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210218 juin 2009 —L’Occident halète, bouleversé, mobilisé, devant cette crise terrible. La formule “droits de l’homme-démocratie” claque comme un étendard, rythmant la perception que nous avons des manifestations dans les rues de Téhéran. Le nirvana occidentaliste répand son fumet venimeux et dégénéré, et la ferveur nous habite. Nous nous interrogeons, comme autant de midinettes en virée nocturne: pourquoi pas eux, les Iraniens, pourquoi ne bénéficieraient-ils pas de notre faveur royale en suivant nos consignes qui dispensent le bonheur et la liberté du monde? Qu’importe que le “réformiste” iranien ne le soit pas plus que vous et moi. L’essentiel est que les mots (“droits de l’homme-démocratie”) claquent. Il est vrai que notre propre croyance de nous-mêmes en nous-mêmes est en jeu.
A la Commission européenne, nous dit-on, «c’est la mobilisation générale. En quelques jours, l’affaire a envahi toutes nos préoccupations et l’on ne parle plus que de l’Iran. C’est “notre” crise…» Bien entendu, cette “mobilisation” ne débouche et ne débouchera sur rien de quoi que ce soit ni rien de précis, c’est-à-dire une politique vis-à-vis des événements. (Eventuellement, on débloquerait des fonds pour tel ou tel groupe de manifestants, voilà la “politique” de la Commission.) Toutes les informations et diverses analyses convergent pour présenter une situation iranienne de désordre politique, d’incertitude et d’absence de cohésion, – autant dans les événements eux-mêmes que dans les réactions face à ces événements. Il est notamment extrêmement difficile de distinguer une orientation, une “ligne” politique qu’on pourrait accoler à un des grands courants politiques auxquels nous sommes accoutumés de nous référer.
Le fait est pourtant que les événements iraniens semblent paralyser la politique occidentale, entre la réaction devenue presque instinctive presque mécaniste (“droits de l’homme-démocratie”), et qui interdit une analyse vraiment rationnelle de l’attitude politique à déterminer; et cette attitude politique déterminée par cette “analyse vraiment rationnelle”, évidemment interdite par le précédent constat. Par contraste, par exemple, il y a la réaction russe, qui représente effectivement la seule attitude diplomatique rationnelle pour le moment, faite à la fois de prudence et de mesure, effacée et sans le moindre effet oratoire ni de manche, – lors du sommet de l’Organisation de Coopération de Shanghaï, à Ekaterinbourg (AFP, le 16 juin 2009):
«Russian deputy foreign minister Sergei Ryabkov earlier described the elections as an “internal affair of the Iranian people”, in Moscow's first official reaction to the controversy. »
Justement, disons quelques mots de ce sommet, – en fait des deux sommets (16-17 juin) qui se sont tenus à Ekaterinbourg, la ville où la Tchéka liquida la famille impériale sur ordre direct de Lénine; deux sommets qui ont fort peu mobilisé notre attention, comme il est logique pour toute chose qui importe.
• Le sommet de l’OCS, qui représente désormais une force de coopération puissante et organisée. L’article du 13 juin 2009 de l’excellent M K Bhadrakumar, sur Atimes.com, était lui-même excellent, détaillant de façon convaincante l’image d’une organisation parvenue à sa maturité, avec son noyau central autour de la Chine et de la Russie, et ses “satellites”, invités réguliers des réunions en observateurs (Inde, Pakistan, Iran, etc.). Les USA, qui ignoraient jusqu’ici l’OCS, commencent à s’y intéresser et ont fait la demande d’obtenir une place d’observateur aux réunions, – sans succès jusqu'ici. Après huit ans de maturation, nous dit M K Bhadrakumar, l’OCS est devenue une structure fondamentale de l’Eurasie, pouvant étendre son action jusqu’au sous-continent indien.
«After eight years, the six-member Shanghai Cooperation Organization has evolved from being "little more than a discussion forum" into a powerful bloc, with China and Russia its main drivers. From economic clout to gatecrashing the United States' AfPak strategy, the group demands attention, so much so it is being talked of as an emerging military alliance. This is not the case, but the SCO's leaders are ensuring that security in Central Asia and beyond is in trusted hands.»
Le sommet d’Ekaterinbourg de l’OCS a d’ailleurs examiné des problèmes qui montrent qu’il s’agit de bien autre chose qu’une organisation à vocation militaire, comme l’Occident, avec son obsession militariste, l’avait immédiatement identifiée (une “OTAN eurasiatique”). Le sommet a notamment lancé un travail pour aller vers une “monnaie commune” (type ECU plutôt que type Euro), qui servirait de substitut au dollar. Le sentiment est effectivement général de l’obsolescence complète du système basé sur le dollar. (Selon Novosti, le 16 juin 2009: «Les leaders des pays de l'Organisation de coopération de Shanghai ont chargé leurs experts d'étudier la question relative à la mise en place d'une monnaie de règlement supranationale, a annoncé mardi Arkadi Dvorkovitch, conseiller du président russe. […] Le sommet a reconnu [que] la configuration actuelle du système financier international fondée sur le dollar [n’était pas idéale] non-idéale et [que] l'apparition de nouvelles monnaies de réserve [était] inévitable.»)
• Pendant ce temps, à Ekaterinbourg également, se tenait le sommet du BRIC, qui réunit les quatre principaux pays émergents (Brésil, Russie, Inde, Chine). Comme le sommet de l’OCS, le sommet du BRIC s’est attaché à la crise financière et à l’examen du système international de facture américaniste, pour en faire une critique aigüe et souligner son obsolescence. Face à ces différentes réunions qui représentent des regroupements de forces nouvelles, l’Occident apparaît dépassée, vieillie, l’esprit ailleurs (“droits de l’homme-démocratie”).
Sur Atimes.com également, site qui commente excellemment ces différentes réunions, il y a aussi une série d’analyses de W. Joseph Stroupe, analyste stratégiste financier de Global Magazine Online. Le second article examine le 17 juin 2009 le sommet du BRIC et observe : «Their summit on Tuesday in the central Russian city of Yekaterinburg, scene of the July 1918 execution of Tsar Nicholas II and his family, may prove to be a milestone in efforts to engineer the architecture of a new global order spanning financial, economic, trade, and monetary matters.»
Dans le troisième texte de sa série, toujours sur Atimes.com, ce 18 juin 2009, avec le titre de «The world is now changed», on lit ce passage de Stroupe, qui nous explique peut-être pourquoi l’Occident préfère s’intéresser au domaine “droits de l’homme-démocratie” en Iran qu’à la crise financière:
«Yet another popular myth is the assumption that the US and the developed economies are merely undergoing a cyclical downturn, albeit a severe one, and they will soon return to growth and will recapture their global position as the driver of demand and growth.
»This crisis is no mere cyclical downturn for the developed economies. It is rather a full-blown crash of their shortsighted bubble-based economic model which they fully embraced in such a foolhardy fit of arrogance and greed. Now they are paying the colossal price for their un-wisdom. The finances of the developed economies are in profound trouble. Yet their governments continue to spend colossal sums of money in a vain attempt to reboot their utterly failed model.»
Effectivement, l’Ouest n’est pas concerné. Le black out naturel, comme un réflexe qui n’a nul besoin de pression ni de coercition, comme l’épicier du coin baisse le rideau de fer de son épicerie en fin de jourée, – les réactions de l’establishment et de la presse Pravda occidentale sont un réflexe de survie à tous prix de l’illusion. Nous en constatons tous les jours les effets, notamment avec le décalage entre ce monde virtualiste et ceux qui s’attachent à tenter de cerner la réalité («Vous aurez noté le fossé qui va se creusant entre les commentaires lénifiants de la presse selon qui, si tout ne va pas bien, tout va en tout cas beaucoup mieux, et les commentaires de plus en plus apocalyptiques des blogueurs – dont je suis…», écrit Paul Jorion le 17 juin 2009 sur son site).
L’Occident est fasciné par le désordre qu’il engendre lui-même. Il a succombé à une rhétorique qui fut notamment le cheval de bataille des neocons, qui est celui du capitalisme extrémiste, qui est la rhétorique du “chaos créateur”, – qui n’est rien moins que la rhétorique du fondement de la modernité, l’irrésistible tabula rasa. Il n’est question ni d’organisation, ni de complot ici, – à propos de l’Iran comme d’une façon générale, – mais bien de fascination pour soi-même, pour son propre entraînement vers la chute. Le désordre de Téhéran fascine, provoque la réaction de sauvegarde de sa propre illusion qu’on a décrite le 17 juin 2009, alors qu’on n’ignore pas par ailleurs que cette réaction alimente le désordre et que le bon sens politique conseillerait l’abstention et la discrétion pour ne pas accélérer un processus dont l’effet mettrait encore plus en évidence à la fois notre impuissance et une évolution catastrophique dans la région pour les intérêts politiques de l’Occident. Mais nous n’y pouvons rien: nous sommes fascinés par le vide du désordre qu’engendre notre propre tendance à la déstructuration du monde, dont nous savons pourtant qu’elle constitue un processus de rupture et de destruction de notre propre système. Ainsi en est-il de l’instinct suicidaire, ou de la “tendance suicidaire” de la pathologie psychologique.
La concordance des dates et des événements, les uns prévus (sommets d’Ekaterinbourg), les autres imprévus (Iran), fait que l’émergence d’un “deuxième monde”, non pas concurrents du “premier” (le nôtre), mais simplement ignorant et méprisant désormais de celui-ci pour s’affirmer lui-même, est un phénomène singulier pour accélérer notre perception de l’accélération de la crise de notre système. D’ailleurs, plus que “premier” et “deuxième”, qui suggèrent une hiérarchie toujours entachée par notre arrogance stupide, nous parlerions d’un “autre monde” qui s’installe à côté, peut-être, bientôt, à la place de notre monde dégénéré et impuissant qui s’effondre. (Donc “autre monde”, ou “contre-monde” pour suggérer l'orientation.) Il y a, dans cette occurrence, du mépris pour “l’homme blanc aux yeux bleus” et sa faute originelle, du Brésilien Lula, – dont les Russes sont soigneusement et ironiquement mis à part, parce qu’il s’agit du modèle anglo-saxon dans l’esprit de Lula; il y a aussi de la dérision, qui fait écho au fou rire spontané et incroyablement ridiculisant des étudiants chinois accueillant la déclaration du secrétaire au trésor US Geithner qui leur disait, le brave homme, que la Chine doit être rassurée avec l’achat des bons du trésor US, cette monnaie de singe si rassurante dans sa pourriture énervée. Nous commençons à être sérieusement ridicules (apparence d’oxymore intéressante et révélatrice) et, dans notre époque médiatique et virtualiste où le sérieux du conformisme règle toutes nos pensées, le ridicule peut être mortel parce qu’il pulvérise le sérieux.
La démarche de l’“autre monde”/“contre-monde” est totalement structurante, contrairement à notre irrésistible chute déstructurante. Si tous ces nouveaux-venus ne sont pas des démocrates impeccables, chargés de la gloire d’un scrutin transnational avec deux tiers d’abstentions et d’un mépris traditionnel pour les vœux du votant qui vote à répétition, ils ont pour eux la légitimité de dirigeants cherchant à structurer un ordre pour résister à la déstructuration entropique que plus personne ne contrôle. En face, nos leaders incapables de résister au vertige de la déstructuration du monde, ne sont plus que l’ombre sinistre de la légitimité perdue.
Fin d’un monde et surgissement d’un autre qui le remplace («The world is now changed»)? Cela devrait être la conclusion mais ce n’est pas tout à fait la nôtre… Nous en venons au point essentiel. Nous (l’Occident) détenons trop de puissance bloquante, irresponsable mais destructrice, appuyée sur une arrogance si aveugle qu’elle renvoie vraiment à une pathologie inguérissable, pour que l’“autre monde”/“contre-monde” prenne notre place sans coup férir et nous soumettent à ses règles, – à ses structures en formation puisqu’il est, lui, complètement structurant. Nous en revenons au constat secrètement désespéré d’Arnold Toynbee, au début des années 1950 (la chose vient de loin), d’une civilisation d’une puissance technologique extraordinairement développée jusqu’à être invincible et interdire à une nouvelle civilisation de prendre le relais comme l’on vit faire tant de fois dans l’Histoire (19 fois, décompte Toynbee), et d’une absence de sens, d’un vide entropique, d’une inexistence eschatologique conduisant au chaos. L’outil (la technologie) que nous croyions être la force de la structuration du monde s’avère être le moyen indirect d’une puissance inouïe imposant la déstructuration du monde et interdisant à toute force structurante nouvelle (ou civilisation, éventuellement) de prendre le relais pour sauver le monde de notre impuissance suicidaire, – qui devient irrésistiblement puissante dans sa capacité d’entraînement.
C’est bien le nœud gordien du drame. L’ “autre monde”/“contre-monde” en formation est tout de même obligé de passer par nos outils (la technologie), dont il est avéré désormais qu’ils possèdent, malgré leur caractère matérialiste, une puissance quasiment spirituelle de l’ordre du maléfique, conduisant inéluctablement à la déstructuration. L’“autre monde”/“contre-monde” n’empêchera pas le développement accéléré de la crise climatique qui, dans les conditions démographiques, économiques, culturelles et de déstructuration en cours de l’ordre ancien, débouche tout de même sur une perspective catastrophique.
Peut-on en rester à cette conclusion sinistre? On ne peut faire que ce que l’esprit et votre logique vous imposent, sinon à verser dans l’illusion et le virtualisme que nous dénonçons. Cette conclusion sinistre est inévitable. Elle ne peut être nuancée que d’une conviction, – qui est l’expression non d’une illusion sciemment acceptée comme une tromperie, mais d’une force intuitive que vous croyez avoir identifiée comme telle et jugez digne d’être présentée d’une façon rationnelle. Cette conviction est de l’ordre de la psychologie. L’“autre monde”/“contre-monde” est déjà, à côté de l’aspect négatif, et en contraste avec eux, de ses ambitions techniques totalement compromises par l’emploi de nos outils déstructurants, une évolution psychologique qui va dans le sens de la libération. Mais il faut plus, beaucoup plus, une libération psychologique qui soit une explosion psychologique et déchaîne les esprits emprisonnés par le totalitarisme du conformisme du système. D’un point de vue concret, nous ne voyons qu’une seule possibilité, sur laquelle nous insistons de plus en plus: la fin du mythe qui est la chaîne fondamentale de l’emprisonnement de notre esprit, – qui serait le fracassement, la destruction brutale de l’“American Dream”, l’illusion magique et universelle qui nous enchaîne tous, Américains en premier. C’est la nécessité que les Américains soient les premiers à détruire l’américanisme qui soumet le monde à son emprise psychologique totalitaire par le biais de cette illusion magique et diabolique. Physiquement, ils ne peuvent le faire qu’en brisant, en cassant, en pulvérisant le cadre national des Etats-Unis. Cet acte physique, en libérant la psychologie, est la seule voie qui puisse laisser espérer une évolution de notre spiritualité actuellement perdue dans un désert sans fin, glacé et brûlant à la fois.
BHO est certes intelligent, voire brillant; mais ce sont choses sans importance s’il ne s’avère pas “maistrien”… BHO, suivez donc les conseils de Gorbatchev, peut-être arriverez-vous à trouver votre vraie tâche historique et à la conduire au terme.
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