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2011James Carroll est certainement l’historien américain (pas américaniste, dans ce cas) qui a le mieux écrit sur le Pentagone, nous rappelant le surnom de Moby Dick que le secrétaire à la défense Cohen avait donné à ce monstre indomptable qui a installé une mécanique implacable au cœur du système, – système au cœur du système dans cette architecture de systèmes. La dimension spirituelle du personnage (catholique, Carroll se destinait à la prêtrise et avait entamé des études dans ce but avant d’abandonner cette vocation) ajoute une dimension fondamentale dans son analyse du phénomène, en l’identifiant comme une entité spirituelle maléfique, un “système” transmuté en une sorte de force vivante et monstrueuse, et irrésistible. (Son livre House of War, dont nous avions rendu compte le 20 juillet 2006, mérite d’être lu et relu.)
Le texte (Boston Globe du 13 juillet 2009) de James Carroll sur Robert McNamara, qui vient de mourir, mérite également la lecture. Carroll a suivi d’une façon très précise, voire intime, la carrière de McNamara. (Le père de Carroll, le créateur de la Defense Intelligence Agency, était général de l'USAF, en poste au Pentagone lors de l’arrivée de McNamara en 1961). Il a particulièrement observé, décrit et compris la démarche du secrétaire à la défense qui fut le responsable de la guerre du Vietnam, ordonnant et contrôlant des bombardements massifs, dans une guerre inique et stupide dont les pertes humaines ont sans doute atteint plusieurs millions et causé des dévastations inimaginables. Le texte de Carroll s’attache surtout, ce qui ne fut pas le cas de nombre des commentaires qui accompagnèrent la mort de McNamara, à la dimension humaine de cet homme qui porta le poids de crimes innombrables. Comme d’autres, McNamara faillit succomber au poids de cet engagement monstrueux, produit à la fois d’une psychologie détournée et fautive, avec des convictions à mesure, et des pressions de Moby Dick qui a l’habitude de dévorer d’une façon ou l’autre les secrétaires à la défense qui l’ont servi. Comme son prédécesseur James Forrestal, McNamara se trouva sur la fin de son terme, en 1967, dans un état psychologique tel que le président Johnson craignait effectivement qu’il se suicidât:
«McNamara had played a role in the invention of strategic bombing during World War II, and when it came to the Vietnam War, he firmly believed that bombing would be key to American victory. Proven wrong, he became so hinged that President Johnson feared his secretary of defense would end as “another Forrestal.’’ At McNamara’s last top-level meeting, he went ballistic; “The goddamned bombing campaign,’’ he screamed, “it’s been worth nothing, it’s done nothing, they’ve dropped more bombs than in all of Europe in all of World War II, and it hasn’t done a (expletive deleted) thing!’’
»McNamara did not kill himself, as his predecessor did - but he spent his four remaining decades a haunted, haunting figure. As he had tried to tame the nuclear beast and failed, he had tried to undo his mistake in Vietnam, and failed. As the war raged on for most of a decade more, he never openly denounced it – nor any of the other futile American wars that followed. He was as broken as Ahab – and Forrestal – but was cursed to wander on, a living pariah of regret.»
Le début du texte de Carroll rend compte effectivement de cette dimension spirituelle, voire maléfique, du Pentagone, avec cette terrible analogie du capitaine Achab parti à la poursuite du grand cachalot blanc, son obsession, sa maladie intime; et si l’analogie convient effectivement à McNamara, comme à Forrestal avant lui, elle est aussi, selon l’intuition de Melville, la métaphore de la psychologie américaniste et, partant, de l’esprit de l'américanisme, de cette pathologie de la psychologie qui renvoie également au développement général de la modernité comme phase finale de la civilisation occidentale entrée dans la subversion d’elle-même.
«‘Moby Dick’ is the saga of the American soul, a cosmic contest with an “intangible malignity.’’ The sea monster was “the monomaniac incarnation of all those malicious agencies . . . all the subtle demonisms of life and thought, all evil . . . all the general rage and hate’’ felt by the human race “from Adam down.’’ Onto this enemy, Captain Ahab “as if his chest had been a mortar . . . burst his hot heart’s shell.’’
»Ahab’s corpse wound up lashed to the hump of his nemesis, but what if Herman Melville had ended his novel differently? What if, in defeat, Ahab had been cursed to survive for decades more, wandering the back alleys and waterfronts of whaling cities, an embodiment of impotence and hubris, a living figure less of tragedy than pathos? Then the story would have been not Ahab’s, but Robert S. McNamara’s.
»A Washington cliche refers to the Pentagon as the Great White Whale, the leviathan on the Potomac. Yet that something monstrous had indeed been loosed there was hinted at in 1949 when the first secretary of defense, James Forrestal, fell into a catatonic state at his desk, only to commit suicide a few weeks later.»
Ces réflexions, pour nous rappeler la réalité transcendantale de cette tragédie de la civilisation qu’est la transformation de notre organisation générale en un système mécaniste, appuyé sur le technologisme et le bellicisme, capable d’inventer une pseudo-spiritualité pour habiller d'atours séduisants cette transmutation monstrueuse, qui semble animé d’une volonté propre et qui fait de ceux qui le servent à la fois des complices et des victimes. Cette idée ne doit pas nous quitter, tant elle est essentielle.
McNamara était l’archétype du complice-victime, du coupable enchaîné à l’inéluctabilité de son crime. Son destin nous conforte dans la conviction que la puissance déchaînée de notre civilisation, si complètement nihiliste et impuissante au bout de sa course, entraîne un enchaînement des hommes à ce qui est devenu une sorte de “force supérieure”. Pour certains, McNamara était passible des tribunaux humains pour les crimes dont il était le responsable. La validité incontestable de ce jugement ne rend pas compte de la totalité du cas, et, si l’on en reste au jugement, justement, cela qui satisfait à bon compte notre intransigeance morale, on écarte toute chance de comprendre la véritable substance de notre crise de civilisation.
Mise en ligne le 14 juillet 2009 à 10H43
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