Lula à la moulinette de notre vertu

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Le président brésilien Lula va voir les Iraniens le 16 mai. Grande agitation dans les divers quartiers de la pensée diplomatique du système américaniste-occidentaliste.

• Les Français, qui pensent tout de même à la vente du Rafale au Brésil, ne cachent par leur enthousiasme, en s’abstenant de toute pression trop voyante. Kouchner, quant il le faut, s’y connaît en matière d’enthousiasme. A l’AFP, notre enthousiaste ministre des affaires étrangères a déclaré que la France soutient «pleinement la démarche [du président Lula] […] Le président Lula est sincère dans sa volonté de dialogue. Je salue sa détermination en faveur de la paix et nous respectons et soutenons pleinement sa démarche. Nous travaillons tout le temps avec les Iraniens, jusqu'à présent sans résultat. Nous souhaitons que le président Lula ait plus de chance que nous…»

• Les Américains américanistes, eux, c’est plus subtil, c’est-à-dire que ça l’est moins lorsque la pression se fait plus ferme. Nous sommes servis avec une longue analyse de Steve Clemons, sur son site The Washington Note le 12 mai 2010… Nous sommes servis, notamment avec la façon d’aborder le problème, absolument américaniste, ce qui montre bien que la pensée générale à Washington, y compris chez les “modérés-réalistes” type-Clemons, suit une ligne imperturbable désormais bien identifiable. Le texte est truffé de référence au Brésil, future “nation indispensable”, grand leader des pays émergents, etc. ; le président Lula, homme exceptionnel, à qui les USA, dans leur grande générosité, pourraient faire en sorte qu’il (Lula) devienne, à la fin de son mandat (cette année), le futur président de la Banque Mondiale, voire le futur secrétaire général de l’ONU, – dito, s’il marche droit.

• A intervalles réguliers sinon lancinants, dans le texte, la référence au voyage de Lula en Iran, avec quelques conseils éclairés. On ne dit pas à Lula ce qu’il doit faire mais il ne devrait pas avoir trop de mal à le comprendre. Clemons remarque : «President Lula's trip to Iran and his enthusiasm about injecting himself as a broker between Iran and the P5+1 countries (the UN Security Council Permanent Members of the US, Russia, China, the UK, and France in addition to Germany) is fraught with serious dangers for his legacy and for Brazil's aspirations to be accommodated in the world's most powerful institutions.» Par exemple, si Lula parvient à fournir aux Iraniens une “back door” pour échapper à ce qu’en attend la communauté internationale, c’est-à-dire les USA et le reste (parmi “le reste”, on trouve mentionné, de façon assez curieuse puisqu’il est à la retraite depuis six mois, « Europe's Javier Solana»), – en évitant à l’Iran de se soumettre aux conditions de cette vertueuse communauté internationale… «Giving Iran a back door would seriously aggravate American policymakers who have enough problems at the moment communicating resolve to Iran's leadership. […] Lula could perhaps be the person who helps Iran to move forward in ways that it has not – but in doing so, Lula cannot afford to be seen as acquiescing to or promoting Iran's strident misbehavior…»

• En attendant, à Washington, on veille, et comme on y est très intelligent on est un peu troublé de voir que Lula ne paraît pas à première vue prendre toutes les consignes qui lui sont communiquées à la lettre… «But the reality is that the United States remains a vital global player that can enhance or restrict the aspirations of new powers. President Lula's decision to jump into the US/Europe vs. Iran match has turned enormous Obama administration enthusiasm for Brazil and Lula into confusion; for some, real doubt about Brazil's judgment….» Par conséquent, avertissement sérieux pour ce type magnifique qu’est Lula :

«Brazil on many levels is becoming a vital global player -- and should be one. Lula's unique ability to be both a progressive global visionary while also a pragmatic realist about what is doable and what is not has earned him trust and confidence of most serious world leaders who want him to remain actively connected to the global order after his presidency ends.

»That said, the trust needed among the world's biggest stakeholders to make space for Brazil's global leap forward is threatened by possible missteps on Iran.»

• Terminons le message de Clemons, dont on peut être assuré qu’il reflète le sentiment de l’establishment washingtonien et de l’administration Obama, via Joe Biden (proche de Clemons) et le Lobby (l’AIPAC, relais d’Israël) à propos duquel Clemons s’est montré beaucoup plus arrangeant dans ses commentaires ces derniers temps. Il s’agit de l’appel à la raison, le conseil donné à Lula de ne pas tomber dans le piège de la paranoïa des Iraniens et de garder un contact avec la réalité et la raison pleine de sagesse, notamment en informant les USA («…depending on Lula's posture when in Iran, his willingness to communicate behind the scenes with the US and other key stakeholders»). Cet appel à prendre garde à la paranoïa iranienne, à remettre ce pays dans le droit chemin de la modernité triomphante, est effectivement à vous couper le souffle… Retenons donc notre souffle :

«This summitry represents a big gamble by Brazil's impressive President – and one hopes that he understands that his nation's rightful place as a key pillar of emerging international stakeholders depends on getting nations like Iran to move beyond their past, to get beyond paranoia, and to constructively negotiate about strategic factors that divide Iran from the rest of the world.»

Notre commentaire

@PAYANT Toute cette bouillie pour les chats vous laisse un curieux goût dans la bouche ; tant d’impudence et d’impuissance étalées, à la lumière d’une vanité sans mesure pour caractériser la voie occidentale que devrait suivre l’Iran, sur recommandation de Lula, qui serait la voie de l’aveu d’une culpabilité d’un crime qui n’a pas encore été commis, avec une arme qu’on ne possède pas, tout cela de la part de nations surarmées qui protègent un petit pays surarmé qui terrorise le Moyen-Orient (avec l'illégalité internationale dans l'esprit du propos de la possession d'armes nucléaires en nombre imposant) ; cette façon étrange de charger les autres des travers qu’on montre soi-même (notre paranoïa) et d’exposer avec mesure et sagesse les dispositions de chantage qu’on compte appliquer sur un président brésilien en exercice et en voyage de conciliation, en lui faisant miroiter l’une ou l’autre breloque (la Banque Mondiale, l’ONU), s’il marche droit… Il est entendu qu’il devrait diriger tel ou tel organisme, s’il y était nommé, selon les normes du système et rien d’autre.

Qu’est devenu Steve Clemons ? D’un point de vue personnel, il s’est enflammé pour la cause anti-iranienne, lors des incidents accompagnant la réélection du président iranien en juin dernier, pour des raisons humanitaires et de type “société civile” qui le touchent certainement de très près. Aucun doute à avoir à ce propos. D’autre part, toute la sagesse qu’il montrait du temps de GW Bush pour critiquer cette “politique de l’idéologie et de l’instinct” s’est envolée pour laisser place à une rhétorique mielleuse, hypocrite et discrètement (à peine) menaçante, dès lors que c’est Obama qui applique la même politique, ou qui en est prisonnier en réalité. La façon dont les hochets de la Banque Mondiale et de l’ONU sont agités sous le nez de Lula s’il exécute les ordres est particulièrement dégradante pour un commentateur qui aimait à manier la hauteur de vues du temps de GW. Par ailleurs, il ne fait aucun doute que ces “hochets” sont un “message” adressé à Lula d’une façon officieuse, selon les habitudes et les canaux en usage dans le système de l’américanisme. Clemons est assez bien placé et considéré dans les milieux réalistes washingtoniens pour qu’on avance cette explication sans hésitation. Il n'a pas écrit tout cela de sa propre inspiration.

L’intérêt du texte de Clemons est de mettre en évidence la stratégie générale qui est suivie par le système américaniste-occidentaliste, aussi bien à l’encontre de l’Iran qu’à l’encontre (plutôt qu’“à l’égard”) de pays comme le Brésil. Il s’agit en fait d’une sorte de “finlandisation” dans le sens soviétique du terme, mais beaucoup plus profonde et beaucoup plus déstructurante que ne fut la vraie finlandisation. Le but à l’encontre de l’Iran, tel qu’il est décrit, est, finalement, d’abord (même si chronologiquement la chose vient après) d’insérer l’Iran dans les structures internationales du système, si possible après une opération de “régime change” permettant de mettre en place à Téhéran une équipe plus convenable selon les normes occidentalistes. Cela passe par la neutralisation des intentions de développer un armement nucléaire ; la perception de cette intention, qui est affirmée sans la moindre discussion possible (ni la moindre preuve dans ce sens, ceci allant de pair avec cela) est développée de manière totalement paranoïaque par l’Ouest, exactement selon la perception que Clemons donne de l’Iran, mais inversée, appliqué à l’Ouest et principalement aux USA. Les washingtoniens, les américanistes et leurs divers homologues européens croient sincèrement que l’Iran veut faut faire une bombe, mais le développement fondamental de cette “paranoïa rationnelle” est d’avoir par ce biais un argument irrésistible pour intervenir dans les affaires intérieures de l’Iran et d’intégrer ce pays dans l’“ordre” international en lui imposant les normes de cet “ordre”. D’une certaine façon, c’est le même sort qu’on réserve à Lula et au Brésil, qui sont couverts de louanges d’une façon qui sollicite presque la nausée. Cette fois, ce sont les louanges qui appartiennent aux domaines de la paranoïa, manifestement exagérées, outrancièrement fleuries et décrites avec une emphase qui ne cesse de surprendre. Là aussi, la croyance est réelle, selon laquelle le Brésil doit effectivement se conduire comme il lui est recommandé, sous peine de se voir rejeté de l’ordre international. Cette analyse révélatrice revient à mettre sur le même pied les présidents iranien et brésilien, dans la même appréciation paranoïaque, et de proposer de les “blanchir” tous deux selon les normes occidentalistes-américanistes (leur rendre la peau plus blanche si vous voulez, avec l’approbation du président Obama qui ne manque pas de sel).

Ce commentaire, venant d’un commentateur réputé comme modéré, montre à quel point la “politique de l’idéologie et de l’instinct” signalée plus haut, qui n’est rien d’autre finalement que la politique du système anthropotechnique qui nous domine, est complètement adoptée par tout l’establishment, notamment et particulièrement les soi-disant milieux “libéraux” et réalistes politiques. Elle est désormais suivie après être passée à la moulinette de ce processus de perception de “paranoïa rationnelle” qui est la caractéristique désormais générale du système, hors de toute référence à un accident ou à un homme (GW Bush et sa politique, l’influence néo-conservatrice, etc.). En l’occurrence, on a bien la confirmation que GW Bush et les néo-conservateurs ne furent pas des accidents passagers mais les traducteurs un peu bruyants d’une évolution politique générale de Washington et de l’Ouest. Le soi-disant “consensus de Washington” est devenu celui de la “politique de l’idéologie et de l’instinct” telle que la définissait en avril 2009 Harlan K. Ullman.

…Il faut tout de même signaler que Lula, que l’on voit de plus en plus grave sur les photos, est en Russie (les 13 et 14 mai) avant de se rendre en Iran. Il est probable que Medvedev et Poutine lui parlent abondamment de l’Iran, pas vraiment dans le même sens que ce qui est développé par Clemons. Cette visite de Lula à Moscou, avant sa visite en Iran, n’a pas été vraiment appréciée à Washington.


Mis en ligne le 14 mai 2010 à 06H07