Moby Dick entre dans sa terra incognita

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Un nombre de plus en plus considérable de nouvelles, de commentaires et d’analyses se pressent pour annoncer des bouleversements dans le budget de la défense des USA, considéré encore, il y a peu, comme intouchable. C’est un phénomène remarquable compte tenu des circonstances, l’immédiat après-élection étant toujours, aux USA, un reflux des forces conservatrices et d’immobilisme du système après certains emportements de la campagne électorale.

On mentionnera notamment…

• Un article du Wall Street Journal, le 18 novembre 2010, sous le titre «Defense-Spending Bill Enters Uncharted Waters», avec la premier phrase qui résume toutes les explications techniques de l’article concernant la situation au Congrès… «Political upheaval in Washington has upended the Pentagon's traditional budget cycle, creating serious uncertainty for the military and the defense industry.»

• Un article De Jim Lobe, commentateur en général très bien informé, qui confirme cette situation d’incertitude dont les causes sont multiples, et dont la cause dynamique la plus remarquable, née du résultat des élections, est l’apparition d’une faction potentiellement anti-défense (Tea Party essentiellement) au sein du parti républicain. (Jim Lobe, le 20 novembre 2010.)

«With pressure to slash the 1.3 trillion-dollar federal deficit rising sharply, the public debate over whether to exempt the Pentagon from such cuts is moving rapidly toward center-stage. […]

»But a big unknown is what will be the attitude of the several dozen Republicans identified with the “Tea Party” movement who will take their seats in the new Congress in January. While some, notably former Republican vice-presidential candidate Sarah Palin, actually favor more spending on the military, others, led by Kentucky Senator-elect Rand Paul, have insisted that defense cuts must be on the table.

»Whether these new deficit hawks will form an alliance with liberal Democrats – whose influence has actually increased within the party’s Congressional caucus due to the defeat of many defense conservative Democratic incumbents – to force cuts in military spending promises to be one of the more interesting questions that will play out over the coming year. […]

»[S]ome 46 leading national-security analysts and retired senior policy-makers, including intelligence and military officers, released their own letter to the National Commission echoing the call for sharp cuts.>D> […] Briefing reporters about the letter, Gordon Adams, who served as the top national-security official in Clinton’s budget office, said that events of the past few weeks were having a "snowball" effect on the national debate on deficit reduction.

»“Despite the effort by Secretary Gates to protect real growth in the defense budget, it is simply not going to be viable either economically or politically to exempt the Department of Defense from the budget discipline that’s coming,” said Adams, who is currently based at the Stimson Center.»

Notre commentaire

@PAYANT Décidément, cette structuration puissante du mouvement de contestation du budget de la défense est un facteur remarquable, fondamental même, de la nouvelle situation à Washington. Les rapports s’amoncellent, venus de commissions formées ad hoc, officielles ou non officielles, pour proposer des réductions du budget de la défense. Il est en effet absolument sans précédent et tout à fait extraordinaire que le système, avec ses habituels mercenaires, d’une part les activistes type neocons partout très bien placés dans les médias et les think tanks, d’autre part les “éléphants” du parti républicain, corrompus jusqu’à la moelle et totalement des créatures du Big Business et donc du complexe militaro-industriel, n’aient pas réussi à étouffer la contestation issue du mouvement Tea Party. Cela est d’autant plus extraordinaire que les teapartiers ne s’étaient guère occupés, durant la campagne, de critiquer le budget de la défense, et que nombre d’entre eux étaient même favorables à la situation actuelle d’expansion continue de ce budget. La dynamique apparue depuis le 2 novembre est même l’exact contraire de la dynamique habituelle : l’amplification d’une tendance contestatrice du cœur du système assez faible durant la campagne. C’est à ce point qu’on mesure combien la mécanique du système est détraquée, et combien les contraintes psychologiques de la situation conduisent à des situations objectivement incontrôlables. (Par “objectivement”, nous entendons une situation qui se développe d’elle-même, sans poussée directrice, sans leader remarquable, comme si elle était née d’elle-même, de “génération spontanée”, et entrainée ensuite par sa propre dynamique.)

Un point très intéressant souligné par Lobe est celui de savoir si une alliance pourrait être nouée entre les républicains partisans de réductions budgétaires (les deficit hawks, dont de nombreux teaparties) et les libéraux (progressistes) de la gauche du parti démocrate. La chose a déjà été évoquée, mais le caractère de commentateur assez impartial de Lobe, avec de très nombreux contacts dans le monde politique wasghingtonien, renforce singulièrement cette perspective. Le même Lobe cite avec insistance l’alliance, apparaissant ainsi prémonitoire, entre Barney Frank et Ron Paul, – un démocrate progressiste de gauche et un républicain libertarien de droite, – justement constituée pour réduire le budget de la défense, et qui avait le soutien de 57 parlementaires avant les élections du 2 novembre. (Cela implique que ce soutien, dans les conditions présentes et compte tenu de la dynamique qu’on observe, pourrait être doublé, constituant un très puissant groupe de pression au sein du Congrès.)

Que se passe-t-il ? Répétons-le, rien d’organisé, rien de puissamment structuré, sinon au départ des initiatives parcellaires, de personnages (Frank et Paul, par exemple) ou de groupes dont on sait qu’ils sont d’habitude impuissants face au système, même si leur sagesse et leur intelligence sont notables par rapport au courant du niveau washingtonien, – et à cause de cela, justement. Mais il existe aujourd’hui, à Washington, un courant puissant de reflux, qui est la traduction, dans la pression du climat des choses et des événements, de la décadence accélérée du système et de sa position centrale du système de l’américanisme. L’Irak, les catastrophes bushistes, les pitreries de la Guerre contre la Terreur, 15/9 et l’effondrement de Wall Street, le piétinement afghan, le JSF, l’impuissance d’Obama, le déficit fou, le chômage, Tea Party… Tout cela a fini par former un courant psychologique puissant, dont la constitution est passée inaperçue à cause de la poursuite de la narrative virtualiste par les médias-Pravda et la communication des équipes au pouvoir, mais qui n’attendait que les occasions adéquates pour se manifester. Les élections mid-term, avec les péripéties inhabituelles de Tea Party, ont été cette occasion, tandis que les avatars extraordinaires du Pentagone ne cessaient d’affaiblir son cas, en mettant en évidence les gaspillages grotesques et l’inefficacité sans exemple du système, jusqu’à faire du Pentagone, effectivement, dans une atmosphère caractérisée par une dénonciation sauvage du déficit, sinon un coupable du moins un accusé dont le dossier ne cesse de s’alourdir. C’est ce courant qui influe sur les pensées et se fait subtilement le levier de basculements potentiellement colossaux. C’est ce qui est en jeu aujourd’hui autour du Pentagone, qui n’a pour sa cause que des catastrophes, des gaspillages, des corruptions, des balourdises, ou la géniale idée d’envoyer 14 chars lourds Abrams dans le nord de l’Afghanistan pour gagner la guerre conformément au brio du prestidigitateur Petraeus.

Il n’est nullement écrit que nous tenions pour assuré que le Pentagone va effectivement voir son budget réduit, ni qu’il va entreprendre une réforme radicale. La puissance d’inertie de la bureaucratie de Moby Dick est formidable, – Donald Rumsfeld l’avait d’ailleurs désignée, cette bureaucratie, comme le véritable ennemi principal des USA. Elle est capable de résister à des assauts très puissants. La corruption de nombre d’élus est également colossale, à l’image du système et de la puissance du complexe militaro-industriel. Mais, cette fois, la puissance de l’attaque est à mesure. Ce qui a le plus de chance de sortir de cette situation dans un premier temps, c’est un désordre aggravé, multiplié, avec une situation pire encore pour le fonctionnement du Pentagone que celle qui existe maintenant ; avec des pressions supplémentaire sur des programmes qui sont déjà dans un état chaotique (le JSF, indeed) ; avec la position des forces (l’USAF, l’Army et la Navy) rendues encore plus délicates, et ces forces qui songent à leur statut, à leur capacités et à leurs équipements, et qui vont se déchirer entre elles…

Cela, pour la première phase. Après, c’est l’inconnu, et éventuellement le déluge.


Mis en ligne le 22 novembre 2010 à 07H40