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17636 décembre 2010 — L’“affaire Wikileaks” dans sa version grandiose que nous connaissons aujourd’hui, dite “Cablegate”, n’aurait pas dû être une “affaire”, parce que les principaux protagonistes, les gouvernements impliqués, le Système lui-même n’avaient pas intérêt à ce qu’elle devînt une “affaire” (Washington et le reste, y compris les divers pays qui trouvent dans les dépêches diplomatiques US des détails compromettants ou déplaisants pour eux-mêmes). D’autre part, comment pouvait-on éviter que l’“affaire Wikileaks” devînt ce qu’elle est devenue, c’est-à-dire “Cablegate”, à partir du moment où la machine était lancée, avant même que l’affaire ait été elle-même lancée, par celui-là même qui aurait dû avoir intérêt à ce qu’elle ne fût pas lancée ?
…Après tout, effectivement, le 27 novembre 2010, Jerome Taylor écrivait dans The Independent :
«Frantic behind the scenes wrangling was under way last night as US officials tried to stem the fallout from the expected release of up to three million confidential diplomatic communiques by the Wikileaks website. Over the past 48 hours, American ambassadors have had the unenviable task of informing some of the country's strongest allies that a series of potentially embarrassing cables are likely to be released in the coming days.
»The latest tranche of documents, described by Wikileaks as being seven times as large as its last exposé – the 400,000 secret war logs from Iraq that were published last month – are thought to be cables taken from SIPRNet, the Pentagon's global secret-level computer network which is accessible online for those with clearance.
»US officials say the publication of such reports, which often contain candid assessments from embassy staff and ambassadors about foreign governments and leaders, has the potential to harm relations between Washington and its allies. Downing Street yesterday confirmed that the US ambassador in London had already briefed the Government on what might be contained in the files. Similar meetings were also reported in Turkey, Israel, Canada, Denmark, Norway and Australia.»
…Et ainsi de suite. Avant même les publications, Washington avait donc averti : “Attention, ce qui va se passer est très grave, et nous allons souffrir !” Du coup, plus personne ne pouvant l’ignorer, plus personne ne pouvait éventuellement jouer le jeu qui aurait dû être celui du Système dont tous sont plus ou moins proches, plus ou moins les complices et les prisonniers, d’atténuer le choc, éventuellement de l’ignorer comme le conseillait William Kristol («From now on, a policy of no comment about anything in any of these documents should be the absolute rule. No apologies, no complaints, no explanations, no excuses. No present or former government official should deign to discuss anything in these documents…»)
Mais, finalement, Kristol ne rêve-t-il pas, qui parle des USA comme d’une invincible et incroyable superpuissance qui pourrait se permettre simplement d’ignorer l’évidence colossale si l’évidence colossale ne lui sied pas ? Comme Robert Gates, lui-même, ne rêve-t-il pas lorsqu’il dit, commentant les conséquences des fuites : « The fact is, governments deal with the United States because it’s in their interest, not because they like us, not because they trust us, and not because they believe we can keep secrets… [S]ome governments deal with us because they fear us, some because they respect us, most because they need us. We are still essentially, as has been said before, the indispensable nation.»
…Car la question est bien : les USA sont-ils encore “l’indispensable nation” ? On commence à ne plus le croire de par le vaste monde. Les dirigeants américanistes eux-mêmes, qui ont leurs pensées et leurs jugements encore totalement imprégnés de l’hubris américaniste, type-“indispensable nation”, semblent avoir désormais, d’une manière structurelle et sans qu’ils le réalisent bien sûr, une psychologie de vaincus, une psychologie de l’effondrement. Les réactions hystériques face à une catastrophe pourtant annoncée, cette “affaire Cablegate”, les ridicules et illégales interdictions faites aux fonctionnaires de lire les documents secrets sur le site Wikileaks (alors, pourquoi ne pas interdire le New York Times qui en publie ?), tout cela c’est autant de signes de cette faiblesse psychologique mortelle. (Cette “psychologie de l’effondrement” était déjà perceptible dans les premiers mois de l’administration Obama, notamment avec ce que nous avions désigné comme la “politique des excuses” d’Hillary Clinton.)
Du coup, le jeu est complètement changé dans ce qui devient une crise majeure puisque celui qui était le maître du jeu ne l’est plus. Du coup (suite), l’“affaire Cablegate” devient un piège à l’échelle de la globalisation où tout le monde, de bon ou de mauvais gré, est enfermé dans une situation d’antagonisme.
• Assange et Wikileaks sont traqués et l’objet de la réprobation officielle universelle du Système. Ils ont de leur côté la sympathie du public mais, pour l’instant, cela ne leur est pas d’une grande aide. Ce qu’ils ont, par contre, c’est l’“option nucléaire”, un peu comme vous déposez chez un notaire un document compromettant sur quelqu’un qui veut vous assassiner, informant cet assassin en puissance que le document sera publié si vous mourez de mort suspecte. Ce sont les documents restants (250.000 moins les 2.500 déjà publiés, selon The Independent, avec d’épouvantables révélations annoncées).
• Les attaques contre Wikileaks sont constantes mais l’organisation paraît fort bien… organisée, avec des positions de repli et, surtout, une politique nouvelle de diffusion des documents, c’est-à-dire du poison, au “goutte à goutte”, d’ailleurs par des moyens autres que la simple diffusion par le site lui-même. Ainsi, les attaques du Système se heurtent-elles entre des options qui sont autant de Charybde que de Scylla (soit le poison au “goutte à goutte”, soit l’“option nucléaire”). Quant à la défensive du Système (interdiction de lecture des documents Wikileaks aux fonctionnaires, aux étudiants, boycott par Amzon.com, Paypal, etc.), elle ne fait qu’attiser la sympathie pour Wikileaks et, surtout, l’intérêt pour les documents (tant de zèle contre Wikileaks, c’est donc que les documents sont des bombes ?).
• Un acteur nouveau complique le jeu et rend le nœud du piège indémêlable : l’intervention de la presse-Pravda. Cette presse a été attirée à la coopération par relais au départ par Wikileaks, sans songer à refuser une offre qui impliquait à la fois une concurrence et une émulation entre des médias de différentes nationalités, et à l’origine une impunité par rapport aux pressions officielles (les premières opérations Wikileaks ayant lieu sur le site sans problème, les médias papier pouvaient la relayer sans obstruction des gouvernements). Depuis, le réseau s’est constitué et s’est étoffé et devient de plus en plus un garant de la diffusion du matériel Wikileaks, même si Wikileaks est mis à l’index. La situation est extraordinaire : on fait la chasse à la sorcière Wikileaks et les journaux peuvent publier les mêmes documents sans être inquiétés, et, même, se sentent de plus en plus obligés de les publier pour défendre la fameuse liberté de l’information. (Il faut noter également que Wikileaks cible de plus en plus et élargit ses relais, lesquels n’ont aucune raison de refuser son matériel ; comme, par exemple, le matériel concernant le sabotage US de l’offre Gripen contre le JSF en Norvège, transmis au quotidien suédois Aftenbladet.)
• Enfin, les derniers acteurs, ce sont les autres pays. Ils sont solidaires des USA, et aussi adversaires des USA ; tous dépendant du Système, ils sont solidaires parce qu’adeptes les uns et les autres du virtualisme, mais adversaires pratiquant chacun sa propre version du virtualisme (c’est le “deuxième âge” du virtualisme). C’est justement que le temps de “l’indispensable nation” n’est plus. Si l’affaire avait été contenue, si elle n’avait pas été relayée, si elle avait été manipulée avec suffisamment de brio, peut-être les pays impliqués auraient pu faire l’impasse et le silence. Mais l’éclat de la chose est tel, la publicité si considérable, l’influence des USA en baisse si appuyée qu’il n’en est pas question, et leurs réactions agacées, courroucées puis furieuses, se font de plus en plus entendre. Et, face à cela, l'Amérique, le représentant même du Système, semble plaider coupable puisqu’elle prépare sa propre purge, type stalinienne postmoderniste, comme si les auteurs des câbles diplomatiques ainsi “brûlés” avaient quelque chose à se reprocher.
Tous ces éléments sont à considérer du point de vue de leur corrélation et de la coordination qui s’établissent entre eux. Ils s’alimentent les uns les autres, ils se renforcent mutuellement. Au-dessus de tout cela règne l’inconscience, c’est-à-dire ce qui se traduit par le sombre aveuglement que le Système semble inspirer à ceux qui le servent, qui se manifeste par une ingénuité surréaliste. On n’en revient pas de lire cette remarque de James Jeffrey, ambassadeur US à Bagdad (dans l’article de l’Independent cité plus haut) : «WikiLeaks are an absolutely awful impediment to my business, which is to be able to have discussions in confidence with people. I do not understand the motivation for releasing these documents. They will not help, they will simply hurt our ability to do our work here.»
Monsieur l’ambassadeur “ne comprend pas” pourquoi Wikileaks publie ces documents ? Sont-ils encore capables de comprendre quelque chose ? Que monsieur l’ambassadeur lise donc l’explication de Stephen Aftergood sur le comportement du soldat Manning, qui a donné l’essentiel du matériel à Wikileaks : «You know, this whole “cablegate” was intended as a provocation. Bradley Manning said it would give thousands of diplomats heart attacks. The system has been provoked.»
Cette fois, est-ce la bonne ? On verra, et tout peut s’éteindre comme un feu de paille ou bien s’étendre en un immense incendie grondant. Dans tous les cas, et malgré les précédents (fuites sur l’Afghanistan et sur l’Irak), personne n’a rien vu venir de l’ampleur et de la profondeur de la déstabilisation du Système. On mesurera la différence d’effet entre les manifestations de rue, un peu partout, justifiées, furieuses mais contenues et sans conséquences réelles, cette impossibilité de faire les révolutions dans les rues aujourd’hui, – et la dynamique de ce Cablegate, qui affole le Système, qui fait hurler le monstre, qui le fait se frapper lui-même, se purger lui-même, se contredire lui-même, – en un mot, qui le fait se dévorer lui-même.
L’ambassadeur n’a pas compris que le soldat Manning et l’énigmatique Julia Assange ne veulent qu’une chose, ne peuvent vouloir qu’une chose, même s’ils ne le réalisent pas d’une façon substantivée, – comme l’on dit fort vulgairement, mais le Système le mérite plus qu’à son tour, – “foutre la merde”, et rien de plus, ou plutôt, rien de moins. Mais cet acte, ainsi résumé lestement, mérite beaucoup, beaucoup plus que cette expression trop limitée par sa vulgarité. Cablegate, dans sa version n°3 (les câbles diplomatiques), quoique prétendent les uns et les autres, quels que soient les arguments ronflants sur les droits de l’homme et la liberté de la presse, représente la première très grande offensive nihiliste à l’échelle globale dans l’histoire des insurrections et des révolutions, volontairement ou involontairement mais dans tous les cas systématiquement et stratégiquement. Ils ne veulent rien, ils ne peuvent rien vouloir d’autre que casser, – casser la machine, taper sur la bête, frapper le Système là où ça fait mal. L’ambassadeur ne comprend toujours pas ?
Le Système est une entité colossale de puissance, qui ne permet à rien de constructif de se faire à cause de cette puissance, et qui a perdu elle-même tout sens, tout aspect constructif et structurant, – si elle en eut jamais, d’ailleurs, ce que nous réfutons absolument puisque ce Système n’est rien de moins que “la source de tous les maux”. C’est une idée qu’on trouve déjà chez l’historien britannique Arnold Toynbee, mais qu’il n’a pas poussée assez loin. Cette puissance colossale, invincible, irrésistible, couplée à cette absence abyssale et vertigineuse de sens, donne la machine, le monstre, le Système le plus totalement nihiliste qu’on puisse concevoir, l’inversion même du sens du monde et du sens de la vie, la négation de la Tradition et de la structuration de l’univers. Pour lutter contre cette chose, une seule technique qui est celle du contre-feu (brûler une bande de terrain sous contrôle devant un incendie incontrôlée, pour priver cet incendie d’aliment lorsqu’il arrive sur cette bande déjà brûlée) : opposer le nihilisme au nihilisme, frapper le monstre sans autre but que le frapper… «I do not understand the motivation for releasing these documents…», gémit l’ambassadeur… Réponse simple, monsieur l’ambassadeur : pour que vous gémissiez et n’y compreniez plus rien. Nihilisme pour nihilisme, on verra qui tombera le premier.
Cette fois, est-ce la bonne ? On verra (bis), et on le verra sûrement le jour où l’ambassadeur Jeffrey, ayant enfin compris ce à quoi lui-même servait, viendra féliciter le soldat Manning parce qu’il aura enfin compris à quoi le soldat Manning a servi. Ce n’est peut-être pas pour demain, mais c’est peut-être pour après-demain.
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