Moby Dick contre Israël

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Moby Dick contre Israël

19 mars 2010 — Que se passe-t-il autour du Pentagone? Que se passe-t-il avec Israël? Que se passe-t-il donc dans la tête du général Patraeus? Que peut-il se passer avec l’Iran? … Enfin, ceci: que se passe-il chez Moby Dick, au Pentagone?

Enfilons quelques faits, comme autant de perles dans un collier de bien belle facture, manifestement arrangé par le Pentagone. Le constat général est qu’il y a, clairement, un raidissement général des chefs militaires du Pentagone à l’encontre d'Israël. L’intérêt est d’analyser les raisons profondes et multiples de ce raidissement.

• L’intervention du commandant de Central Command (dont dépend l’Afghanistan et le Pakistan), le général Petraeus, le 16 mars devant la Commission des forces armées du Sénat, est, de loin, le fait le plus important. Parmi d’autres, le site War in Context met en évidence cet aspect, dans un texte du même 16 mars 2009.

«…In issuing his warning, Petraeus — arguably the most influential even if not the highest ranking member of the US military — was reiterating a statement he made almost a year ago. The only difference between what he said in April 2009 and what he said today, was that he now acknowledges al Qaeda is being strengthened by the conflict.

»He now says: “The enduring hostilities between Israel and some of its neighbors present distinct challenges to our ability to advance our interests in the AOR [CENTCOM's area of responsibility]. Israeli-Palestinian tensions often flare into violence and large-scale armed confrontations. The conflict foments anti-American sentiment, due to a perception of U.S. favoritism for Israel. Arab anger over the Palestinian question limits the strength and depth of U.S. partnerships with governments and peoples in the AOR and weakens the legitimacy of moderate regimes in the Arab world. Meanwhile, al-Qaeda and other militant groups exploit that anger to mobilize support. The conflict also gives Iran influence in the Arab world through its clients, Lebanese Hizballah and Hamas.”»

• Tout cela n’est pas absolument nouveau, observe War in Context, sauf que cela est dit par Petraeus, d’une façon très officielle, sinon solennelle. D’où ces observations absolument justifiées:

«Neoconservatives and the Israel lobby have worked hard and long to obscure the deeply corrosive regional impact of a conflict that successive Israeli leaders have either been unwilling or seemingly incapable of resolving. Others, who earlier said what Petraeus now says, have either been dismissed as poorly informed or worse, branded as anti-Israeli or by insinuation, anti-Semitic.

»No such charge will stick to Petraeus. Indeed, if the Israel lobby was so foolhardy as to try and go after an American general who sometimes gets treated like a latterday Eisenhower, the lobby will be at dire risk of being visited by its own greatest fear: being branded as anti-American.»

• Les déclarations de Petraeus reflètent sans le moindre doute le sentiment général des chefs militaires. Il est absolument probable que le texte de sa déposition a été lue et approuvée par l’amiral Mullen, président du JCS. Petraeus avait déjà informé le Comité des chefs d’état-major, le 16 janvier dernier, de cette analyse qu’il fait de la situation, et des critiques directes qu’il porte contre Israël. (Voir l’article de Mark Perry dans Foreign Policy le 13 mars 2009.) Cela résume ce que nous avons déjà observé de l’évolution des militaires, avec l’“alliance” des deux factions jusqu’ici opposées, entre Mullen et Petraeus.

• On sait également la position en flèche qu’a prise l’amiral Mullen vis-à-vis des projets supposés d’Israël contre l’Iran. En un sens, cette position équivaut, en vigueur et en position critique à l’encontre d’Israël, à celle de Petraeus. Bien entendu, Petraeus partage l’avis de Mullen contre une attaque de l’Iran.

• Tout cela doit être médité sur le fond de la crise du Pentagone, dont chaque jour nous apporte l’un ou l’autre écho

@PAYANT Nous observons donc que, dans les affaires israélo-américanistes, les militaires US ne prennent plus de gants. Il s’agit d’une affaire importante, on dirait même essentielle pour les rapports israélo-américanistes à cause de la place que tiennent le Pentagone et les militaires US dans ces rapports. Il faut savoir qu’au départ, essentiellement à partir du début des années 1980, il existait une quasi-annexion d’Israël comme accessoire stratégique de la politique hégémoniste US au Moyen-Orient, et que cela était directement le fait du Pentagone. Ainsi les rapports entre Israël et les USA doivent-ils être nuancés par ce constat radical: autant Israël pèse formidablement sur le monde politique US (le Congrès essentiellement) d’une façon extrêmement visible et obscène par l’intermédiaire de son lobby (l’AIPAC), autant le Pentagone pèse sur la communauté militaro-stratégique israélienne d’une façon tout aussi intrusive et radicale. (Nous avons déjà souvent évoqué cet aspect des rapports entre Washington et Israël, notamment le 23 décembre 2004 et le 17 juillet 2006.)

Jusqu’ici, il y a eu des crises entre Israël et le Pentagone (ou entre “la communauté stratégique israélienne” et le Pentagone), mais toujours dans un seul sens et à des niveaux non fondamentaux. Il s’agissait d’écarts ou d’erreurs commis par les Israéliens par rapport au diktat de la stratégie extérieure du Pentagone, que le Pentagone entendait rectifier à son avantage. Le Pentagone n’était jamais mis en cause en tant que tel, il ne se sentait pas directement engagé. Il s’agissait de correctifs nécessaires à imposer aux Israéliens, selon le Pentagone, par rapport à la stratégie générale du Pentagone. Ces affaires ne débordaient jamais du cadre très restreint des experts, des relations techniques au niveau de l’armement, etc. Il n’y avait rien de général ni de vraiment public au sens de la communication en général; il n’y avait pas une mise en cause fondamentale, capable de parvenir au public en général.

L’intervention de Petraeus brise ce tabou. On observera que Biden aurait dit la même chose aux Israéliens lors de sa visite (“votre politique met en danger nos troupes”), que cela était resté au niveau des informations officieuses et qu’il y eut ensuite une offensive de la Maison-Blanche pour démentir ces propos, essentiellement auprès du Congrès où veillent l’AIPAC, ses prébendes et son influence. Au contraire, la déclaration de Petraeus est officielle, sinon solennelle. Personne ne revient dessus, personne ne lui en fait le moindre reproche.

Il s’agit d’un affrontement quasiment “à armes égales”. Autant Israël est tabou au Congrès, absolument submergé par l’influence à la fois vénale et terroriste de l’AIPAC, autant les militaires, surtout lorsqu’il s’agit d’un chef qui dirige une guerre comme Petraeus, le sont également. (Petraeus plus encore, puisque les qualités guerrières de cet homme sont d’abord évidentes dans ses époustouflantes capacités en matière de relations publiques. Il a réussi à faire gober au Congrès l’idée que la désastreuse campagne irakienne était finalement une “victoire”. Depuis, Petraeus est une sorte de saint, intouchable au Congrès.) En ce sens, le Pentagone, et plus précisément les chefs militaires, équivalent largement Israël et son lobby AIPAC en influence auprès du Congrès et de la direction politique US.

Or, l’intervention de Petraeus est politique, et absolument soutenue par les chefs militaires unanimes et le Pentagone. Elle revient à dire à Israël, essentiellement à Netanyahou: “il faut que vous changiez de politique, que vous fassiez un effort sérieux et profond vers les Palestiniens pour satisfaire l’opinion publique et les directions des pays arabes modérés”. Si Petraeus et le Pentagone agissent dans ce sens, qui tend plutôt à satisfaire Obama dans les circonstances actuelles, ce n’est certainement pas par déférence pour leur président et commandant en chef. Le Pentagone et les militaires ont d’autres chats à fouetter que de prêter attention au commandant en chef.

Comme toujours, la crise du système

Il y a une convergence de causes qui expliquent cette évolution des chefs militaires US, dans un système en crise, donc de plus en plus éclaté, où les groupes de pression et les centres de pouvoir tendent de plus en plus à s’exprimer d’une façon affirmée, quasiment indépendante. Il y a les causes évidentes, qui tiennent à la situation stratégique.

• Ce que dit Petraeus est archi-connu. La politique israélienne est directement antagoniste de tout arrangement avec les pays arabes, y compris et particulièrement les pays arabes modérés. Cette politique alimente le terrorisme. Ce qui est nouveau, c’est que les chefs militaires US font directement et publiquement la connexion entre ces évidences et les difficultés qu’ils rencontrent dans leurs diverses campagnes. La conclusion, redoutable en l’occurrence, est que les “intérêts stratégiques” des USA et d’Israël divergent, sinon s’opposent.

• Le cas de l’Iran avec les menaces israéliennes d’attaque complètent le cas précédent. On sait depuis longtemps que les militaires US sont opposés à une attaque et, d’une façon paradoxale pour ceux qui croient à un “danger” iranien en plein développement, – puisqu’il y en a pour le croire, – ils y sont de plus en plus opposés. Cela signifie-t-il que les militaires US ne croient pas au “danger” iranien? C’est une question secondaire, dont la réponse serait d’ailleurs plus proche du positif que du négatif, et qui devrait être remplacée par la remarque que les militaires US ne veulent pas d’une attaque contre l’Iran, qui leur coûterait trop cher et pour laquelle ils craignent de ne pas avoir les moyens nécessaires. Par contre, les militaires US croient au “danger israélien” (d’une attaque contre l’Iran). Là aussi, il y a divergence, sinon opposition des intérêts stratégiques des USA et d’Israël.

Mais il nous semble qu’il faut aller au-delà de cette simple (!) question des “intérêts stratégiques”. C’est plus que cela qui est en jeu du côté US, c’est-à-dire du côté du Pentagone. Les militaires US, tout comme la direction du Pentagone en général, ont une perception de plus en plus claire de la crise du Pentagone, en tant que “système général”, que ce soit aux niveaux opérationnel et stratégique, que ce soit aux niveaux bureaucratiques et gestionnaires, que ce soit aux niveaux budgétaires et des équipements. Tout le monde prend conscience que le Pentagone est bien ce monstre, ce Moby Dick dont parlait le secrétaire à la défense Cohen en 1998, et que Moby Dick est dangereusement malade. Dans ce cadre catastrophique, les “intérêts stratégiques” sont bien plus que des “intérêts stratégiques”. Ils font partie d’un ensemble de plus en plus instable, dont certains considèrent qu’il est au bord de l’effondrement. Non seulement il n’est plus temps de prendre des risques (notamment aux côtés des Israéliens ou en laissant faire les Israéliens), mais il n’est même plus temps de ménager quiconque ni de faire des cadeaux à quiconque. Cela vaut évidemment pour Israël.

L’opposition du Pentagone aux entreprises israéliennes est en train de passer de l’accessoire, du marginal, à l’essentiel. L’influence du Pentagone sur Israël, telle qu’on l’a décrite plus haut, vaut dans la mesure où Israël est (était) utilisée comme moyen offensif de relayer une stratégie offensive du Pentagone. Dans ce cas, les intérêts du Pentagone et ceux d’Israël coïncidaient dans le sens de l’offensive stratégique. Aujourd’hui, une rupture est en train de se faire jour, et la situation est en train de se renverser. Dans ce cas nouveau, l’influence du Pentagone sur Israël n’est plus directement transmissible dans la mesure où la politique israélienne, qui est impérative pour l’appareil de sécurité israélien, reste tournée vers l’offensive. L’influence du Pentagone se transforme en une manifestation publique de désapprobation de cette stratégie israélienne, comme Petraeus en fait la démonstration.

Il existe donc désormais une possibilité sérieuse de confrontation, non seulement entre le Pentagone et la direction politique israélienne (la chose est déjà en cours), mais, à Washington même, entre le Pentagone et la puissante influence israélienne s’exerçant à Washington, notamment au Congrès. La crise est entre Israël et Washington, mais elle est plus encore à l’intérieur du système américaniste. Il faudrait d’ailleurs, pour être complet, ne pas s’en tenir à ce seul axe USA-Israël et observer que le cadre général de cet affrontement est tout simplement la politique expansionniste et belliciste du système, pour laquelle le Pentagone ne semble plus avoir la solidité structurelle et la sûreté dynamique nécessaires.

Nous en venons toujours au constat que l’essentiel est bien la crise intérieure du système. C’est elle qui règle tout, qui fait naître les tensions, qui oriente les antagonismes. Nous voulons dire par là que si la crise entre le Pentagone et Israël se développe, il y a de fortes chances qu’elle ne s’arrête pas là parce qu’elle se placera dans le cours d’une dynamique de crise (dans ce cas, celle du Pentagone, qui dépasse les rapports en Israël et les USA). Il ne s’agit pas seulement de la simple possibilité d’un réalignement (des USA vis-à-vis d’Israël), tout révolutionnaire qu’il soit, mais d’un épisode de plus de la crise générale. Admettons bien entendu que l’épisode est particulièrement salé et dramatique, tant l’axe USA-Israël est fondamental pour la politique expansionniste du système. Simplement, et il faut le savoir, – si l’on en arrive là, l’on n’en restera pas là.