon la méthodologie affectionnée par l’Europe, cette même Europe. On en reviendrait à l’esprit de l’affrontement à propos des antimissiles (avec la crise géorgienne et la guerre Russie-Géorgie en prime) qu’on a connu dans les années 2006-2009.
On comprend aussitôt, à cette évocation, que les conditions de cette analogie, pour être une indication intéressante, seraient très différentes parce qu’infiniment pires. Au contraire de 2006-2009, toutes les possibilités de compromis sur les antimissiles avec un pouvoir US supposé plus civilisé que l’équipe bushiste ont été épuisées. La Russie est de plus en plus durcie, en cours de réarmement et, contrairement à ce que rêvent les Européens, de plus en plus nationale et décidée à défendre autant sa souveraineté que ses intérêts, que ses valeurs propres, fussent-elles même spirituelles au grand dam du bloc BAO ; plus encore, la Russie est en train de former des alliances solides, avec la Chine, et éventuellement, selon l’évolution de la chose, dans le cadre de systèmes comme celui de l’Organisation de Coopération de Shanghai et du celui du BRICS. L’Europe, elle, est exsangue économiquement et socialement, elle est totalement anémiée culturellement, avec les principes qui forment la cohésion et la fermeté des politiques, telle la souveraineté, en lambeaux. Elle dépense, avec un sens remarquable de l’à-propos, ce qui lui reste de force à guerroyer en Afrique en orientant sa démarche vers une politique type-croisade contre la Terreur, retrouvant par là l’inspiration bushiste des premières années après 9/11 dont on a vu les remarquables effets. Enfin, la cerise sur le gâteau peut être trouvée dans les relations exécrables que cette Europe entretient avec constance avec la Russie, pour des raisons aussi exotiquement diverses que les Pussy Riot et la crise syrienne.
Le décor est ainsi planté, avec comme acteur géographiquement principal, complètement attendu et totalement inconscient de la chose, “notre Europe”. Le commentaire trouve là ses limites tant les faits et les situations d’ores et déjà en place, et les autres éventuels mais de moins en moins improbables, hurlent d’eux-mêmes pour tenter de les avertir de la circonstance explosive qui se dessine. Mais les élites et directions politiques européennes ont d’autres préoccupations, que leur désignent leurs surabondantes vertus.
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