Menace discrète mais sans vergogne

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Menace discrète mais sans vergogne

15 septembre 2010 — Il y a d’abord un article du Daily Telegraph, le 12 septembre 2010, qui a fait, disons, un bruit discret mais néanmoins fort audible. Il s’agit de menaces officieuses mais ainsi et aussitôt devenues publiques, des USA, ou plutôt du Pentagone (la nuance est essentielle), contre le Royaume-Uni.

«In private exchanges, the Pentagon told defence ministers and senior officials that the US was worried Britain’s cuts could widen the transatlantic divide in military power and spending.

»The warning could put new pressure on the Treasury to limit planned cuts in Britain’s defence capabilities. […]

»[Defence minister] Dr Fox is considering flying out to Washington to meet US officials to assuage their worries later this month, before the defence review ends. Whitehall sources have disclosed that provisional estimates from MoD negotiations with the Treasury show core defence spending could fall below Nato’s 2 per cent standard — perhaps to as little as 1.7 per cent of GDP.

»The US routinely spends more than 4 per cent of GDP on defence, and military analysts say the widening gap will make it harder for European forces to work with US forces equipped with ever more sophisticated equipment.

»It is understood that a senior American official recently called the MoD to discuss “concerns” about the prospect of an even greater spending gap. Michele Flournoy, the under-secretary for policy at the Pentagon, telephoned Tom McKane, the MoD’s strategy director, to raise the issue. “The Americans are sympathetic, but it’s fair to say they have some fairly serious concerns about where we will end up,” said a Whitehall source…»

Parallèlement se poursuivent à Londres les travaux concernant la Strategic Defence and Security Review, qui doit décider des réductions budgétaires. The Independent, du 14 septembre 2010 consacre un article (avec d’autres, complémentaires) à ce qu’il craint être un processus menant à la disparition de la Royal Air Force.

Notre commentaire

@PAYANT L’intervention US auprès des Britanniques a été largement préparée et planifiée, notamment par cette fuite vers le Daily Telegraph, qui est bien détaillée et implique des personnes identifiées telle que Michele Flournoy. (Le Telegraph est un quotidien de tendance néoconservatrice, partisan d’une quasi-intégration des Britanniques dans l’ensemble anthropotechnocratique du Pentagone.) La visite qu’envisage Liam Fox à la fin du mois, à Washington, pour justifier les propositions de la Strategic Defence and Security Review, constituerait une démarche qui a bien peu de précédent, dans le domaine de la démonstration de l’allégeance britannique vis-à-vis des USA, et dans celui, concomitant, des difficultés de l’allégeance britannique vis-à-vis des USA.

Il faut savoir que les USA, c’est-à-dire le Pentagone, sont en mode très offensif vis-à-vis des Britanniques depuis l’installation, en mai, du nouveau gouvernement Cameron-Clegg. Ils ont noté les diverses déclarations où les nouveaux dirigeants parlent d’une certaine prise de distance des USA, d’une relativisation des special relationships. Ils ont également noté les déclarations britanniques sur un retrait d’Afghanistan ; les chefs militaires US estiment que les Britanniques envisagent vraiment de commencer à quitter l’Afghanistan en 2012. (Le retrait US devant commencer en principe en juillet 2011 est de plus en plus repoussé, au moins à novembre 2012/début 2013, pour le nouveau mandat présidentiel, qu’Obama soit ou non réélu, et ce retrait n’affectant pas des unités de combat constituées avant 2014. Cette planification implique au moins une situation “stabilisée”, une aggravation repoussant tout retrait aux calendes grecques et impliquant même un renforcement.)

Ces divers éléments ont effectivement généré une réaction très forte de Washington, avec des pressions énormes sur Londres, notamment entre establishments militaires. Les Américains veulent absolument conserver un engagement britannique dans deux domaines qu’ils contrôlent complètement :

• La modernisation des systèmes d’arme stratégiques nucléaires Trident (missiles nucléaires stratégiques), passant par des systèmes exclusivement américanistes pour éviter toute velléité britannique d’envisager d’autres voies (notamment la voie de la coopération avec la France, idée un moment caressée du côté français par des conseillers de Sarkozy devenus émissaires auprès des Britanniques dans certaines circonstances, dont notamment Pierre Lellouche, lors de la campagne présidentielle du printemps 2007). Il faut bien entendu noter que la question de la modernisation du Trident est chaudement débattue à Londres, dans le cadre de la Strategic Defence and Security Review.

• Le maintien sans aucune restriction des Britanniques dans le réseau global d’écoute, de détection, de renseignement, etc., qui lie depuis 1947 les puissances anglo-saxonne (réseau Echelon, notamment) ; et, spécifiquement, qui lie les USA et les Britanniques au niveau de leurs agences de renseignement, CIA et MI6.

A côté de cela, certes, le Pentagone pèse de tout son poids pour l’engagement britannique en Afghanistan et pour divers projets de coopération des armements. Mais il s’agit de matières moins prioritaires que les deux que nous avons mentionnées ci-dessus, qui relèvent du cœur des intérêts stratégiques US.

Les pressions US se font sans aucune contrepartie, sauf de vagues promesses, dont la plus caractéristique et la plus grotesque est la perspective de ratification du traité sur le transfert des technologies d’armement, qui traîne depuis trois ans, de promesse non tenue en promesse non tenue. La situation du côté du Pentagone, en plus de l’habitude bien ancrée d’exigences brutales auprès de ses alliés sans contrepartie, est compliquée par les énormes difficultés que rencontre ce même Pentagone au niveau budgétaire et dans ses probables relations avec le nouveau Congrès, dans une atmosphère de crise générale où les pressions pour des réductions budgétaires, y compris des crédits militaires, se font de plus en plus fortes.

Paradoxalement, mais de façon moins étonnante qu’il ne paraît en raison de la politique profondément unilatéraliste des USA et des habitudes interventionnistes de l’appareil technocratique militaire US, le Pentagone est d’autant plus exigeant auprès de ses alliés qu’il est affaibli dans la structure de direction du système. Les exigences du Pentagone sont présentées quasiment comme si leur satisfaction, et le renforcement de la position du Pentagone que cela implique, était fondamentalement de l’intérêt “national” supérieur du Royaume-Uni. Les alliés du Pentagone sont méprisés, critiqués, vilipendés, d’autant plus qu’ils sont considérés comme faisant partie intégrante du Pentagone. Il y a une certaine logique dans l’attitude US, que l’attitude de servilité continuelle du Royaume-Uni a largement contribué à renforcer. Cette logique agit à fond si le statut et la puissance du Pentagone sont menacées, ou perçues comme étant menacées, ce qui est le cas aujourd’hui.

La “mission impossible” de Liam Fox ?

Donc, le ministre de la défense du Royaume-Uni pourrait devoir se précipiter à Washington d’ici la fin du mois. Fox est un tenant de la ligne atlantiste dure au sein du parti conservateur, un homme mis à cette place par les réseaux pro-américanistes au Royaume-Uni, dont la mission est d’assurer la pérennité de l’alignement britannique sur les USA. Dans ce rôle, Fox est plus pro-US que Cameron, voire que Hague (ministre des affaires étrangères).

…Pour autant, il n’est pas dans une position si aisée, tant s’en faut. Une des circonstances radicales actuelles au Royaume-Uni, c’est la prééminence affirmée du Trésor, par le biais des réductions budgétaires, dans cette opération de réduction des forces armées, alors qu’il y a en général, chez les dirigeants politiques, une entente tacite pour que ce domaine de la sécurité nationale (et des liens avec les USA par conséquent) échappe à la seule logique budgétaire. (Cette position, chez les Britanniques, n’est transgressée que dans les situations de grandes difficultés économiques ; le principal précédent à cet égard, et quasiment le seul notable, c’est celui de la période de crise économique et sociale, et d’un premier recul radical de la puissance militaire, de la deuxième partie des années 1960 avec une relance de la tendance durant la deuxième partie des années 1970, principalement sous la direction des travaillistes Wilson et Callaghan.) Aussi, les arguments de Fox auprès de la partie US seront-ils assez faibles, du point de vue US, c’est-à-dire selon les exigences US vis-à-vis de leurs alliés, et l’attitude des USA est déjà bien définie par la phrase mentionnée plus haut («The Americans are sympathetic, but it’s fair to say they have some fairly serious concerns about where we will end up…»).

Il existe même une possibilité, selon l’évolution des évaluations actuellement faites par le Trésor britannique, que Fox aille à Washington pieds et poings liés par des décisions qui lui seraient imposées, ayant ainsi à exposer des positions bien peu agréables pour les conceptions du Pentagone, et que lui-même, Fox, désapprouveraient et auraient bien du mal à défendre. Les entretiens n’auraient ainsi guère de raison d’être, puisqu’ils se feraient avec un homme dépouillé de la capacité de décider, parce que la tension sans guère de précédent des possibilités budgétaires pour la défense réduit sa marge de manœuvre au minimum minimorum.

Il n’y a aucune stratégie britannique dans cette affaire, aucune planification d’aucune sorte. Il n’y a pas de projet politique, comme certains pourraient en faire la spéculation, – par exemple entre l’orientation pro-américaniste et une orientation plus “européenne”. C’est-à-dire qu’il est inutile d’argumenter dans un sens ou l’autre, car il s’agit avant tout d’une situation comptable. De ce fait, les soupçons US concernant une orientation plus pro-européenne des Britanniques, qui ne manqueront pas d’être développés par le Pentagone, n’auront aucune prise sur Fox, simplement parce qu’ils n’ont aucun fondement concevable. Pour l’instant (cela pourrait changer, mais cela n’est nullement assuré), les Britanniques naviguent, du point de vue de leur “stratégie”, en pilotage automatique, répondant aux seuls arguments comptables d’une situation budgétaire extraordinairement grave et complexe. Leur position sur les questions de sécurité, sur leur stratégie, tend de facto vers une sorte d’absence conceptuelle et n’a guère de possibilité d’être incluse dans les conceptions et la planification du Pentagone.

Si le Royaume-Uni a connu le précédent qu’on a signalé dans les années 1960-1970, il se trouvait alors avec un répondant d’une puissance considérable. Le Pentagone de ces années-là pouvait se passer du supplétif britannique. L’originalité, et peut-être la surprise de l’intervention actuelle, finalement, est bien qu’il apparaisse que le Pentagone estime, dans la situation qu’il connaît pour lui-même, ne pas pouvoir se passer de l’appoint britannique. (Quelle différence avec début 2003, où Rumsfeld annonçait qu’il pourrait se passer des Britanniques pour attaquer l’Irak.) Du coup, les Britanniques, qui auraient été très satisfaits de cette évaluation dans d’autres circonstances, se trouvent mis en procès. C’est finalement inhabituel pour eux. Leur position d’une nation qui, sur les questions de sécurité, a abdiqué sa liberté d’action, voire sa souveraineté, au profit des USA, les avait habitués à une absence de réelle critique de la part des USA, qui comprenaient par nature les limites des auxiliaires alignés et pouvaient y suppléer.

Aujourd’hui, le maître tout puissant est agité de nombreux et insondables problèmes, et il entend obtenir des auxiliaires un effort maximal dont il apprécierait le poids. Mais les auxiliaires en sont bien incapables, non seulement à cause de leur énorme problème budgétaire mais parce qu’ils n’ont plus les capacités psychologiques et les outils de puissance (de souveraineté) qui permettent souvent d’écarter les obstacles comptables. Du coup, les Britanniques sont, face aux USA, avec tous les désavantages de l’alignement servile et aucun des avantages. On ne voit pas quelle sortie de l’imbroglio ne provoquerait pas amertumes et querelles diverses entre les deux, USA et UK. Cela n’impliquerait nullement un réalignement stratégique au sein du bloc occidentaliste-américaniste mais pas mal de désordre en plus au sein de ce bloc, au cœur de l’axe anglo-saxon.