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24673 août 2015 – Comme d’habitude, Israel Shamir soigne sa livraison. Les articles qu’il publie régulièrement, – sur son site et sur UNZ.com, comme celui-ci du 31 juillet 2015, – sont soignés aux petits oignons, très fouillés, pleins de détails inédits, rehaussés d’hypothèses hardies ; en général, solides comme ceux que le Washington Post se glorifiait de publier contre Nixon en 1972-1974, quand le journal n’était pas encore ce canard absolument boiteux qui a chaussé des bottes neocons de sept lieues ; et Shamir, lui, avec constamment une ironie sarcastique à peine rentrée dans son style...Celui qui nous occupe aujourd’hui traite des sous-marins-fantômes de Poutine qui, en Suède, «viennent jusque dans vos bras/Égorger vos fils, vos compagnes !» (Son article est repris sur ce site le 2 août 2015.)
Nous avons connu, ou bien eu des échos lointains tant le déterminisme-narrativiste est partout, de cette campagne hystérique de la marine suédoise contre un sous-marin russe “repéré” dans les eaux territoriales suédoises en octobre 2014, – La chasse à “Octobre Rouge”», titre Shamir... Aujourd’hui, nous apprenons, avec quel délice, qu’on a enfin coincé le salopard ! Une épave de sous-marin russe récupérée, dormant comme un serpent prêt à frapper, sur le fond boueux de notre vertueuse-suédoise-Baltique, – la nouvelle date des derniers jours de juillet (voir Le Figaro du 28 juillet 2015). Il n’en fallait pas plus pour lancer Shamir sur le sujet, avec tout juste une incertitude ironique portant sur l’année de construction du sous-marin et où (1901 aux USA, 1904 à Saint-Petersbourg) :
«Maintenant, nous savons avec certitude que les Russes ont violé les eaux territoriales suédoises ! Les amiraux suédois et les journalistes du Guardian se sentent probablement vengés, parce qu’ils ont toujours affirmé que c’était le cas (l’invasion russe). Quelle importance que l’U-Boat ait été coulé il y a cent ans, en 1916 ? Aucune, parce que les Russes sont toujours les Russes et que la Baltique est toujours la Baltique ! [...] Le U-boat appelé “Som” avait été fabriqué aux USA en 1901 pour la marine impériale russe, servit durant la Grande Guerre et coula en 1916. Les Suédois durent admettre ces détails mais, comme dans une pièce où l’on suspecte un invité d’avoir dérobé des cuillers en argent, les cuillers étaient retrouvées mais le malaise à l’encontre de l’invité subsiste, ô combien sinon plus que jamais...»
Shamir est un homme sérieux derrière sa posture d’être un homme mystérieux. Nous écrivions sur lui, le 20 janvier 2015, ceci avec une référence supplémentaire dans cet extrait, l’ensemble nous permettant de faire de lui une plume “qui n’est pas sans beauté” (Vigny) valant bien plus que trente ou quarante stylos à bille invertis et serviles de la presse-Système : «Shamir est un personnage énigmatique et chargé d’interrogations et d’hypothèses diverses, capable de donner dans un article sur des sujets aussi sensibles diverses indications précieuses qui ouvrent des perspectives toujours intéressantes. A l’expérience, on n’a jamais eu à lui reprocher des distorsions qui seraient dues à un conformisme ou l’autre, et on a par contre pu relever à plus d’une reprise des indications inédites montrant que l’homme dispose d’un réseau et de contacts en plus de ses vues non-conformistes. On donne quelques appréciations concernant Shamir dans notre texte du 27 août 2014.»
On peut donc suivre Shamir avec une certaine et très-réelle confiance ... Manifestement, il tenait prêt tout un dossier à propos de l’incident du “sous-marin russe”, l’Octobre Rouge d’octobre 2014. Il y voit aussitôt, comme selon la plus pure technique hollywoodienne, un remake presque à l’identique d’une première séquence datant de 1982. Les acteurs semblent d’ailleurs devoir être les mêmes : un gouvernement social-démocrate revenant au pouvoir, un activisme anglo-saxon (UK et USA) avec l’aide extrêmement efficace de la marine suédoise agissant dans la plus complète illégitimité contre les autorités civiles, le tout permettant de mettre en scène des intrusions agressives de sous-marins qu’on qualifierait de “soviétiques” (1982) et de “russes” (2014). Il y a vraiment bien peu de raisons pour ne pas croire que le “scénar” de 1982 n’a pas été repris pour 2014 lorsqu’on sait qu’Hollywood-sur-le-Potomac n’affectionne rien de plus que la série, “La traque d’Octobre Rouge, – le retour” bénéficiant d’une audience fidélisée par la première version. On dira, là aussi selon le style hollywoodien, qu’on prend moins de gants et qu’on cochonne un peu la réalisation, selon un indubitable signe des temps où les montages savants sont devenus des automatismes de type déterministe-narrativiste.
Pour démonter le montage de 1982, – selon une mission classique d’un journaliste d’investigation antiSystème, – Shamir s’appuie sur la documentation et les révélations d’un expert norvégien des questions militaires, Ola Tunander, qui publia un livre en 2004 (à Londres, aux éditions Frank Cass), avec 400 pages de détails techniques et de conceptions stratégiques éclairées par les archives soviétiques accessibles depuis les années 1990 : The Secret War Against Sweden: US and British Submarine Deception in the 1980s. La chose est exposée dans des termes irréfutables et l’on comprend que les divers “services” impliqués aient repris la vieille recette qui avait si bien marché pour remettre ça en 2014, avec à nouveau un gouvernement social-démocrate dont on pouvait craindre qu’il n’acceptât pas aveuglément la ruée antirusse qu’on voudrait être un hallali depuis février 2014.
Mieux encore, et nous voudrions que ce point devienne le cœur de notre sujet, dans ce commentaire de l’affaire d’octobre 2014 suscité par l’article de Shamir... En effet, qui apparaît, en 1982, comme le deux ex machina de la commission mise en place par le gouvernement suédois pour faire la lumière sur les incursions sous-marines dans les eaux territoriales suédoises ? Sur ce point, Shamir s’appuie sur le témoignage d’une interview parue dans l’Expressen en octobre 2014 de Lennart Budström, ministre des affaires étrangères en fonction à cette époque (1982). Budströme rappelle que
«le membre le plus actif de la commission était le jeune politicien de droite Carl Bildt, – c’est lui qui, pratiquement, assura la rédaction du rapport de la commission, concluant qu’il s’agissait d’un sous-marin soviétique. [Bildt] y affirme qu’on avait enregistré des signaux acoustiques, avec d’autres preuves, démontrant la culpabilité soviétique. Ce fut seulement en 1988 qu’il apparut que ni l’armée, ni la marine suédoises n’avaient intercepté quelque signal que ce soit venant d’un sous-marin. Il s’agissait d’un mensonge complètement créé et assuré par Bildt, dit Budström.»
Là-dessus, Shamir tourne son attention vers Bildt. Ce personnage est le pivot de tout ce qu’il y a d’orientation pro-US dans la politique de la Suède durant le dernier quart de siècle ; c’est lui, descendants d’une grande famille suédoise qui donna des Premiers ministres et des chefs de guerre à la Suède depuis le XVIIème siècle, qui est à la base de tout le travail de subversion interne pour orienter la Suède vers la ligne américaniste-BAO, malgré les réticences et les résistances des sociaux-démocrates réduites parfois par des actes brutaux (le premier étant l’assassinat du Premier ministre Olof Palme dans les années 1980). Bildt, ouvertement pro-américaniste en acceptant d’apparaître quasiment à ciel ouvert comme ce qu’on définirait sommairement avant d’en déduire plus comme “un agent américaniste”, ami personnel de Karl Rove, l’homme qui fit GW Bush, dénoncé par certains comme ayant été un homme de la nébuleuse Gladio-Stay Behind dès sa plus tendre jeunesse politique.
« On estime que Bildt a été associé dans sa jeunesse avec une association anticommuniste clandestine de combat créée par les Américains pour le cas où il y aurait une occupation soviétique de l’Europe occidentale, et connue sous le nom de Stay-Behind, ou Gladio.»
Outre les évidences du personnage (Bildt), la logique des évènements renforce cette interprétation : c’est bien dans les années 1970 et 1980 que cette organisation, devenant beaucoup plus Gladio que Stay-Behind, multiplia les activités de montage d’actions terroristes sanglantes en manipulant des groupes extrémistes, en Europe (surtout en Italie et en Belgique) selon l’idée paranoïaque que toute l’Europe était menacée d’un basculement stratégique vers l’URSS sous l’action de la subversion communiste. Henry Kissinger, conseiller de sécurité nationale de Nixon, devenu en plus secrétaire d’État à partir de 1973, partageait complètement cette analyse sans qu’on sache à ce point de notre propos qui avait été le premier à la dégager dans des termes aussi nets, – Gladio ou les USA, ou Kissinger seul, etc., – parce que Gladio ne peut être ramené aux seuls USA, et encore moins à Kissinger.
La “stratégie Gladio”, justement traduite par l’expression “stratégie de la tension” en Italie, est aujourd’hui un fait indiscutable pour la période 1969-1990 en Europe, sans exclusion d’extensions chronologiques à déterminer. Le rôle de Kissinger ne l’est pas moins, à notre sens. Un document peu connu à cet égard se trouve dans le livre de mémoires de l’amiral Zumwalt, chef d’état-major [CNO] de l’US Navy de 1970 à 1972, On Watch [Quadrangle, 1976]. Il s’agit des notes, p.483-484, d’un briefing des chefs d’état-major US avec Kissinger le 11 mars 1974, que Zumwalt a inclues dans son livre ; Zumwalt, personnage assez atypique au Pentagone et dans le Système, dont Kissinger, qui ne l’aimait pas plus que lui-même [Zumwalt] ne l’aimait, disait de lui «ce que je ne supporte pas, c’est un amiral intellectuel». Dans les notes de Zumwalt, on trouve ce passage consacré à l’OTAN et à l’Europe :
« [Kissinger]dit qu’il est pénible de voir la faiblesse et l’attitude anti-US des pays d’Europe occidentale. Il dit qu’il y a une tendance constante chez eux d’utiliser leurs positions anti-US, pace que leurs gouvernements sont trop faibles pour prendre des décisions difficiles ; ils essaient de tirer toute la popularité qu’ils peuvent en étant anti-US... Il dit que si l’on regarde les dernières décisions prises par la CEE, elles sont toutes anti-US et elles ont été prises sans consultation avec le gouvernement UDS. Il est particulièrement furieux à propos de leurs proposition faites au Canada et au Japon pour des déclarations de principe concernant le Marché Commun... Il dit que quand les Russes agissent de cette façon, vous pouvez argumenter et arriver à un compromis ; eux, au moins, ce sont nos ennemis. Mais quand les Européens agissent de cette façon, vous avez le problème [qui ne souffre pas de compromis] d’alliés qui détruisent une alliance... Il dit que nous ne pouvons pas tolérer l’organisation délibérée de l’Europe en un rôle anti-US. Ils vont devenir une gigantesque Suède. Ils vont nous affaiblir partout dans le monde. Il n’y aura plus aucun soutien public pour nous ... Il dit que nous devons infliger un choc aux Européens, d’une façon ou d’une autre, et tenir tête aux Français .... La rupture européenne est une chose très dangereuse et la politique française est stupide, comme elle l’a toujours été historiquement.»
Ces notes datent de mars 1974. La même année 1974, Kissinger “convoque” à Washington le démocrate-chrétien (DC) italien Aldo Moro pour le mettre en garde contre la “tentation” de ce qu’on nommait alors le “compromis historique” (l’alliance DC-PCI). Madame Moro témoigna après la mort de son mari que le secrétaire d’État avait évoqué contre lui, lors de cette rencontre, des menaces physiques en termes précis et concernant un sort funeste... C’est alors qu’il allait mettre la dernière main à un gouvernement de coalition des démocrates-chrétiens avec les communistes qu’Aldo Moro est enlevé, le 19 mars 1978, par les Brigate Rosse ; il est retrouvé exécuté le 9 mai de la même année. Depuis, on a chancelé sous la montagne d’évidences montrant l’intervention de nombre de “services” occidentaux, et de Gladio comme chef d’orchestre encore plus que comme exécutant.
Les USA soutinrent à fond et dans toutes ses composantes ce qu’on nomme l’opération Gladio, ou Stay-Behind (SB), qui venait simplement des épisodes de la résistance durant la Deuxième Guerre mondiale et s’aligna évidemment sur les structures de l’OTAN dès lors qu’elles se mirent en place. Mais ils (les USA) le firent parfois en ordre dispersé et ils n’en furent jamais les commanditaires uniques, les seuls manipulateurs et encore moins les concepteurs originels, – tant s’en faut. Quant à, l’“ordre dispersé”, nous notions déjà, le 20 janvier 2005, citant un documentaire de la BBC qui est le meilleur commentaire-TV existant sur Gladio, disponible sur YouTube, à sa date de réalisation du 10 juin 1992 :
«... L’important ici est le schéma qui se dégageait des hypothèses ainsi soulevées: une action des militaires américains hors de tout contrôle des services (et, a fortiori, des organes légaux américains) habituellement concernés par ce type d’action, notamment la CIA. Il y eut notamment le témoignage filmé, dans un document de la BBC sur “l’affaire Gladio”, de l’ancien chef de station de la CIA à Rome, affirmant que les manipulations de terroristes en Italie étaient le fait des SR de l’US Navy (Naval Intelligence) à partir de leur antenne de Naples (QG de AFSouth dont dépend la VIe Flotte). Le témoin affirmait très clairement que les militaires avaient complètement “doublé” la CIA et le pouvoir civil. De même, certaines actions en Belgique furent mises au crédit de la DIA (Defense Intelligence Agency) militaire et des Special Forces, là aussi à l’insu de la CIA.»
La thèse contraire et plus exotique de la liquidation d'Aldo Moro (intervention du KGB pour empêcher l’évolution “eurocommuniste” [alliance DC-PCI pour l’Italie] qui déplaisait à Moscou) a évidemment ses partisans mais on ne s’est pas vraiment battu pour l’imposer. D’une façon générale, l’habituelle “stratégie du silence” a prévalu dans la presse-Système lorsqu’il s’est agi d’aller au fond des choses. Le meilleur spécialiste du Gladio, le professeur Daniele Ganser, a bien mis en évidence dans ses études faites après l’attaque 9/11 combien il jugeait très fortement probable la continuation à pleine vitesse de l’opération Gladio au-delà de la guerre froide et jusqu'à nous, en corrélation avec tous les évènements, – 9/11 et alentour. (Voir notamment l’interview du 27 décembre 2005 et le texte de commentaire du même 27 décembre 2005.)
De même, Ganser met en évidence combien il faut distinguer deux Gladio, – d’abord ce qu’on appelait plus volontiers les Stay-Behind (SB), c’est-à-dire une organisation qui s’est formée à partir de réactions combinées de pays occidentaux, pour préparer une résistance antisoviétique en cas d’invasion de l’Europe occidentale par l’URSS, – et cette organisation est nettement multinationale, avec un rôle très actif des USA, mais pas nécessairement à l’origine. (Les USA connurent, entre 1945 et février-mars 1948 une période de pur isolationnisme et de repli continental qui ne fut interrompue que par une crise complètement manipulée par le complexe militaro-industriel et le Pentagone [voir, dans l’ensemble de textes mis en ligne le 12 février 2003, le texte «La panique de 1948, ou le complexe militaro industriel “born again”»].)
Le deuxième Gladio, née d’une mutation courante dans les années 1960, fut une transformation de l’organisation initiale de préparation à la résistance en cas d’invasion en une organisation de soi-disant prévention de toute tentative de déstabilisation, qui opéra de plus en plus comme une organisation de manipulation du terrorisme, de manipulation de communication, etc., dans les pays européens existants, bien avant qu’il soit jamais question de leur invasion... C’est ce Gladio-là qui s’est naturellement pérennisé bien au-delà de la Guerre froide et reste très actif aujourd’hui, avec des tâches multiples.
Dans ce cadre général, il est aisé d’inclure Carl Bildt dans la stratégie générale de Gladio, alors que la Suède se trouve elle-même (le souligné en gras dans la note que retranscrit Zumwalt), comme référence symbolique et modèle politique, par exemple dans l’esprit de Kissinger, comme l’archétype de ce que Gladio doit détruire, – le cœur de la cible de Gladio, d’ailleurs bien compris par Gladio dès l’origine. Présenté comme un agent américaniste par Shamir, Bildt s’inscrirait à notre sens, d’une manière plus différente qu’on ne croit, dans un réseau protégé par la vertu atlantiste et reflétant effectivement un point de vue et une stratégie spécifique répondant à des vues plus larges que les seules vues américanistes, avec un élément européen transnational extrêmement important. Gladio répond évidemment à ces spécifications (“réseau protégé par la vertu atlantiste”) et les rumeurs Bildt-Gladio ont par conséquent toutes les raisons d’être beaucoup plus prises au sérieux que toutes les “informations” publiées à cet égard («Buy the rumors, sell the news», dit Martin Armstrong).
Il est également tout à fait logique, comme le fait excellemment Shamir, de rapprocher l’opération de 2014 avec celle de 1982, où le jeune Carl Bildt exerça ses premiers talents. Mais dans ce cas, un champ nouveau s’ouvre à nos réflexions ... Car si les deux opérations peuvent s’équivaloir d’une certaine façon dans le processus et l’exécution, c’est alors que les deux situations s’équivalent également, – c’est-à-dire que la Suède serait considérée comme aussi peu “sûre” en 2014 qu’elle ne l’était en 1982. C’est qu’alors il y a deux façon de voir la Suède depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, comme on observe un verre à moitié plein ou à moitié vide : d’une part la Suède faussement neutraliste, en vérité complètement alignée sur les USA, d’autre part la Suède qui rechigner à s’aligner complètement sur les USA puisqu’elle produit encore des Olof Palme (années 1980) et qu’il faut encore monter tout un remake de la première opération de type Gladio-1982 en 2014.
Dans ce cas, le véritable objectif de ces deux opérations Gladio/sous-marins n’est pas tant d’impliquer les Soviétiques/les Russes que de provoquer chez les Suédois un réflexe antisoviétiques/antirusses qu’ils n’ont pas assez. – et Shamir le note en passant, sans y accorder l’importance qu’il faut ; sur l’affaire de 1982, il écrit : «Les Suédois refusaient avec entêtement de voir un ennemi dans leur grand voisin oriental. En 1976, seulement 6% des Suédois croyaient à la menace russe, et 27% jugeaient que l’URSS était une puissance inamicale. Même la guerre en Afghanistan ne modifia gère ces chiffres. Seule “la panique des sous-marins” porta ses fruits, – et au milieu des années 1980, 42% des Suédois voyaient l’URSS comme une menace imminente et 83% considéraient l’URSS comme un ennemi.» L’essentiel de l’opération de 2014, comme de celle de 1982, est effectivement son effet attendu, qui doit être obtenu par une presse toute entière dans les mains du “parti atlantiste”, comme nous l’explique également Shamir.
Effectivement, on rejoint la logique que Kissinger expose aux chefs d’état-major en mars 1974, et qui est d’ailleurs déjà en action puisque, à cet égard, Gladio précède largement Kissinger... Simplement, Gladio permet d’appliquer un des aspects de la conception de Kissinger-1974 qui est d’être soft avec les Soviétiques pour obtenir des accords de limitation des armements, et d’être extrêmement dur avec les alliés européens pour les empêcher de céder, comme l’on disait alors, aux “sirènes du neutralisme” et de déforcer la position des USA dans les négociations avec l’URSS. Cette ambivalence le fait qualifier de “fou” par son collègue de la défense, John Schlesinger, dont Zumwalt recueille à nouveau les confidences (le 15 avril 1974) :
«... Kissinger a perdu la tête. Il se fait aujourdhui l'avocat de choses qu'il rejetait hier. » (“Kissinger has lost his minds. He’s advocating things now he rejected before...“).
Bien entendu, l’équivalence opérationnelle s’arrête là selon les situations des années 1970 vis-à-vis de l’URSS et des années 2010 vis-à-vis de la Russie. Il n’empêche que le cas suédois, lui, reproduit à l’identique 2014 après 1982 : il s’agit d’obtenir par pression de la terreur, soit opérationnelle soit de communication, un effet de durcissement de la politique suédoise vis-à-vis de la Russie/de l’URSS. Mais la situation générale a évolué, notamment du côté de ce que nous nommons “bloc BAO”. L’analyse de Shamir est la suivante :
«Après 1991, tous les grands pays occidentaux ont été unis (jusqu’à un certain degré) pour la première fois dans l’histoire, sous le contrôle militaire, politique et économique des États-Unis. Ils ont un seul système de contrôle idéologique et hégémonique via des médias globaux, des réseaux sociaux et des universités. J’ai nommé ce système “les Maîtres du Discours” ...»
Bien entendu, nous différons de cette analyse, notamment avec cette chronologie de 1991, parce qu’il a existé un très net isolement US jusqu’en 1996, et qu’il a existé une très nette rupture entre les USA et une partie importante de l’Europe (la France et l’Allemagne) durant les premières années de la Guerre d’Irak de 2003 ... Tout cela s’est reconstitué à l’occasion de la crise de 2008, mais d’une façon différente, justement sous cette forme de bloc BAO où l’UE a pris sa place en tant que puissance économique et de communication, pouvant prétendre à un poids égal à celui des USA, et d’ailleurs dans des conditions mondiales d'urgence crisique dramatique où tous les partenaires du bloc comprirent que l’essentiel était le rassemblement et nullement l’affirmation au sein d'eux-mêmes d’un leadership incontestable. (Au reste, la fascination des Européens pour le “modèle américain” fait l’affaire, d’autant que cette fascination équivaut à celle des USA pour eux-mêmes, c’est-à-dire pour ce qu’il y a fondamentalement du Système en eux, et donc fascination générale pour le Système qui domine tout, – et ainsi tout le monde retrouve-t-il son compte, entre les 64 dents d’Obama et les pintes de bière de Juncker...)
C’est dans ce cadre qu’il faut considérer les diverses opérations antirusses de communication de ces deux dernières années, et certainement l’action de Gladio, qui apparaît alors clairement comme une organisation de l’OTAN mais précédant l’OTAN dans sa schématisation et ses premières manifestations d'organisation opérationnelle sans les USA aux commandes, au sein de plusieurs pays européens extrêmement inquiets et conscients de l'urgence entre 1945 et 1948 parce que privés de l'appui de la puissance militaire, d'ailleurs en pleine crise d'effondrement, des USA. (C’était le temps où l’ambassadeur UK à Paris, Duff Cooper, parvenait à convaincre les Français de signer, en 1947, le traité de Dunkerque de coopération sinon d’alliance militaire entre les deux pays. [Voir le 31 août 2002.] Les Britanniques réalisaient bien plus que les autres la situation de la sécurité extrêmement délicate de l’Europe de l’Ouest dans l’immédiat après-guerre.) Aujourd’hui, on peut avancer que Gladio est indirectement “accepté”, “adopté” ou “sponsorisé” c’est selon, par l’UE, et soutenue sinon largement structurée par divers pays européens surtout dans le chef de leurs forces armées et de leurs organes de sécurité. Les USA y pèsent évidemment d’un poids considérable, mais il n’est à notre sens pas conforme à la vérité de la situation de les y voir, comme à l’habitude et selon notre réflexe orwello-pavlovien, comme des maîtres-manipulateurs devant l’Eternel et les maîtres en toutes choses au sein de toutes choses, – dont Gladio, certes.
Bien entendu, nous ne voyons aucune raison, et même au contraire nous voyons des raisons supplémentaires de citer cette définition que nous donnions de Gladio dans notre texte «La tragédie de la tension», du 9 mars 2013, en en faisant un organe devenu complètement et parfaitement représentatif du Système ; un “miroir du Système”, où le Système se mire, après tout fort satisfait d’enfanter des monstres d’aussi belle allure et d’une santé aussi florissante. (Le personnage cité ici, Federico Umberto d’Amaio, est présenté comme l’un des principaux représentants de Gladio en Italie, ou bien est-ce un des principaux représentants italiens dans Gladio, tout cela laissant voir l’extrême complexité et l’extrême diversité d’une organisation qui ne trouve effectivement son véritable sens que lorsqu’elle est identifiée à son modèle, c’est-à-dire le Système...) (Le documentaire-TV cité dans cet extrait est celui qui l’a été plus haut, le documentaire en trois partie de la BBC, le meilleur du genre sur Gladio, sur YouTube à sa date de réalisation du 10 juin 1992.) :
«L’un des documents les plus intéressants et les plus révélateurs sur les réseaux Gladio fut une série documentaire de BBC Time Watch (“Operation Gladio”, en trois épisodes), réalisée en 1992 mais diffusée avec un significatif temps de retard. Le documentaire portait essentiellement sur l’activité de Gladio en Belgique et en Italie, tout en embrassant la totalité du concept. [...] Il y a un moment caractéristique, qui termine la série, avec quelques derniers mots de Federico Umberto d’Amaio, présenté comme “chef de la police politique au ministère de l’intérieur italien, 1972-1974” ; petit bonhomme ricanant et sans doute cynique, qui aurait bien représenté le persiflage d’autres temps. Alors à la retraite, il possédait quelques figurines d’“automates” dont on fit grand usage de la mode, dans les salons du XVIIIème siècle, au temps du persiflage. Les thèses mécanistes de Descartes avaient leurs partisans, et l’automate pouvait aussi bien représenter le véritable sapiens, – semblait suggérer en persiflant l’ancien policier italien, présentant l’automate “Le jongleur” (en français dans sa bouche). Il évoquait les mystères, les manipulations, le double, le triple jeu, et s’il semblait laisser croire que Gladio les manipulait tous, on finissait par se demander si ceux qui prétendaient agir en toute conscience au nom de Gladio, voire en dirigeant Gladio, n’étaient pas, dans son esprit, eux-mêmes compris dans ce “tous”. Gladio prend alors dans le document une dimension mythique et tragique, soudain perçu comme une entité les manipulant “tous”, y compris cette voix persifleuse… Ces paroles concluaient la série, tandis que sonnait à nos oreilles, à côté de la musique aigre et mécanique de l’automate, le leitmotiv du document, les Agnus Dei et Hostias, solennels, terribles et énigmatiques, du Requiem Opus 5 de Berlioz, ou “Grande messe des Morts”… Alors, l’on sent qu’il est bien question d’une tragédie dépassant son époque, parce qu’elle suggère l’idée d’une perte de contrôle de son destin par l’espèce des sapiens, – ce qui est le cas de la crise d’effondrement du Système.»
Si 2014 équivaut à 1982, comme le suggère Shamir, alors 1982 équivaut à 2014-2015, c’est-à-dire en incluant la formidable trouvaille d’il y a quelques jours d’un sous-marin russe fabriqué en 1901 ou en 1904 et coulé en 1916. On ne peut qu’être sensible au formidable symbole que constitue l’événement.
La “menace russe”-2015 substantivée par la découverte d’une épave qui suggérerait à un esprit un peu primesautier son illustration et sa mesure par un vestige de la Grande Guerre lui donne finalement toute sa signification faussaire, et même grossièrement faussaire, jusqu’à ce ridicule qui s’avère finalement l’arme favorite des antiSystème face au Système et aux excès engendrés par le déterminisme-narrativiste. Non seulement Gladio-2014 ne s’est pas foulée pour trouver une nouvelle formule pour “déstabiliser” la Suède, en reprenant à l’identique le modèle-1982 ; plus encore, Gladio, malgré les pouvoirs quasi-occultes dont on le gratifie, n’avait même pas dans ses abondantes archives cette ridicule affaire du sous-marin russe Som, battant pavillon impérial avec l’aigle à deux têtes, coulé en 1916... Si le Système se retrouve dans Gladio et lui trouve “d’aussi belle allure et d’une santé aussi florissante” comme on en fait l’hypothèse, c’est que le Système a la vue bien basse, ou bien alors qu’il est d’une stupidité sans bornes, aussi bête qu’il est surpuissant... On connaît nos préférences.
La question pendante est de savoir ce que les Suédois vont penser de la “menace russe” dans les mois qui viennent. Dans tous les cas, le constat est toujours le même par les temps qui courent où la Grande Crise se précipite : la contraction du Temps et l’accélération de l’Histoire accordent une bien courte vie à la période utile et efficace des manigances qui, in illo tempore, disposaient de tous le temps pour faire sentir leurs effets.