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1389L’incident aérien du vendredi 22 juin, avec la destruction en vol d’un avion turc F-4 Phantom (ou Super Phantom, version avec modernisation des systèmes électroniques) par une batterie sol-air syrienne, a brusquement transmuté la perception de la crise syrienne. La perception passe du stade d’un de ces conflits intérieurs anarchique et subversif, alimenté par une guerre de communication et des interférences étrangères variées, où l’aspect militaire pour ces puissances étrangères est au stade des opérations covert, de la gesticulation et des rodomontades, – au stade potentiel d’une vraie guerre, – mais où la perception et la communication jouent toujours un rôle massif.
Les circonstances sembleraient assez anodines, selon ce qu’on sait des versions officielles “raffinées” de diverses précisions… Il s’agissait d’un vol d’un F-4 turc, partis de la base de Malatya, où a été récemment installé un radar de l’OTAN faisant partie du réseau antimissile BMDE. (Sans doute s’agit-il du modèle RF-4, non armé, de reconnaissance photographique.) Le F-4 volait dans l’espace international le long de la côté syrienne, très proche de la ligne de l’espace territorial de la Syrie, puis il a pénétré, par mégarde ou pour toute autre raison, dans l’espace aérien syrien… (Du président turc Gur, le 23 juin 2012 : «It is routine for jet fighters to sometimes fly in and out over [national] borders…when you consider their speed over the sea…») Les Syriens ont immédiatement riposté et abattu le F-4. Les Turcs disent que, lors de l’impact, le F-4, qui s’était aperçu de son erreur et l’avait signalée à l’intention des Syriens, avait déjà regagné l’espace aérien international.
Les Syriens ont immédiatement passé un message aux Turcs en disant qu’ils déploraient l’incident, mais qu’ils n’avaient pas identifié l’appareil avant le tir, celui-ci se faisant sans sommation, dans des conditions de guerre comme celles où se trouve la Syrie aujourd’hui. Syriens et Turcs ont coopéré et coopèrent peut-être encore dans la recherche d’un ou des deux éventuels survivants (un F-4 a deux hommes à bord).
Le site DEBKAFiles a promptement réagi en donnant des précisions techniques très intéressantes, dont on peut juger qu’elles sont sans doute exactes. La même analyse a eu deux versions, pour modifier une première identification du système manié par les Syriens pour abattre le F-4. Dans tous les cas, affirme DEBKAFiles (le 23 juin 2012), il s’agissait d’un des nouveaux systèmes livrés par les Russes, et sans doute encore maniés au moins en partie par les Russes. L’incident, très rapide, a montré l’efficacité de ces systèmes, et c’est sans doute le principal enseignement de l’incident.
«To ambush the Turkish Air Force F-4 Super Phantom Friday, June 22, over Latakia Syria used Russian-made self-propelled medium range anti-air Pantsyr-1 missiles recently supplied by Moscow (not as first reported anti-air Buk-M2 missiles). This weapon can down aircraft flying at altitudes up to 12 kilometers and cruise missiles. The unit responsible for the ambush was the 73rd brigade of the Syrian army’s 26th Air Defense Division. Since the sophisticated weapons were delivered to the Assad regime in recent weeks, it must be assumed that local missile crews had not finished training in their use and would have had to rely on help from their Russian instructors to fire one.
»This would be the first instance in the 15-month Syrian uprising of an advanced Russian-supplied weapon hitting the military target of a NATO member…»
DEBKAFiles fait sa critique classique des Turcs, qui ont rompu avec Israël en 2010, en affirmant que si le F-4, d’ores et déjà modernisé (Super Phantom) avait disposé de toutes les modifications et modernisations qu’Israël a mises au point pour cet appareil, et que les Turcs étaient en train d’intégrer au moment de la rupture, l’avion aurait pu éviter la destruction par les contre-mesures dont il aurait disposé. A l’appui de cette thèse, DEBKAFiles cite le cas de l’attaque de 2007 de la centrale nucléaire syrienne effectué sans perte par des F-16 israéliens dotés des mêmes systèmes.
L’argument est un peu léger sinon franchement sollicité. Puisque nous sommes dans le domaine de la sophistication, on peut fort bien avancer l’argument que le matériel livré dans ses versions très avancées par les Russes, selon DEBKAFiles lui-même (“the new Pantsyr-1...”), rend très incertaines des contre-mesures datant de 2007-2008… Quoi qu’il en soit, l’interprétation de DEBKAFiles, comme on le lit à la fin de l’extrait ci-dessous, est également que la destruction du F-4 a été délibérée, sinon provoquée par la Syrie (et les Russes) en suscitant des conditions plaçant le F-4 en situation fautive, déviant de sa route et entrant dans l’espace aérien syrien (noter également le terme “To ambush”, employé ci-dessus), tout cela impliquant effectivement une assez grande sophistication des systèmes, y compris purement électroniques, en place chez les Russo-Syriens. Certes, selon DEBKAFiles, cette intervention aurait eu lieu comme s’il s’agissait de faire cesser certaines missions de surveillance un peu trop rapprochées de la Syrie ; notre interprétation, si la thèse de l’“embuscade” est bonne, est beaucoup plus large et politique : comme s’il s’agissait d’un très sérieux avertissement à lancer au bloc BAO, du type “toute attaque aérienne contre la Syrie ne sera pas une promenade de santé type-‘modèle libyen’”. (Bien entendu, les deux explications peuvent s’ajouter et se compléter.)
«Five years later, Turkey has lost a Super Phantom which had undergone partial upgrading by the Israeli Aerospace Industry. However, two years ago, Ankara broke off its security and military ties with Jerusalem after a clash at sea between Turkish Mavi Marmara and Israel troops wich intercepted the vessel on its way to break Israel’s Gaza blockade, leaving nine Turkish pro-Palestinian activists dead. By severing those ties, the Erdogan government left Israel’s improvements unfinished and the Turkish air force’s F-4 short of counter-measures for evading or attacking the latest Russian-made air defense weapons fired by Syria.
»According to DEBKAfile’s military sources waylaying a Turkish military plane over the sea was therefore a simple matter for the new Pantsyr-1.
»Prime Minister Tayyip Erdogan admitted Saturday that the jet was shot down over the Mediterranean around 13 kilometers west of the Syrian port of Latakia. He did not explain what a Turkish bomber fighter was doing over Syrian territorial waters, but the suggestion, which Western military sources have confirmed, was that Turkish military jets have lately been carrying out almost daily reconnaissance flights over the Syrian coast. Moscow and Damascus apparently decided it was time to stop the missions which among other things spied on the Russian arms supplies transiting Russian bases at the Syrian ports of Tartus and Latakia.»
La plupart des médias internationaux, surtout ceux du bloc BAO, se sont saisis de la phrase éventuellement la plus menaçante, dans tous les cas la plus ambiguë, pour décrire initialement la réaction possible des Turcs. Pour nombre de ces médias, il s’agit de faire avancer la cause de la guerre par tous les moyens de la communication, pourvu que cette guerre étendue soit contre Assad. Ainsi du Guardian, chapeautant un texte standard sur l’incident, le 23 juin 2012 : «Ankara vows to take “necessary action” after Syria shoots down Turkish jet…«
D’une façon générale, les dirigeants turcs ont d’abord réagi plutôt modérément, cherchant simplement à réduire au maximum la responsabilité turque (ainsi du ministre des affaires étrangères précisant que s’il y avait eu violation de l’espace aérien national syrien, le F-4 s’en était aussitôt retiré et avait été abattu dans l’espace aérien international). Le président Gur, qui a fait ces remarques aussi bien sur les violations d’espace aériens nationaux par accident à cause de la vitesse des avions de combat, aussi bien sur la “nécessité de décider toutes les actions nécessaires”, a donné l’impression de considéré l’incident comme assez routinier. On lit cette citation de sa communication à l’agence Anatolia, reprise par PressTV.com déjà cité, du 23 juin 2012…
«“It is routine for jet fighters to sometimes fly in and out over [national] borders…when you consider their speed over the sea,” Turkey's state-run Anatolia News Agency quoted him as saying on Saturday. “These are not ill-intentioned things, but happen beyond control due to the jets' speed...”
…Ce qui nous permet de voir confirmé pour ceux qui s’en doutaient et avaient apprécié la forme de certaines démarches, que la “rupture” des liens diplomatiques entre Turquie et Syrie, telle qu’elle avait été présentée, n’en est pas vraiment une. C’est une mesure “de sécurité” pour la délégation diplomatique ; pour le reste, on reste en contact, y compris pour enquêter sur cette affaire de la destruction de l’avion, et pour la recherche des deux hommes d’équipage de l’avion.
Hier, les Turcs ont un peu durci leur position. On semble bien être dans le domaine de la posture, pour les heures courantes. Les dirigeants politiques ont trouvé les arguments techniques qui leur permettent d’accuser formellement la Syrie d’une violation des lois internationales, avec quelques indications officieuses dans ce sens. C’est ce que rapporte Hürriyet Daily News, le 24 juin 2012 : «The Turkish government has refuted a statement from the Syrian Foreign Ministry that said Damascus acted in self-defense in shooting down a Turkish warplane on June 22, Turkish sources told the Hürriyet Daily News today. “We have necessary information showing that the Turkish plane was shot at without any warning,” an official source said on condition of anonymity. “We are 100 percent right and the act of Syrian regime is against all dynamics of international law,” Ömer Çelik, the deputy chairman in charge of foreign policy for the ruling Justice and Development Party (AK Parti), said on his Twitter account. “All data about the incident confirms that.”»
Il y a une note officielle de la Turquie à la Syrie, où la Turquie exprime son mécontentement appuyé. Et puis l’OTAN, autre mesure formelle, se réunit demain à la demande de la Turquie. Il s’agit, on le précise bien, de l’Article 4 (réunion “pour consultations”) et non de l’Article 5 (réunion pour une demande d’aides militaires). Eventuellement aussi, une communication à l’ONU, dans le même esprit (voir Reuters, par HurriyetDaily.News, le 24 juin 2012).
L’affaire se place dans un contexte international, pour l’instant comme une mini-crise dans la crise, mais elle est d’ores et déjà le sujet d’un possible et intense débat intérieur. A cause des conditions du vol, autant que de son issue, l’opposition, déjà très défavorable à la politique syrienne d’Erdogan, montre une réelle suspicion à l’encontre du gouvernement, même si elle recommande une certaine unité dans ces jours de tension. Erdogan a jugé bon d’informer les chefs des partis de l’opposition, dans une démarche qui ressemble plus à un geste de conciliation et une main tendue, et une demande de soutien, qu’à une réunion de guerre.
Dans un texte du 23 juin 2012, Murat Yetkinmurat, du Hürriyet Daily News, donne des indications sur cet aspect de l’affaire, après avoir noté dans un commentaire précédent que «[t]he incident has put Turkish foreign policy regarding Syria in additional difficulty… »
«…Turkish Prime Minister Recep Tayyip Erdoğan has asked for appointments from the leaders of the other three main political parties in the Turkish Parliament on Sunday in order to explain the details of the incident and discuss the matter, the Prime Minister’s Office has announced. This is an unusual move and has caused speculation about a possible parliamentary decision which is a requirement for any foreign military action according to the Turkish Constitution. “We are not considering a military action now,” a source told the Daily News. “But we want to inform the opposition and we want to keep all options open.”
»The opposition has taken an unusually calm stance regarding the downed plane. Kemal Kılıçdaroğlu, the leader of the main opposition Republican People’s Party (CHP), told reporters that there were “a lot of questions to ask [ to the government]” but that the situation currently had to be dealt with calm.»
Dans l’atmosphère surchauffée de la crise libyenne, la destruction du F-4 turc a échauffé encore les esprits. La chaleur engendre la chaleur, et, bien sur, c’est du côté du bloc BAO, et plus précisément des USA, qu’on trouve des pistes d’hypothèses diverses… On en cite quelques-unes, sérieuses, pas sérieuses, – on en jugera sur le temps ou si on a du temps à perdre.
Ce qu’il y a essentiellement, c’est que la fièvre et l’affectivité qui entourent tout ce qui touche à la crise syrienne, dans tous les sens, sont un formidable accélérateur de l’imagination, de l’hypothèse, de constructions rationnelles et irrationnelles, d’une tendance irrésistible à sortir du cadre qui est tracé par la crise elle-même. Il s’agit bien d’une crise dont la fonction est d’abord d’éclairer, d’exciter notre propre crise ; d’où l’abondance des spéculations.
…Enfin, voyons le “sérieux-pas sérieux”.
• L’intervention de l’OTAN, d’abord. Il faut bien en dire un mot puisque tout le monde a par automatisme cette possibilité à l’esprit, comme passage obligée de toutes les hypothèses déstructurantes. James Joyner, un des directeurs de The Arlantic Copuncil, renvoie tout le monde à la maison : une intervention de l’OTAN reste impensable. Le 23 juin 2012 : «Following yesterday's shoot-down of a Turkish F-4 by Syria has once again raised the specter of NATO action under Article 5 of the North Atlantic Treaty. It's not going to happen. […] It's inconceivable that NATO will decide to start yet another war under these circumstances.»… Point final pour Joyner, semble-t-il.
• Les “fous de guerre” de Washington sont sur leur sentier favori. D’une institution à laquelle John MCain a prêté son nom et son état d’esprit (le sénateur McCain étant absent de Washington), est venue une analyse de l’incident qui permet d’envisager enfin la rassurante et joyeuse perspective des prémisses d’un conflit général. C’est Kurt Volker, directeur du McCain Institute for International Leadership et ancien ambassadeur U.S. à l’OTAN, qui élabore à ce propos. Le 22 juin 2012, Foreign Policy recueille les fruits de ses réflexions.
«[Volker] doesn't believe today's incident alone will alter the international community's response to the Syrian conflict, but he does think a NATO meeting on the matter could nurture a broader discussion about how to intervene militarily in Syria outside the U.N. Security Council, where Russia and China have repeatedly opposed such action. One scenario, he adds, could be Western and Arab countries joining forces to create “safe zones” in Syria, support the Syrian opposition, and conduct aerial strikes against Syria's offensive military assets. “I do get the feeling that the patience of the international community is growing thinner,” Volker explains. “With the recent village-by-village slaughter [in Syria] and brazenness of the Russians in trying to arm the Syrians, I think we may be approaching a point at which this kind of coalition intervention is more thinkable than it was a couple months ago.”»
• Pour Infowars.com et Patrick Henningsen, le 23 juin 2012, toute l’affaire va être utilisée par le Bilderberg pour inscrire la Turquie dans les plans de l’OTAN («Downed Turkish Jet Will Be Used By West to Draw Turkey Into Bilderberg and NATO’s Plan»). Le reste est étonnant (ou bien est-ce le titre qui l’est ?) puisqu’il s’agit d’une reprise d’un texte de Russia Today, qui fait un rapport normal sur les circonstances de l’événement. On cherche en vain où se cache Bilderberg.
• Un lecteur du même article d’Infowars.com introduit une hypothèse assez étonnante et originale : un complot monté par l’USAF, utilisant un F-4 transformé en drone (ce fut le cas pour 230 avion de ce type, selon Danger Room, le 4 octobre 2008), donc sans pilote à bord, et se faisant passer pour un avion turc… Dans quel but ? Impliquer les Turcs et les Syriens dans un incident international ? Etc.
«The plane was a drone. […] [T]he US flew one out of one of its Turkish airbases, or gave one to the Turks to fly… and it got flown into Syrian airspace offshore, so when it was shot down (as it would be) the evidence of it being a drone went to the bottom of the sea. Curious thing about this story is the syrians broke it. the turks have been keeping their cards close to their chest. Perhaps because it wasn’t their plane?...»
L’affaire du F-4 turc est typique, non pas de la crise syrienne, mais de l’étrange aventure de la Turquie, et donc de la position intenable d’un pays au poids considérable avec un pied dans le bloc BAO et l’autre hors du bloc BAO. Peut-être le ministre des affaires étrangères, le brillant intellectuel et universitaire musulman Ahmet Davutoglu, mesurera-t-il l’absurdité de discuter au sein de l’OTAN d’un incident opposant la Turquie et la Syrie, alors que pressent tant d’évènements essentiels pour son monde (par exemple, l’élection du président en Egypte, où Erdogan triomphait hors-OTAN il y a moins d’un an). Les Turcs d’Erdogan payent là un pari tortueux, qui est de s’engager sur une voie qui serait nécessairement tracée et semée d’embûches par le groupe BAO, pour sortir quelque épingle du jeu (musulman) de cet imbroglio auquel aucun des composants du bloc ne comprend rien. Le malaise des Turcs serait d’autant plus grand qu’ils ont adopté ces dernières semaines un “profil bas” qui fait penser qu’ils auraient modifié radicalement, ou s’apprêteraient à le faire, leur politique syrienne.
…Appendice non sans intérêt dans cette situation régionale : le plus inattendu dans ce concert divers, quoiqu’assez peu noté, fut l’intervention de l’Iran, qui a invité les deux pays (Turquie et Syrie) à prendre une voie diplomatique et d’apaisement pour empêcher une aggravation de l’incident. L’Iran songerait-il à proposer ses “bons offices” ? Ce faisant, ce pays a effectué une esquisse de démonstration diplomatique de l’affirmation de Kofi Annan du 22 juin 2012, – savoir qu’en Syrie, l’Iran est une partie de la solution (et non une partie du problème, comme le dit l’ambassadrice US à l’ONU, Rice)… Et l’entente à réinstaller entre la Syrie et la Turquie est aussi, une partie de la solution.
L’incident du F-4, au plan régional, ne fait que souligner les impasses et les culs de sac où se trouvent les acteurs régionaux lorsqu’ils laissent faire le jeu du bloc BAO, ou veulent croire qu’ils peuvent jouer avec le bloc BAO. Les Turcs font cette expérience. L’appartenance à l’OTAN, dans cette occurrence, est plus un boulet qu’un avantage. Certains pourraient croire qu’elle leur permettrait de sauver la face, par exemple avec la réunion de demain qui permet une “posture” dure… On leur souhaite bon vent.
Sur un plan plus général, celui de l’équilibre et des conditions du conflit, la chose (l’incident du F-4) est plus intéressante. Qu’il soit turc ou bachi-bouzouk n’importe guère dans ce cas ; ce qui importe, c’est la façon dont il a été abattu, par quoi, dans quelles conditions, etc. Nous revenons à nos comptes-rendus du début de ce texte.
Depuis plusieurs mois, la défense anti-aérienne et les capacités de guerre électronique (contre-mesures et contre-contre-mesures) des Russes (et des Iraniens d’une façon certaine) sont devenues à la fois une obsession, un mythe et un épouvantail pour les forces du bloc BAO, – et notamment bien sûr en Syrie. On se rappelle l’évaluation qu’en ont faites les chefs militaires US en mars dernier. Les Israéliens eux-mêmes partagent cette appréciation, eux qui se battent depuis des années pour empêcher que les Russes livrent des puissants systèmes sol-air S-300 aux Iraniens.
Ce qui importe, dans l’affaire du F-4, c’est bien la méthode, – la maîtrise de l’espace aérien dans des circonstances extrêmement fluctuantes, et la capacité de la défense anti-aérienne (maniée par les Russes) de contrôler les systèmes évoluant dans cet espace. Certes, il s’agit d’un vieux F-4, mais il est en partie modernisé, et, de toutes les façons, ce point n’est pas essentiel. Il faut chercher ailleurs, l’essentiel de l’incident, et c’est effectivement dans l’hypothèse de la méthodologie, la réalisation de cette méthodologie, le fait que les Russes conçoivent la défense aérienne comme une architecture mobile, pouvant forcer les cibles à se déplacer dans tel ou tel azimut, et par conséquent eux-mêmes (les Russes) capables d’organiser, dans des circonstances favorables, des batailles anti-aériennes avec des pertes sévères pour l’adversaire. Les USA ont rencontré cette situation, avec des technologies et une architecture défensives évidemment beaucoup plus rudimentaires, en 1965-1968 au Vietnam, durant l’opération Rolling Thunder, où la défense aérienne nord-vietnamienne, mise en place par les Russes, intégraient tous les éléments architecturaux d’une défense aérienne verrouillée et mortellement efficace ; même chose pour les Israéliens durant les premiers jours de la guerre d’octobre 1973 contre Egyptiens et Syriens équipés par les Russes, cette fois une architecture adaptée au désordre général de la bataille en cours. Chaque fois l’offensive aérienne (Us et israélienne) frôla le désastre, avant qu’une adaptation approximative des attaquants se concrétise après des pertes très sérieuses.
On sait qu’une intervention du bloc BAO en Syrie ne peut être fondée que sur la puissance aérienne et la suprématie aérienne, qu’elle ne peut disposer des moyens et des facilités des USA au Vietnam et des Israéliens lors de la guerre d’Octobre 1973, donc qu’il faut une réussite rapide et décisive. Si la défense aérienne empêche cela, c’est tout le principe des interventions du bloc BAO qui est remis en question. C’est le crédit de la menace contre l’Iran qui l’est également. C’est le champ ouvert à la décadence de la pression de l’outil militaire du bloc BAO et l’apparition d’acteurs nouveaux dans ce champ-là, – Russes en premier.
Bien entendu, tout cela n’est que “jeu de guerre” théorique. Le principal à attendre de la destruction du F-4 chez les planificateurs militaires, les stratèges, etc., déjà installés sur la conviction de l’excellence russe en matière de défense aérienne et de guerre électronique, particulièrement en Syrie, c’est le renforcement d’une psychologie déjà fortement influencée à cet égard. Encore une fois, l’aspect essentiel est le binôme communication-psychologie.
Toute la psychologie du bloc BAO est construite, à l’image des conceptions US, sur la supériorité aérienne totale, l’air dominance… Le fait syrien dans le cas qui nous occupe est une énorme hypothèque, et la destruction du F-4 une démonstration de l’hypothèse. Quoi qu’il en soit de la réalité, les psychologies ont intégré et vont intégrer de plus en plus l’incident dans ce sens, et les capacités de la défense aérienne russo-syrienne prendre de plus en plus l’allure d’un mythe effrayant. L’aspect politique, avec l’évidence de la présence russe, renforce encore cet effet, et fait de la Syrie un épouvantail pour ces psychologies fragiles. Tout cela va peser, sur la planification, sur les politiques, voire sur les tensions entre directions politiques emportées par la fougue guerrière de l’affectivité, et les militaires, qui comptabilisent leurs avions et qui songent à la guerre électronique et à la cyberguerre, comme savent les mener certains de leurs adversaires. (A cet égard, le précédent du RQ-170 a déjà bien préparé le terrain.)
Les psychologies fragiles de nos stratèges vont commencer à s’interroger : ne sommes-nous pas dans une de ces phases du système du technologisme où, pendant un temps donné, la défensive prend le dessus sur l’offensive, et ne risquons-nous pas, dans une aventure syrienne, une mémorable raclée ? Le fait, et la prévision, nous importent moins que l’état de la psychologie… Aujourd’hui, plus personne ne parle des “massacres” (odieux régime Assad) qui bouleversaient le monde et la civilisation il y a juste un mois, mais de la perte d’un avion de combat turc. Ainsi vont les choses dans cette crise syrienne, qui est dérisoire par rapport à de bien plus horribles choses déjà accomplies derrière notre attention indifférente, et qui est fondamentale par l’affectivité phénoménale, sorties de nos psychologies terrorisées, qui en accueille les échos pour aggraver plus encore la crise générale et terminale qui nous affecte.
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