Marine, d’un extrême l’autre

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Marine, d’un extrême l’autre

C’est un exploit de communication assez rare pour qu’il soit salué, ou bien ne fait-il que marquer d’une façon symbolique l’une des poussées des forces antiSystème d’un et radical rangement (ou dérangement, après tout) dans le tourbillon de la crise d’effondrement du Système. C’est aussi un “exploit de communication” qui donne une dimension internationale à celle qui en est la bénéficiaire, et tend à la faire sortir des polémiques intérieures réductrices en France, pour la faire entrer dans le cœur de la grande crise d’effondrement du Système.

Nous parlons de Marine Le Pen, dont on sait la position exceptionnelle dans les sondages en France, comme quasi-favorite sur la prospective de l'hypothèse présidentielle en France, avec son parti en quasi-égalité avec les deux partis-Système “UMPS” (UMP + PS). Nous parlons de deux interviews qui ont effectivement une valeur symbolique par l’extraordinaire disparité extrême des soutien qu’ils révèlent, – le premier par Novosti, le 19 juin, lors de son voyage en Russie, le second par Ambrose Evans-Pritchard (disons AEP), du Daily Telegraph, le 30 juin, suite au résultat du FN dans la législative partielle de Villeneuve-sur-Lot (siège de Cahuzac laissé vacant) où le candidat du Front a été battu de justesse avec 46% des voix, dont celles de nombreux socialistes.

• Courant juin, Marine Le Pen a effectué une visite substantielle en Russie. Elle a rencontré divers milieux et personnalités, a été reçue à la Douma par son président. Sa visite a marqué politiquement et symboliquement une réaction française contre la politique-Système notamment antirusse du gouvernement-poire en France, avec le soutien de facto de son frère jumeau-Système UMP. Le 19 juin 2013, elle a été interviewée par Hugo Natowicz, pour l’agence RIA Novosti, sur les questions de fond qui, tout en intéressant spécifiquement les deux pays (France et Russie), sont suscitées par la crise d’effondrement du Système. Quelques extraits de cette interview...

«RIA Novosti: «C'est la première fois que vous réalisez une visite officielle en Russie. En tant que responsable politique, quelle est la portée symbolique d'une telle visite, pourquoi la Russie?»

«Marine Le Pen: «Sa portée est importante car les Russes sont attachés à leur identité, à leur culture, ils refusent de se soumettre au modèle ultralibéral et mondialiste que je combats moi-même en France. Nous sommes des peuples frères, et il y a tout intérêt à envisager pour l'avenir des relations approfondies entre la Russie et la France. On a l'impression que depuis plusieurs années, l'Union européenne pousse la France à distendre ces relations.» [...]

«RIA Novosti: «En 2005, votre père Jean-Marie Le Pen prônait la construction d'une Europe des nations “de Brest à Vladivostok”, une idée jadis énoncée par De Gaulle. L'Europe peut-elle se libérer de la tutelle américaine et se recentrer sur un espace continental?»

«Marine Le Pen: «Oui je le crois, et j'y œuvre. Je pense que l'Union européenne est devenue un système antidémocratique supranational qui est en train de ruiner les peuples et en même temps de leur faire perdre leur substance sur le plan de l'identité et de la culture. Par conséquent, lorsque cette Union européenne se sera effondrée, ce qui je crois arrivera, nous pourrons alors construire une Europe des nations libres et souveraines avec des accords de coopération entre les différentes nations. Et à ce moment-là, l'Europe pourrait tout à fait aller jusqu'à la Russie.» [...]

«RIA Novosti: «Lors du sommet du G8 en Irlande du Nord, le président russe Vladimir Poutine a salué hier le lancement de négociations entre l'UE et les USA sur une zone de libre-échange. Que vous inspire ce projet?»

«Marine Le Pen: «J'en pense le plus grand mal. Car une zone de libre-échange avec les Etats-Unis, ce sera la ruine de l'agriculture française et de la défense française. Or tout ce qui va dans le sens de l'affaiblissement de l'Europe va dans le mauvais sens, tout comme une interdépendance trop importante avec la puissance américaine. Après l'entrée en vigueur de cet accord, on ne pourra plus reprendre notre liberté sous peine de sanctions et de pressions. Cela ne va pas dans le sens de l'indépendance de l'Europe, et particulièrement de la France, qui m'intéresse en premier lieu.»

«RIA Novosti: «... Les Français traités de “réactionnaires” par M. Barroso en raison de leur “exception culturelle”…»

«Marine Le Pen: «L'Union européenne montre son vrai visage. C'est une structure antinationale, qui vise à la disparition des nations, à la suppression des frontières, et à la mise en esclavage, par la dette d'ailleurs, des peuples. Par conséquent, je considère que je suis en résistance contre M. Barroso.»

• Après l’élection de Villeneuve-sur-Lot, l’éminent Ambrose Evans-Pritchard s’est rendu à Paris, au quartier-général du FN. AEP, principal commentateur économique (International Business Editor) du Daily Telegraph, c’est viscéralement et de tradition l’homme de la City et du libéralisme économique anglo-saxon. Mais c’est aussi, comme conservateur traditionnel, un adversaire acharné et sans concession de l’euro, et de l’Europe institutionnelle. Les pressions de la crise d’effondrement sont telles que les étiquettes valsent au rythme de la mise en évidence des dangers essentiels et de l’“ennemi principal” ; dans le cas d’AEP, la première (“l’homme de la City”) le cède à une très grande rapidité à la seconde (l’adversaire de l’euro). AEP trouve dans Marine le seul leader politique européen d’importance nationale à annoncer sans aucune équivoque la sortie immédiate de l’euro de la France si elle était élue présidente. AEP partage implicitement l’avis de Marine : la sortie de la France de l’euro signifierait la fin de l’euro et de l’Europe institutionnelle. Cela va comme un gant à AEP et il va donc visiter celle qu’il appelle “France’s triumphant ‘Joan of Arc’”, sur un ton qui marque combien les Anglais, après avoir contribué décisivement à son martyre, voue une secrète admiration à l’héroïne nationale française...

L’interview de AEP est résolument orientée sur les matières internationales, ce qui nous rapproche évidemment de notre intérêt quasi-exclusif pour la grande crise d’effondrement du Système et ses effets. Il expédie ainsi rapidement l’aspect polémique et “diabolisé” qui s’attache au FN dans sa dimension intérieure. (Marine Le Pen «has carried out a quiet purge of the Front, pushing known anti-semites to the sidelines. Vichy nostalgia is out. While her father called the Holocaust an historical “detail”, she calls it the “pinnacle of human barbarism”. She courts Jewish favour, aiming her fire at Jihadists instead. “Political parties are like people. There is adolescence when you do do crazy things, and then maturity. We are now ready for power,” she said.») AEP concentre donc son arguments sur les questions intérieures fondamentales, en faisant largement référence à Jacques Sapir, ce qui est aussi une surprise des rassemblements antiSystème... (Dans le Daily Telegraph, le 30 juin 2013.)

«It is no longer an implausible prospect. “We cannot be seduced,” she said, brimming with confidence after her party secured 46pc of the vote in a by-election earthquake a week ago. Her candidate trounced the ruling Socialists in their own bastion of Villeneuve-sur-Lot. “The euro ceases to exist the moment that France leaves, and that is our incredible strength. What are they going to do, send in tanks?” she told the Daily Telegraph at the Front National's headquarters, an unmarked building tucked away in the Paris suburb of Nanterre. Her office is small and workaday, almost austere. “Europe is just a great bluff. One side there is the immense power of sovereign peoples, and on the other side are a few technocrats,” she said.

»Commentators have begun to talk of “Left-LePenism” as she outflanks the Socialists with attacks on banks and cross-border capitalism. Anna Rosso-Roig, a candidate for the Communist Party in the 2012 elections, has just defected to the Le Pen camp. The Socialists had thought the rising star of Marine Le Pen would work to their advantage, splitting the Right. Now they discern a deadly threat. Industry minister Arnaud Montebourg lashed out last week, blaming Brussels for playing into the hands of the Front National by running roughshod over democracies and pushing austerity a l'outrance.

»Mrs Le Pen said her first order of business on setting foot in the Elysee Palace will be to announce a referendum on EU membership, “rendez vous” one year later. “I will negotiate over the points on which there can be no compromise. If the result is inadequate, I will call for withdrawal,” she said. The four sticking points are the currency, border control, the primacy of French law, and what she calls “economic patriotism”, the power for France to pursue “intelligent protectionism” and safeguard it social model. “I cannot imagine running economic policy without full control over our own money,” she said.

»Asked if she intends to pull France of the euro immediately, she said: “Yes, because the euro blocks all economic decisions. France is not a country that can accept tutelage from Brussels,” she said. Officials will be told to draw up plans for the restoration of the franc. Eurozone leaders will face a stark choice: either work with France for a “sortie concertée” or coordinated EMU break-up: or await their fate. Mrs Le Pen fears that other EMU states will resist and let “financial Armaggedon” run its course, but it is a risk that has be taken. Her plan is based on a study by economists from l'École des Hautes Études in Paris led by Professor Jacques Sapir. It concludes that France, Italy, and Spain would all benefit greatly from EMU-exit, restoring lost labour competitiveness at a stroke without years of depression. [...]

»Prof Sapir said the gains are greatest in a coordinated break-up with capital controls where central bank intervention steers the new currencies to target levels. The model assumes that the D-Mark and Guilder is held to a 15pc rise against the old euro, while the Franc falls 20pc. The gains are less if EMU collapses in acrimony and currencies overshoot. This would inflict a violent deflation shock on Germany, but would still be strongly positive for the Latin bloc. “A lot of politicians have been coming to see me, both Gaullistes and Socialists. They agree, but don't want to come out publicly. They want somebody else to take the lead. If Marine Le Pen wishes to use my work, I have no problem,” he said. [...]

»Marine Le Pen claims to be the true heir of General Charles de Gaulle, accusing the Gaulliste UMP party of selling its soul to Europe and the Anglo-Saxon order. “There was a de Gaulle of the Left, and a de Gaulle of the Right. There were two de Gaulles. We stand for both,” she said. [...]

»[Her] campaign of “dédiabolisation” or image detox seems to have worked. Only a minority of voters still thinks the Front is a “threat to democracy”. Mrs Le Pen is winning over white working class women in droves. The feminized Front is no longer the party of the angry white male. The softer image is why finance minister Pierre Moscovici describes her as “more dangerous than her father”. [...]

»The emergence of Marine Le Pen as a contender for office in Europe's pivotal power may prove the electric shock needed to force a radical shift in EMU crisis strategy, or at least to force France's Socialist Party to break with Germany and fight for a full reflation agenda, if only to avert its own ruin. “We have succumbed to a spirit of slavery in France. We have forgotten how to lead, and our voice is not heard any more,” she said. It will be heard now.»

La dernière phrase de l’interview de Ambrose Evans-Pritchard est effectivement de son cru, et marque l’impression que Marine Le Pen lui a laissée. (“‘Nous avons succombé à l’esprit d’esclavage en France. Nous avons oublié comment on dirige et notre voix n’est plus entendue’, dit-elle. Désormais, on l’entendra.”) Manifestement, les deux interviews, les détails qu’on y trouve, marquent une faveur et une entente partagée qui devraient être stupéfiantes si l’on s’en tient aux références-Système, aux étiquettes. Voir Novosti et le très british AEP communier dans une commune bienveillance pour Marine Le Pen, le FN et leurs idées, est évidemment stupéfiant toujours selon cette approche qui ne cesse de révéler son obsolescence. Constater qu’AEP écoute avec intérêt Jacques Sapir, aussi bien que Marine Le Pen, et leurs idées de “protectionnisme intelligent”, sacrilège absolu en général et traditionnellement pour le libéralisme anglo-saxon et la City, est tout aussi stupéfiant, ou bien révèle tout autant l’obsolescence de cette approche qui se réfère aux vieilles étiquettes-Système dont le Système fait son miel pour contrer les rassemblements antiSystème. Voir AEP copiner intellectuellement avec ces milieux FN-souverainistes exactement sur le même ton que les Russes font avec eux, est de la même veine lorsqu’on sait la détestation officielle existante entre les Britanniques et la Russie de Poutine.

Mais nous y sommes, en mentionnant “les rassemblements antiSystème”, car l’occurrence décrite ainsi en est un de facto. Il faut toujours répéter que le phénomène antiSystème ne présuppose nullement l’opposition structurée et effective au Système, donc “étiquetée” idéologiquement, car cette notion est par nature absurde. Le Système étant décidément notre Tout, la force hermétique qui enferme cette civilisation générale (ou “contre-civilisation”) et ses monstres divers comme la globalisation dont nous dépendons tous, nous sommes tous nécessairement dans le Système (et donc objectivement pro-Système à un moment ou l’autre, même si dans des occurrences extrêmement faibles). Le phénomène antiSystème est donc un phénomène dynamique, de déplacement constant, d’adaptation permanente, qui se jauge par des rapports et ses effets directs et surtout indirects ; même des forces ou les individus semblant les plus pro-Système peuvent devenir radicalement antiSystème en telle ou telle occasion. (...Quitte à ne plus l’être l’instant d’après, ou à ne pas l’être parallèlement sur tel autre sujet. Ce qui importe est la manifestation de la dynamique antiSystème, de quelque façon qu’elle se manifeste.) Les positions et rassemblements constatés ici ne sont nullement un phénomène idéologique, un reclassement “politique”, etc., même s’ils peuvent marginalement constituer cette sorte de phénomène ; ils sont d’abord et centralement le signe de la rapidité extraordinaire de la crise d’effondrement qui balaie tous les rangements convenus (les rangements-Système). AEP fait l’impasse sur le “protectionnisme intelligent”, sur les amitiés russes et sur le souverainisme de ses interlocuteurs, et va à l’essentiel pour lui : ils (ses interlocuteurs) constituent une force qui, dans certaines circonstances, est capable de briser l’euro et l’Europe institutionnelle, – alors, aucune hésitation... (On peut évidemment juger ces évolutions de pure tactique, par exemple en observant que la City reste la City, et craindre ces engagements fondamentaux comme l’annonce d’une future “trahison”. On aurait tort, car un mouvement tactique dans l’esprit de celui qui évolue, dès lors qu’il s’accomplit en position antiSystème, est transformé nécessairement en stratégie la plus haute, quoi qu’en veuille le producteur, et touche au domaine fondamental de notre temps. Là est l’essentiel, dans cette époque fondamentale où les règles idéologiques et les manoeuvres politiques humaines sont devenues des fétus de paille.)

On remarquera également qu’on ne parle que marginalement de l’Amérique, pour ne pas s’attarder à un sujet délicat (entre l’antiaméricanisme des souverainistes et “marinistes” français, et le proaméricanisme d’un AEP) ; et puis aussi, parce que ce n’est plus un sujet essentiel, selon notre appréciation que toutes les forces-Système se sont agrégées au sein d’un bloc BAO où la domination US n’a plus du tout la forme d’antan. Les folies de la NSA et l’emprise illusoire qu’elles manifestent sur le bloc ne changent rien à cette évolution, qui contribuent en fait à installer le désordre au sein du bloc pour des résultats quantitativement monstrueux et qu’on se permettra de jauger, pour le qualitatif, à la mesure de la catastrophe sans fin qu’est devenue la politique US, depuis 9/11 particulièrement, et auparavant (depuis la fin de la guerre froide) d’ores et déjà... Au plus il se révèle énorme, surpuissant, irrésistible, inarrêtable, au plus le Système (c’est-à-dire le bloc BAO, les USA, la NSA et ainsi de suite) se révèle monstrueux, démesurée, extraordinairement inefficace, irrésistiblement autodestructeur. Dans cette occurrence, il n’est pas étonnant qu’on circule beaucoup, en ce moment, de positions-Système à occurrences antiSystème, sans vraiment se soucier des étiquettes.

Sauf en France ? L’ascension d’une Le Pen, si elle confirme sa ligne “internationale” antiSystème de préférence aux polémiques intérieures (évolution qu’elle n’avait pas tenue lors des présidentielles de 2012), pose un dilemme à certaines forces qui, sur la gauche, se veulent ou se prétendent antiSystème. Ces forces aussi, et même plus que toute autre, ont un considérable problème d’étiquette, une idéologisation surannée qui les place en porte-à-faux, en refusant les rassemblements antiSystème au nom des idéologies, des étiquettes-Système qui font le miel du Système. La chose s’adresse notamment à Mélenchon, dont le brio de nombre d’aspects antiSystème de son discours de politique extérieure contraste avec le dogmatisme idéologisé de ses positions intérieures sur les polémiques “sociétales” dont le Système (suite) fait son miel. Une évolution sur ce dernier point est la condition sine qua non entre continuer à faire un sur-place éructant au bénéfice du Système et de son représentant UMPS, et oser l’évolution décisive vers l’antiSystème. Ce que nous écrivions le 12 avril 2012, en saluant l'intervention de politique extérieure de Mélenchon, reste pour nous complètement d’actualité, – et comment...

«Ainsi relève-t-on une ambiguïté dans l’attitude de Mélenchon, ambiguïté qu’il n’est pas le seul à porter, qui se marque le plus souvent quand surgit une personnalité politique qui entend affirmer une position de forte substance. Le décalage est considérable entre son discours socio-politique intérieur, fortement “idéologisé” et proclamé partout, et son discours fondamental de “politique de la grande crise”, celui qui nous intéresse, et qui est dit mezzo voce, pour des oreilles attentives ou incrédules. Le premier soulève peut-être les foules mais il est d’une pauvreté inhérente à l’“idéologisation” de notre temps (de droite, de gauche, ou du centre, ou d’où que vous le voulez). Malgré les apparences, il joue à fond pour le Système, en perpétuant les clivages artificiels qui empêchent les alliances antiSystème fondamentales. Les attaques de Mélenchon contre la FN font partie de ce folklore assez vain, réducteur et peu glorieux, et en plus complice du Système. (Cela nous rappelle une confidence désabusée de Régis Debray début mai 2002, alors que d’immenses manifs’, essentiellement de gauche, parcouraient la France contre un Le Pen assuré de ne jamais pouvoir gagner ce deuxième tour, et que nous nous interrogions sur la signification et l’héroïsme de cette mobilisation : “Qu’est-ce que tu veux, chaque génération a besoin de sa guerre d’Espagne…”. Les temps ont changé, pour ce qui est de l’héroïsme.)»


Mis en ligne le 2 juillet 2013 à 08H44