Mystères et perspectives du “Murtha moment”

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Mystères et perspectives du “Murtha moment

22 novembre 2005 — Les grandes manœuvres ont-elles commencé subrepticement à Washington, pour un retrait d’Irak? Tout tourne pour l’instant autour d’un homme: le député démocrate John Murtha, dont les déclarations, jeudi dernier, ont constitué un grand événement pour l’establishment washingtonien. (Il faut bien noter que Murtha est intervenu, non seulement en disant : il faut s’en aller, mais également : voici comment il faut s’en aller, puisqu’il présente un plan de retrait assez rapide d’Irak.)

L’idée se résume autant qu’elle est symbolisée par l’interrogation de savoir s’il ne s’agit pas du “Murtha moment”, — comme il y eut, pour le Viet-nâm, le “Cronkite moment”. Comme on l’a déjà vu, l’idée est notamment présentée par Greg Mitchell, de Editor & Publisher, le 17 novembre, le soir même de l’intervention de Murtha: «  For months, media watchers have wondered if we would any time soon witness another “Cronkite moment” — some sort of dramatic statement by a mainstream media figure that would turn hearts and minds against an ill-advised war, for good. It hasn't happened. But perhaps a not-very-famous, 73-year-old gentleman named John Murtha will be the new Cronkite. »

Trois jours plus tard, le 20 novembre, dans l’émission Meet the Press de la NBC, Murtha confirme et renforce sa position. Cette fois, non seulement il dit qu’il faut s’en aller mais il fixe une date, — il fait une prédiction extrêmement précise à la suite d’une question de l’interrogateur qui tombe si bien à propos (« Asked pointedly by [NBC’s Tim] Russert if they would be gone by Election Day 2006, Murtha replied, “Tim, you have hit the nail on the head there.” ») Murtha explique, selon le rapport qu’en fait Knight Ridders le 20 novembre: « He suggested a change in Iraq policy was coming soon. “Let me predict this. We are going to be out of there very quickly and it's going to be very close to the plan that I am presenting right now,” Murtha said, saying troops would be home by next November's U.S. congressional elections. »

Hier, Murtha rajoute une précision. Il insiste sur un aspect de son intervention, expliquant in fine pourquoi elle est fondée et pourquoi elle est amenée à s’imposer comme la voie inéluctable à suivre. (Il parlait dans sa ville natale de Johnstown, près de Pittsburgh, en Pennsylvanie.) L’argument est simple : les Américains ont déjà décidé. « The public turned against this war before I said it. The public is emotionally tied into finding a solution to this thing, and that's what I hope this administration is going to find out. » (Cela n’empêche pas Murtha de faire une critique violente de la façon dont cette guerre fut très mal préparé et de la façon dont elle est très mal menée, — « We cannot win this militarily. Our tactics themselves keep us from winning. »)

Murtha est un homme respecté de 73 ans, avec son passé de 30 ans dans le Marine Corps (il en sortit colonel), ses décorations gagnées au combat au Viet-nâm, une vieille famille de patriotes. Cela signifie que les patriotes, aujourd’hui, ont perdu tout espoir dans cette guerre (Murtha va même jusqu’à dire qu’il regrette d’avoir voté pour la guerre)… « Murtha noted that his great-grandfather served in the Civil War, his father and three uncles in World War II, and that he and his brothers were Marines. Murtha said western Pennsylvania, where his district is located, is a “hotbed of patriotism and they've lost confidence in this effort.” »

Maintenant, voici d’autres signes intéressants.

• La réaction de l’administration, essentiellement GW Bush et Dick Cheney, a été remarquable. Après une réaction initiale violente de quelques sous-fifres (le porte-parole de la Maison Blanche comparant, — horreur — Murtha au cinéaste Michael Moore) ; après une réaction violente de l’appareil du parti républicain à la Chambre, (voyez nos deux “Blocs-Notes” du 19 novembre et du 21 novembre) — après tout cela, la consigne a été : Murtha est un homme de valeur, un patriote, un homme respectable, etc. (mais il se trompe…, dit mezzo voce et sans insister). A Pékin, le 20 novembre, voici GW : « Bush called Murtha “a fine man and a good man,” and said although he differed with the congressman's position, “the decision to call for the immediate withdrawal of our troops by Congressman Murtha was done in a careful and thoughtful way.” »

• L’attitude de Cheney est encore plus tranchée, peut-être même assez incohérente, — ou d’une incohérence reflétant l’embarras et la confusion. Cheney est en effet plus que jamais déchaîné (!) contre ceux (irresponsables anti-guerre, “révisionnistes”, etc.) qui réclament un retrait immédiat, ainsi que contre ceux qui affirment que l’administration a conduit le pays par la fraude et l’irresponsabilité dans une guerre absurde ; par contre il ne tarit pas d’éloges sur Murtha et exprime un désagrément poli avec lui, alors que ce que Murtha dit c’est que la préparation à la guerre a été catastrophique (« people should be fired for mishandling the war »), que la guerre n’était sans doute pas justifiée (si c’était à refaire, il voterait contre), qu’enfin toutes les troupes US doivent avoir quitté l’Irak au moins en novembre 2006 (compte tenu des délais et de la lourdeur de l’armée US, c’est cela un “retrait immédiat”, que Murtha qualifie de “very quickley”). Voici comment est présentée l’intervention de Cheney, hier soir devant ses amis néo-conservateurs de l’American Enterprise Institute:

« Vice President Dick Cheney on Monday accused critics of “corrupt and shameless” revisionism in suggesting the White House misled the nation in a rush to war, the latest salvo in an increasingly acrimonious debate over prewar intelligence.

» Cheney also denounced proposals for a quick U.S. withdrawal from Iraq as “a dangerous illusion” and shrugged off the failure to find weapons of mass destruction. “We never had the burden of proof,” he said, adding that it had been up to Iraqi President Saddam Hussein to prove to the world that he didn't have such weapons.

» Following President Bush's lead, Cheney praised the character of Rep. John Murtha even as he voiced strong disagreement with the Pennsylvania Democrat's proposal last week to pull out all U.S. troops. “He's a good man, a Marine, a patriot — and he's taking a clear stand in an entirely legitimate discussion,” Cheney told the American Enterprise Institute, a conservative think tank. Cheney, who represented Wyoming in the House of Representatives in the 1980s, called Murtha “my friend and former colleague.” »

• ... Notez bien que Murtha reste pour Cheney « my friend and former colleague. ». Pour Murtha, « Cheney is a friend but he is wrong. »(Murtha a répété cela.) La prise de position de Murtha, précise-t-il lui-même, n’a rien à voir avec l’extrême-gauche anti-guerre, surtout pas, et il respecte le Président: « All of us want to support the president when he's at war. But you can't support him when he won't change directions, won't listen. »

• D’où l’idée que l’on retrouve chez des commentateurs aussi différents que les trotskistes de WSWS.org ou le libertarien d’extrême droite Justin Raimundo: Murtha parle pour une partie de l’establishment, pour dire à GW-Cheney: c’est fini, il faut partir. En fait, les deux analyses se rencontrent pour dire que Murtha, très proche du Pentagone, parle essentiellement pour les militaires. Par exemple, de WSWS.org, hier: « The White House knows that Murtha speaks not just for himself, but for significant sections of the Pentagon’s uniformed command, with whom he has built up close political ties over decades. Vietnam was the formative experience of many of these senior officers, who once again see the threat of the US military disintegrating under the grinding pressure of a dirty colonial war. »

• Ajoutons, peut-être cerise sur le gâteau, l’intervention de Clinton. Pour certains, c’est le signe que c’est plus que l’armée, que c’est l’establishment dans son entièreté qui dit que la récréation est finie. C’est l’idée de l’excellent Tom Engelhardt, ce 21 novembre: « There could, however, be no greater sign of a politically changed landscape than the decision of former President Bill Clinton (who practically had himself adopted into the Bush family over the last year) to tell a group of Arab students in Dubai only two-and-a-half years late that the Iraqi invasion was a “big mistake.” Since he is undoubtedly a stalking horse for his wife, that great, cautious ship-of-nonstate, the Hillary Clinton presidential campaign, should soon turn its prow ever so slowly to catch the oppositional winds. »

Ouf... Cela fait beaucoup. Il est indiscutable que nous sommes, à Washington, dans une période cruciale. Il est indiscutable que l’intervention de Murtha est un événement considérable. Reste tout de même l’interprétation: pour reprendre l’exemple déjà noté, si WSWS.org et Raimundo en font le porte-parole des militaires, les trotskistes assimilent cette démarche à l’establishment dans son entièreté tandis que le libertarien d’extrême droite oppose cette démarche au reste de l’establishment qui reste belliciste et interventionniste et ne veut pas entendre parler de ce qui serait de facto une défaite. Voici des remarques de Raimundo, intéressantes parce qu’elles impliquent que Murtha, avec ses soutiens militaires, représente une poussée vers l’isolationnisme (politique favorisée par Raimundo):

« This bipartisan unanimity over the inevitability of an interventionist foreign policy is what got us into Iraq, and its maintenance will keep us in there until doomsday. That's why Murtha's dissent has caused such a refreshing ruckus. The Establishment is shaken to its core because a non-marginal actor in what had been a cooperative bipartisan effort has suddenly defected. A long as he gets away with it he provides an example – and, in Murtha's case, even an inspiration – to others. The aura of inevitability – the idea that, of course we can't have it any other way – vanishes, and their game is up. (...)

» Murtha, however, has defied them and must either be humbled or appeased. There can be no middle ground. The monopoly enjoyed until now by the War Party – their iron grip on the discussion over foreign policy in this country – has been broken. The floodgates are opened, and the will of the people is about to come rushing through. Now it is up to the grassroots in both parties to give the Murthas – and the Walter B. Joneses – their full support.

» This, the elites complain, is nothing less than a “return to isolationism” – “isolationism” being their scare-word of choice. What it means, however, is that Americans just want to mind their own business and turn to solving festering problems on the home front – problems that, in short, they have some real hope of solving. If this is “isolationism,” then let the “leaders” of both parties make the most of it – and let us hope that we find our great white “isolationist” hope to lead us out of the interventionist, war-wracked wilderness. Who will step forward to fill the huge leadership gap and give voice to the popular will? We have never been more ready than we are at this moment. »

Que va-t-il se passer? Un conseil sans grandeur: attendre et voir. Il y a aussi les événements en Irak même, qui vont peser de tout leur poids, et d’autres variables extraordinairement incertaines, — les réactions du War Party (le vrai, les néo-conservateurs), par exemple, ou encore l’évolution de GW confronté à ce qu’il pourrait être conduit à interpréter comme une défaite.

Ceci, au moins, peut être tenu pour assuré: il s’agit d’un moment crucial de la crise engagée le 11 septembre 2001, — crise irakienne, mais aussi, mais surtout, la crise américaine.