Moby Dick et le spectre du coming crash

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La situation du Pentagone continuant à se détériorer à son rythme, notre intérêt pour son sort va croissant. A cette lumière, nous disons tout notre intérêt également pour la nouvelle, dans Ouverture libre, ce 2 août 2010, d’un commentaire de Daniel Goure à partir d’un rapport du Defense Business Board. L’appréciation de la situation du Pentagone, entre une comparaison avec celle de l’industrie automobile mise en faillite et une autre avec celle de la Grèce à l’automne dernier, est particulièrement révélatrice.

Ces analyses doivent être considérées dans la perspective des prévisions d’un coming crash du Pentagone. Les appréciations données par Goure, notamment des mesures nécessaires, sont particulièrement intéressantes.

@PAYANT D’abord, il faut apprécier les acteurs. Le DBB est un organisme hautement respecté et influent, en ce sens qu’il est une sorte de délégation du monde économique et industriel auprès du Pentagone, pour conseiller le Pentagone sur sa situation de gestion. Goure, lui, dont nous avons déjà beaucoup parlé, est un membre honorable de la partie la plus conservatrice de l’establishment, proche du Pentagone, de l’industrie de défense, etc. Le premier constat à faire est que l’alarme extrême ne vient plus seulement des factions réformatrices, voire dissidentes, tel un Winslow Wheeler, mais qu’elle concerne désormais les factions les plus conservatrices et pro-Pentagone.

Ensuite, il y a les suggestions de Goure lui-même. Nous y attachons de l’importance parce que cette personnalité peut être perçue comme un porte-parole de cette faction conservatrice (avec une forte influence de l’industrie et de la finance), en général très “dure” en politique extérieure, partisane d’une défense puissante, d’une politique expansionniste et ainsi de suite. Il nous semble qu’on pourrait dire, en fonction de la présentation faite par Goure, que ses propositions pourraient refléter de véritables propositions du DBB, que cet organisme n’ose pas émettre lui-même de crainte de heurter de front la bureaucratie du Pentagone. La façon dont Goure tresse des lauriers au DBB, tout en jugeant les propositions de cet organisme très “timides” mais sans lui en tenir la moindre rigueur, puis en enchaînant sur ses propres propositions, – voilà qui nous paraît révélateur à cet égard.

Effectivement, les suggestions de Goure sont radicales, ce qui constitue en soi une information du plus grand intérêt, – encore une fois, relativement à la position idéologique de Goure et des intérêts qu’il représente. Les propositions qu’il énonce pour une “réforme du Pentagone” ressemble diablement à une sorte de “déstructuration du Pentagone” par démantèlement de certaines de ses activités… «For example, pension and health care costs for current retirees or those nearing eligibility for retirement could be taken out of the DoD budget… […] All non-inherently governmental functions should be sold to the private sector… » Tout de même, pour la deuxième phrase complétée, on note qu’elle n’est guère flatteuse pour le Pentagone, le centre de la puissance du système de l’américanisme, qui est aussi le centre du capitalisme que les USA entendent présenter et chaleureusement imposer au reste du monde, y compris le “monde non développé” : «All non-inherently governmental functions should be sold to the private sector just like in the developing world when they embrace capitalism» (souligné par nous en gras), – c’est-à-dire le Pentagone considéré comme l’équivalent, dans les domaines de la gestion et du développement économique, du niveau d’un pays en voie de développement…

Goure devient encore plus intéressant lorsqu’il évoque des mesures plus spécifiquement militaires et stratégiques pour tenter de sauver le Pentagone. Il n’avance rien de moins que les propositions de fermer certaines bases du réseau mondial du Pentagone (entre 700 et 1.000 bases hors des USA, selon la comptabilité du monstre qu’on adopte), et de transférer la responsabilité de la sécurité de l’Europe à l’Union européenne… (« We could not only cut the number of overseas bases – like the automobile companies canceling dealer franchises… […] we could even agree to a new division of geographic responsibilities in the world. For example, the EU takes over all responsibilities for Europe short of major war and we assume the burden in East Asia.»)

Il s’agit de propositions remarquables, avancées d’une façon discrète, sans trop s’y attarder. On ne s’étonnerait pas de les trouver sous la plume d’un Chomsky, d’un Raimondo ou d’un Ron Paul, c’est-à-dire peu ou prou d’un dissident anti-guerre du système, – mais sous la plume d’un Goure ! Première conclusion : confirmation ou rengaine, sur le thème qu'il faut que les choses aillent bien mal au Pentagone pour qu’un personnage si spécifique, si complètement dans ce que l’establishment a de plus conservateur, en vienne à évoquer de telles hypothèses. D’autre part, il y a incontestablement une forte influence du business chez Goure, dont l’institut (le Lexington Institute) dépend entièrement des subsides de l'industrie de l'armement. Cela signifie alors que l’industrie d’armement et le monde économique commencent à considérer que les politiques bellicistes et d’implantation expansionniste du Pentagone ont désormais, de leur point de vue, plus de désavantages que d’avantages. (Par ailleurs, tout cela en considérant que le business défend bien entendu ses intérêts, comme c’est le cas dans cette idée de transfert de plusieurs activités du Pentagone au secteur privé.)

Un point intéressant est la proposition de transfert de la sécurité européenne aux seuls pays européens. Nous vivons dans un monde si complètement perverti au niveau des valeurs et des responsabilités que cette proposition, – que les Européens assurent eux-mêmes leur sécurité, – apparaît absolument révolutionnaire. On peut d’ailleurs être assuré qu’une telle idée provoquerait, chez les Européens, une véritable panique et une levée de boucliers tant les Européens sont aujourd’hui absolument dépendants, – addicted, comme des drogués, – de leur statut de négation complète de leur indépendance au profit des USA… “Au profit” ? Curieusement, malgré ce qu’on vient d’écrire comme un constat catastrophique pour l’Europe apparaît finalement comme un piètre avantage pour les USA, tant l’irresponsabilité européenne est grande, et touche évidemment les domaines où les USA attendraient au contraire un effort supplémentaire des Européens pour les renforcer, à leur avantage. La participation étriquée et réticente des Européens à l’affaire afghane (à part les Britanniques, mais pour combien de temps encore ?), accentuée par la boulimie des militaires US pour l’engagement maximal et le contrôle systématique des opérations, mesurent les limites de l’avantage pour les USA de la situation de dépendance des Européens, caractérisée par l’irresponsabilité indifférente. Dans tous les cas, cette sorte de problèmes tend de plus en plus à perdre de son acuité, notamment à cause du transfert des crises des engagements militaires vers des situations de multiplicité des troubles, dans des domaines autres que le domaine militaire, avec une complexité beaucoup plus grande des rapports de vassalité entre les USA et l’Europe.

L’ensemble des suggestions de Goure, qui figurent un projet effectivement de déstructuration du Pentagone, mesure la complexité et la gravité de la situation du même Pentagone. Que les suggestions de réforme viennent d’un côté ou de l’autre, des réformistes ou des conservateurs, elles débouchent toujours sur des perspectives radicales. Il apparaît évident, si de telles tentatives aboutissaient d’une façon ou l’autre à des propositions concrètes, qu’elles se heurteraient à une attitude absolument négative de la bureaucratie du Pentagone qui y verrait une tentative d’agression absolument insupportable et inacceptable. La radicalisation probable de toutes les parties en présence, y compris désormais des conservateurs “amis” du Pentagone comme Goure, fait de la réforme du Pentagone un de ces nœuds gordiens postmodernistes dont on ne peut envisager la moindre issue à moins d’un véritable coup de force contre la structure incriminée. Les conditions d’une telle issue, si cette issue est seulement envisagée, restent évidemment complètement, pour l’instant, impossibles à déterminer. D’autre part, l'estimation de Goure impliquée par des jugements d’un état de faillite du Pentagone indique une situation catastrophique de la chose, donc une situation dont on voit qu’elle pourra difficilement s’éterniser sans heurts catastrophiques (“coming crash”). C’est sur ces constats extrêmes qu’on doit en rester, en s’interrogeant effectivement sur l’orientation que peut prendre cette affaire, et sur les conditions possibles. Aucune réponse précise ne peut être envisagée pour l’instant.


Mis en ligne le 3 août 2010 à 10H13