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241816 juin 2014 – De la part de ce que lui-même ne cesse de nommer “la nation exceptionnelle”, la déclaration du président Obama en son nom, concernant l’action des USA en Irak, devrait arrêter sinon surprendre. Il s’agit de cet instant, lorsqu’Obama annonce que l’Amérique “fera sa part” dans la bataille en cours en Irak, pour sauver Bagdad des griffes de l’ISIS... «Though the administration has been hesitant to confirm its exact military intentions toward the growing war in Iraq, President Obama’s latest pledges that America will “do its part” in the fighting indicate that US involvement is a foregone conclusion.» (Antiwar.com, le 14 juin 2014.)
... Nous voulons dire que, de la part de l’“homme le plus puissant du monde”, qui conduit la destinée de la “nation exceptionnelle”, cet “Amérique fera sa part” sonne un peu léger. L’habitude nous conduisait à attendre des USA, vis-à-vis de l’Irak dont la dimension stratégique fut proclamée essentielle et vitale en 2001-2003, qui reste l’“acte fondateur” de toute la politique-Système depuis 2001-2003, qu’ils affirmassent aussitôt leur leadership dans l’entreprise de sauvetage du régime irakien, qu’ils rassemblassent une coalition éventuellement, tout cela au moins en rhétorique et quelles que soient les arrière-pensées. Le mot même (“sa part”), qui impliquerait pour les oreilles inexpérimentées que les USA sont une partie d’un tout sans spécificité exceptionnelle comme ce leadership indiscutable justement, ce mot est remarquable.
Il y a là un changement de ton, un changement d’envergure même, qui est également remarquable. Effectivement, Washington a été pris par surprise, du point de vue de la rhétorique et des narrative en cours, et toutes les Nuland-Power étant mobilisées pour sauver l’Ukraine personne dans l’administration n’était disponible à l’origine pour réagir en sonnant le tocsin. Il y a aussi le cas personnel d’Obama, effectivement décrit comme “désillusionné” et “détaché” de la situation... Le comportement d’Obama, son humeur, sont des symptômes importants de l’“American fatigue”.
Ce sont donc les habituels guerriers de la communication qui s’en sont chargés. Toujours plongé dans la guerre interne contre le président, le parti républicain a monté une offensive en règle contre Obama, prenant comme cible, plus encore que la “stratégie” incertaine de l’administration, le comportement personnel du président. Cette offensive est importante, significative, etc., outre d’exposer une fois de plus la division et le morcellement du pouvoir à Washington où il n’est plus jamais question de rassemblement bipartisan sur les grands problèmes de sécurité nationale. Trois exemples à cet égard, des interventions publiques rapportées dans un article du Guardian du 15 juin 2014 :
• Le sénateur Mike McCaul, républicain et président de la commission de la sécurité intérieure de la Chambre, était invité ce week-end de la fameuse émission de ABC, This Week : «“Well, this is a crisis. It does call for a response, not going to Palm Springs for a fundraiser.” [...] McCaul blamed the situation in Iraq on “the president's inability to negotiate a status of forces agreement” at the end of the Iraq war and added: “I talked to [former] ambassador [to Iraq Ryan] Crocker yesterday and he said that this is the greatest threat, national security threat, since 9/11”. [...] “This al-Qaida faction, Isis in Syria and now in Iraq, is so extreme, that Ayman al-Zawahiri and core al-Qaida have denounced them. That's how dangerous they are. “This is not some ‘down the road’ prospect. I would argue that not only is the threat great in Iraq and Syria but so [is it] to the homeland, because we have a lot of individuals over there with legal travel documents that are trained – and these are the vicious, the worst of the worst.” “If they get back into the United States or in western Europe against western targets, I see that as a biggest threat today.”»
• L’allusion de McCaul sur le comportement d’Obama dans cette crise reprenait une cinglante remarque faite deux jours auparavant du Speaker de la Chambre sur Obama qui “fait la sieste”... «Graham’s comments echo those of House Speaker John Boehner, who earlier this week accused Obama of “taking a nap” as Isis marched on Baghdad. “It's not like we haven't seen this problem coming for over a year,” Boehner said. “They're 100 miles from Baghdad, and what's the president doing? Taking a nap.”»
• Le sénateur Graham Lindsay, cité dans l’extrait ci-dessus, est intervenu sur CNN, en prenant encore plus précisément le cas personnel d’Obama. C’est lui qui le décrit comme “désillusionné” et “détaché” de la situation, plongé dans une nonchalance morose ... «The senator also blasted the Obama administration over its handling of the situation, arguing that the president's decision to withdraw troops from Iraq had led to the current crisis. Graham said “this stubborn-headed president we have who thinks he knows better than anybody else, who withdrew troops and exposed this country to the inevitable, needs to change his policies quickly.” He added that Obama was “delusional” and “detached”»
Des trois exemples cités ci-dessus, l’un retient particulièrement l’attention. Il s’agit bien entendu de l’intervention de Lindsay Graham, l’une des deux figures de proue du War Party avec son compère John McCain. (Bien entendu, McCain a fait quelques commentaires la semaine dernière, dans son mode pavlovien habituel, sans guère d’originalité, et lui-même peu intéressé par les finesses dans l’analyse. Il a réclamé rien moins qu’une nouvelle invasion de l’Irak par les troupes US pour anéantir ISIS. Bref, business as usual.)
Ces derniers temps, et notamment pour ce qui concerne la crise ukrainienne, Graham s’était montré assez discret. Il est vrai qu’il est engagé dans une campagne pour sa réélection en novembre prochain, avec des difficultés inattendues et une contestation d’une candidate venue de la base ; il est également touché par une polémique qui concerne sa vie personnelle (Graham est gay, ce qui n’est plus du tout un péché en général, bien au contraire, mais dans son cas un peu différemment, par rapport à la réputation qu’il s’est faite et selon les circonstances d’une révélation de cet état de chose dans des circonstances délicates). Quoi qu’il en soit, il fait là un retour tonitruant en proposant avec force ce qui représente un tournant complet de sa position habituelle : une alliance quasi-formelle avec l’Iran. (On sait que Graham est, depuis plusieurs années, et encore plus que son compère McCain, un ardent partisan d’une attaque américano-israélienne de l’Iran. Sur les négociations en cours avec l’Iran, Graham est absolument opposé à tout accord, préférant évidemment l’option de l’attaque.)
«“Why did we deal with Stalin?” Graham asked. “Because he’s not as bad as Hitler. The Iranians can provide some assets to make sure that Baghdad doesn’t fall. We need to co-ordinate with the Iranians and the Turks need to get into the game. “We should have discussions with Iran to make sure they don’t use this as an opportunity to seize control of parts of Iraq. They’re in this, we need to put a red line with Iran.” Graham said the US should “sit down and talk” with Iran. “To ignore Iran and not tell them ‘Don’t take advantaged of this situation’ would be a mistake,” he said.» [...]
»“The number of people who could die in this country from getting this wrong is going to be far greater than 4,000 [a reference to the number of US troops killed so far in Iraq, actually 4,424] because they are getting hold of weapons they did not have before,” he said.” “The economic chaos to the world is going to be far greater than anything we spend on saving Iraq. This is another 9/11 in the making.” [...]
»Graham said that if Isis took Baghdad, Syria and Iraq would become the “new staging area for an attack on America”. “My biggest fear is that they will march for Jordan,” he said, a move that he said would leave “the whole Middle East in turmoil”. Al-Maliki should resign, Graham said. The senator added that the US's priorities should be: “Stop the march on Baghdad, form a new government.”»
Au reste, l’extraordinaire apostasie de Graham, qui en a d’ailleurs plus d’une dans son sac s’il le faut puisqu’il fait partie de l’“exceptionnelle nation”, trouve un écho attentif, semble-t-il, dans les rangs de l’administration. Cela fait plusieurs jours (voir le 13 juin 2014) que traîne cette idée d’une étrange “alliance“ entre les USA et l’Iran, – entre l’agresseur et l’agressé de multiples narrative d’attaques de l’Iran de 2005 à nos jours. Il semble qu’elle devrait peut-être se concrétiser, du moins si l’on en croit le Wall Street Journal et Reuters, la chose telle que la rapporte Russia Today le 16 juin 2014 (après une annonce préliminaires sur les “strange bedfellows”, USA et Iran, le 14 juin 2014).
«The US is getting ready for an open dialogue with Iran to discuss Iraq’s security concerns and ways of responding to radical Sunni militia that have been gaining ground in western Iraq, The Wall Street Journal quoted senior US officials as saying. The talks are likely to begin as early as this week. This unlikely cooperation is to take place as world leaders try to negotiate an agreement with Iran to curtail its nuclear program.
»Iraq’s security concerns are the central aspects common to both parties. Radical Sunni militants of Al-Qaeda offshoot the Islamic State in Iraq and the Levant (ISIS/ISIL) have been advancing and capturing cities in the northwest of Iraq. The jihadists have declared the capture of the capital Baghdad as their top objective. It is not yet clear which diplomatic channel the Obama administration will be using, the report said. Reuters also cited a senior US official as saying that Washington is considering the discussion with Tehran...»
Tout cela fait-il désordre ? Voilà qui ne préoccupe ni Obama, ni Graham, car l’exceptionnalité donne la confortable capacité, grâce aux caractères psychologiques singuliers de l’inculpabilité et de l’indéfectibilité qui caractérisent l’américanisme, de rompre tous les liens de cause à effet dans les actes et les engagements, et donc d’écarter toute possibilité de responsabilité et toute nécessité de logique.
Par contre, les critiques, les exaspérations de moins en moins voilées continuent à se développer à l’extérieur, à l’encontre des USA. Cette affaire irakienne est l’occasion, par exemple, d’un rapport extrêmement détaillé de Ben Caspit sur les critiques de la communauté de sécurité nationale israélienne à l’encontre de la politique des USA, du comportement américaniste, des variations étranges et extrêmes de leur conceptions stratégiques... (Al-Monitor.com, le 13 juin 2014.)
«“The problem with the Americans,” a senior diplomatic Israeli official said this week, “is that they don't have a middle ground. Either they fight with might and main, as they did in Iraq and Afghanistan, or they raise their hands in unconditional surrender, as has President Barack Obama done in the past five years.” No one disagrees — not even in Israel — that the American war in Iraq was one of the most uncalled for and embarrassing wars in history. Everybody, not least the Iraqi people, misses Saddam Hussein today. The American problem is that they went too far and came on too strong in Iraq, Israeli officials contend. Now they leave hurriedly while shunning altogether any type of involvement. “When you are the only responsible adult left in the world, you can't afford to walk off the ring. You can't afford to lose your deterrence. You can't maintain some kind of world order without carrying a large stick in your hand and making the radical elements believe that you're actually capable of using it,” a senior diplomatic official in Jerusalem said this week in a closed talk.
»Added an Israeli defense official who is versed in American activity in the Middle East: “The Americans need to understand two things. The first thing is that there is no such thing as ‘blitzkrieg’ in the Middle East. Things go on for years. Processes take a long time to mature. Sometimes mirages replace reality, vanishing just as abruptly as they appear. The second thing,” he continued, “is that you don't always have to launch an all-out war, landing tens of thousands of troops, hundreds of tanks and huge logistics that cost trillions. In other words, you don't need to conquer Iraq and you don't need to invade Afghanistan. Given American air capabilities, most problems can be resolved that way. The Americans — with their technological supremacy and means that can be employed from aircraft carriers, such as unmanned drones and accurate intelligence — can seriously hamper the advance of al-Qaeda insurgents, for example, yet without paying a price.”
»Israeli security officials find it hard to understand why the Obama administration fails to grasp the perilous process taking place in the Middle East following its total abandonment by the “world cop,” which is what the United States once was. “As time goes by, it becomes increasingly apparent that President Obama is simply unwilling to do anything real. As a result, the boldness of the militant groups increases," said an Israeli defense official. "It is no wonder that a terrorist organization that until not that long ago was only marginal and insignificant, such as ISIS, suddenly allows itself to conquer a large city in Iraq and start marching toward Baghdad. They wouldn't have done so if they had known that someone was unwilling to accept such a development and had enough planes, drones and technology to destroy them from the air. That the Americans no longer agree to intervene in what involves 'boots on the ground' is both acceptable and understandable. Yet that doesn't mean you have to give up and take off. In the Middle East, the Persian Gulf and North Africa, there's no vacuum. If you walk away, someone else comes in your stead. Unfortunately, in our region, that someone else is usually radical Islam, global jihad or al-Qaeda and its various and sundry affiliates.”»
Bien entendu, à côté de la rubrique des ces critiques directes contre les USA, on trouve celle des complots compulsifs des USA, – car aucun acte de la politique extérieure agressive des USA, et de la politique intérieure aussi d’ailleurs, n’est quitte de l’étiquette “complot”, un peu comme le sparadrap dont le capitaine Haddock ne parvient pas à se débarrasser. Au reste, l’étiquette est entièrement justifiée puisque la politique-Système n’est et ne peut être, telle qu’elle est appréciée de l’extérieur, qu’un complot en soi alimenté par la surpuissance aveugle du Système... D’ailleurs et en l’occurrence, remarque MK Bhadrakumar le 14 juin 2014, ce n’est que soupçon archi-confirmé puisque les Iraniens eux-mêmes le disent ouvertement sinon officiellement, cela avant de proposer une “alliance” aux USA.
MK Bhadrakumar conclut de tout cela qu’Obama se trouve dans une “cleft stick”, – il est “dans une impasse”, si vous voulez, puisqu’il se trouve avec deux fers au feu (ISIS qui est la créature des USA peu ou prou, et Maliki qui reste à l’origine leur créature prou ou peu) ; c’est une manœuvre habile, “deux fers au feu”, sauf quand les deux fers en arrivent à se croiser, c’est-à-dire à s’affronter...
«Tehran has figured out that the entire ISIS drama has been a covert operation by the regional powers that pushed the ‘regime change’ agenda in Syria with US backing. Rouhani kept up decorum by not naming the US. (The next round of Iran nuclear talks are due to commence in Geneva on Monday.) But the speaker of the Majlis Ali Larijani was under no obligation to be polite. Larijani took his gloves off during a public speech in Tehran yesterday and literally tore into the dubious American role in Syria in aligning with Saudi Arabia, Qatar, the UAE, Turkey, etc.
»Juxtaposing the remarks by Obama and Rouhani on the Iraq developments, it is clear that Washington is caught in a cleft stick. Plainly put, Obama is called upon to confront the ISIS which doubtless poses threat to American security interests, but then, ISIS is, quintessentially, a creation of the US’s regional allies — “our SOBs’ in the Middle East, to borrow FDR’s famous remark about the brutal Nicaraguan dictator Anastasio Somoza.
»Obama’s best bet will be that Maliki doesn’t seek foreign intervention but intends to scatter the ISIS through own steam and with the help of the Kurdish Peshmerga and his Iranian ally. As for Tehran, it is in no flap whatsoever and is confident that Maliki will prevail.»
Ici, un aparté serait plutôt bienvenu ... Le problème est que si l’on s’attache aux “complots” US, à leur examen, à leur dénonciation, et à leur mise à jour, etc., on est conduit à tout réinterpréter, et souvent chaque chose dans plusieurs sens, puisque les USA, par leurs actions à la fois dispersées et systématiques interfèrent plus ou moins clandestinement, ou disons selon la technique très exceptionnaliste qu’on désignerait comme “la clandestinité à ciel ouvert”, dans tout et dans tous les sens. (Les moyens : influence, corruption, forces clandestines, drones, etc.) Cette activité a pris des allures tentaculaires à laquelle la pieuvre elle-même ne comprend plus rien, à cause d’une part de la tendance d’Obama à poursuivre la politique-Système déjà suivie par Bush à sa manière, sans trop de grosse caisse (les guerres tonitruantes), c’est-à-dire en la suivant sans trop paraître la suivre (!) pour être fidèle au Système et conforme à ce qu’il reste de son image ; à cause d’autre part d’un pouvoir et d’une bureaucratie exceptionnellement fragmentés en une myriade de centres de pouvoir disposant pourtant de moyens sans limites, notamment de camions et de palettes de billets de $100 (plus discrets que ceux de $1 000), agissant sans coordination, chacun pour ses intérêts, etc.
On finit alors par se trouver devant la nécessité constante d’une réinterprétation globale et permanente des événements, cela nous enfonçant dans un bouquet de narrative à la fois démentes et surréalistes où tout affirme tout et contredit tout à la fois. Le résultat est notre “personal fatigue” tout à fait psychologique et somme toute anecdotique, c’est-à-dire de peu d’intérêt... Ce qu’il nous intéresse d’examiner, nous, et qui constitue notre véritable travail, c’est cette vérité intéressante d’une situation psychologique présente d’une “American fatigue”... Et nous soupçonnons que cette “fatigue”-là n’est pas le moindre des effets de cette dispersion extraordinaire de la puissance US dans tous les complots et toutes les aventures du monde, avec comme résultat constant d’aller d’échec en échec, de rêverie conquérantes et neocon en rêverie conquérantes et neocon. Les USA font cela en mode-surpuissance depuis le 11 septembre 2001, après l’avoir fait avant d’une manière plus discrète, et par conséquent accélérant l’autodestruction de leur puissance à mesure.
Il n’empêche... Si l’on veut être informé sur le “complot du jour” de la puissance-simulacre de l’américanisme, les sources ne manquent pas. On citera par exemple Wayne Madsen, le 14 juin 2014, sur Strategic-Culture.org. Madsen détaille notamment comment les USA ont “fabriqué” l’ISIS, d’ailleurs avec une sorte d’ironie fatigué (le titre l’exprime bien, qui dit à peu près : “Saddam nous manque”, comme pour dire qu’avec lu, au moins, on se serait épargné cette “fatigue”-là). Quant à la valeur prospective du “complot”, comme de tout autre du même genre, on se contentera de répondre en citant un passage du commentaire de ce 16 juin 2014 de Justin Raimondo, sur la situation de l’establishment après la défaite de Cantor, – ou comment une désintégration semble susciter l’autre, celle des USA et celle de l’Irak, ou celle de l’Irak et celle des USA, dans l’ordre qu’on veut ...
«As Iraq disintegrates and our elites scramble for a “solution,” the political system here at home – carefully designed to tamp down any significant dissent – is coming apart at the seams with the same rapidity. The coming storm threatens to overturn the entire unwieldy and top-heavy bipartisan apparatus. Built atop a foundation of debt and fueled by the unlimited hubris of our political class, the Empire is on increasingly shaky ground – and those of us who dream of its overthrow may yet live to see our dreams come true...»
Mais l’“American fatigue
Nous tenons de source directe certains détails montrant effectivement cette situation. Ainsi a-t-on peu parlé sur le moment de ce “détail”, pourtant important et révélateur, et aussi avec des effets assez défavorables, de l’annonce de plans d’évacuation de l’ambassade US à Bagdad. (Voir le
La décision US du département d’État est d’abord présentée comme une procédure normale, ce qui est assez contestable dans les circonstances précises, le 12 juin. Elle reflète en fait un réflexe d’une certaine panique indiquant qu’on a été pris par surprise, et par-dessus cela, la crainte désormais structurelle dans la bureaucratie, que puisse se reproduire un incident du type-Benghazi du 11 septembre 2012 (assassinat de l’ambassadeur US, voir le 17 septembre 2012). Ainsi rencontre-t-on un de ces parcours courants de la psychologie de la communauté bureaucratique, une attitude de type obsessionnel si caractéristique des bureaucraties cumulant un enchaînement d’effets négatifs. La bureaucratie a été fortement secouée par les conséquences de l’affaire de Benghazi, et singulièrement par la mise en cause qui a suivi, de la part du parti républicain, du Congrès, etc. De ce fait, cette bureaucratie prend toutes ses précautions dès qu’apparaît une circonstance où un tel événement pourrait se reproduire ; d’où sa sur-réaction du 12 juin, avec l’annonce de la préparation de plans d’évacuation, dont l’effet psychologique a été très mauvais pour ce qui concerne la perception qu’on a de la résolution US dans la circonstance.
Un deuxième aspect, toujours de source directe, concerne le degré de connaissance de l’attaque du côté US, et par conséquent les réactions. Lorsque l’attaque se précisa avec l’investissement de Mossoul, le Pentagone fut l’objet de sollicitations concernant la connaissance et les caractéristiques de cette attaque, notamment de la part du département d’État, justement occupé à préparer des mesures d’urgence telle que celle qui concerne l’ambassade à Bagdad. La réponse de la bureaucratie du Pentagone fut qu’elle avait été elle-même surprise par l’attaque, par l’ampleur de cette attaque, par la disposition par les forces constituant cette attaque de matériels très modernes (lesquels proviennent pour l’essentiel de saisies faites dans des bases de l’armée irakienne ou d’autres accès du même genre). D’une façon générale, cette communication impliquait une surprise devant l’événement qui rappelle l’une ou l’autre récente occurrence, lors de la prise en main de la Crimée par des forces russes.
... En effet, on notait, le 24 mars 2014, cette intervention du SACEUR, le général Breedlove, commandant suprême allié en Europe (OTAN)... «Breedlove a été très impressionné, autant par la préparation de l’“incursion”, sous le couvert de manœuvres autorisées par les accords de sécurité, que par son exécution. “We saw several snap exercises executed in which large formation of forces were brought to readiness and exercised and then they stood down,” [Breedlove] said. “And then…boom—into Crimea…with a highly ready, highly prepared force,” he said.» Auparavant, sur le même théâtre, les services de renseignement et d’analyse militaires US avaient montré une lenteur inhabituelle dans l’évaluation des événements en Ukraine, plus précisément autour de la Crimée, alors (en février-mars) point central de tension de la crise. Nous observions cette lenteur en parlant de l’Intelligence Communauty (IC), ce qui recoupe bien entendu le Pentagone et peut s’amalgamer à la réaction décrite ici, concernant l’opération de l’ISIS en Irak. Nous commentions alors que cette lenteur était, selon nous, le fait d’interférences majeures, à l’intérieur de la machinerie de la sécurité nationale aux USA, à cause d’événements de communication beaucoup plus qu’en fonction de moyens technologiques...
«La situation du renseignement US vis-à-vis des événements en Ukraine est effectivement singulièrement baroque, sinon surréaliste, outre d’être une déroute à la fois complète et comique puisqu’analysant avec précisions des faits que tous les lecteurs de l’internet connaissent. Les événements se déroulent à une telle vitesse, et le plus souvent à ciel ouvert, que les méthodes habituelles du renseignement se révèlent impuissantes, et même retardatrices pour prendre en compte l’évolution de la situation. Habitués à travailler avec une lourde machinerie de procédures ultra-secrètes, de recoupements, confrontés à leurs propres opérations de désinformation et de mésinformation, mais aussi celles d’autres agences et services du même gouvernement US qui agissent souvent en solo et sans informer les autres services (par exemple, l’activisme de groupes tel que celui de Nuland et des neocons implantés au département d’État), l’IC doit effectuer son travail d’abord en cherchant à se débarrasser de tous les obstacles qu’elle a elle-même semés, et que la partie US a semés, pour une bonne compréhension des éléments épars de la situation ainsi expurgée. C’est-à-dire qu’il y a tout un travail de nettoyage de sa propre auto-désinformation qui doit être effectué avant d’en arriver à l’analyse directe de la situation, sans s’aviser que cette analyse pourrait déjà avoir été faite directement en sources ouvertes.»
A cette lumière, la surprise que semble avoir éprouvée le Pentagone devant les événements en Irak la semaine dernière indiquerait que ce que nous considérions encore comme un cas isolé en Ukraine, du essentiellement aux conditions particulières de la Crimée et au déploiement de communication faussaire de la part des USA eux-mêmes, pourrait constituer finalement une nouvelle situation pour la communauté de sécurité nationale US. Il s’agirait alors d’une tendance générale, avec une possibilité de devenir structurelle, à distinguer faussement les événements, notamment opérationnels, et leur nature, et cela notamment à cause de diverses circonstances internes et, en général, des interférences du système de la communication saturé de nombreuses narrative destinées à aménager différentes versions de la situation selon les intérêts des émetteurs de ces narrative.
Le cas de l’ISIS rejoint, après tout, celui de l’Ukraine, comme il rejoint nombre de cas dans les zones troublées où les interférences US sont multiples et, surtout, venant de services et d’intérêts différents, avec des narrative différentes. Les USA sont énormément impliqués dans la zone Syrie-Irak, où nombre de services jouent dans différents domaines et selon des orientations différentes et parfois contraires, – et l’expression “énormément impliqués” pourrait aussi bien se compléter en un “énormément et confusément impliqués”. Effectivement, comme on le notait pour l’Ukraine, et encore plus dans la situation syrienne et son extension irakienne où pullulent les groupes politiques, idéologiques, terroristes, de crime organisé, etc., et plusieurs de ces caractéristiques, voire toutes, se retrouvant souvent dans un même groupe (voir notamment le 11 janvier 2014), le désordre et la confusion finissent par marquer les relations du “manipulateur” (US) et des instruments de sa manipulation (les groupes que les USA subventionnent). Cela introduit un rapport nouveau pour la question du contrôle, avec la réponse qu’on devine : entre le manipulateur et les instruments de sa manipulation, qui contrôle qui ? La réponse implicite explique encore mieux pourquoi les USA n’ont rien vu venir de l'essentiel de de l’offensive de l’ISIS... Et ainsi l’inversion est complète, à l’intérieur même du Système.
On rappellera à cette occasion l’observation de Immanuel Wallerstein, citée dans notre texte du 24 mai 2014 : «...Most analysts of the current strife tend to assume that the strings are still being pulled by Establishment elites. Each side asserts that the low-level actors of the other side are being manipulated by high-level elites. Everyone seems to assume that, if their side puts enough pressure on the elites of the other side, these other elites will agree to a “compromise” closer to what their side wants.
»This seems to me a fantastic misreading of the realities of our current situation, which is one of extended chaos as a result of the structural crisis of our modern world-system. I do not think that the elites are any longer succeeding in manipulating their low-level followers. I think the low-level followers are defying the elites, doing their own thing, and trying to manipulate the elites. This is indeed something new. It is a bottom-up rather than a top-down politics...»
Il s’agirait donc d’une nouvelle situation des capacités de prévision et d’appréciation des situations, en perte de vitesse, et même en chute libre, de la part des USA. La cause centrale en serait donc ce “bruit de communication” (y compris la corruption) permanent que les diverses manœuvres et manigances d’un pouvoir complétement éclaté autant qu’impuissant à se regrouper, et impuissant tout court, introduit dans le jeu, et cela interfèrant gravement sur les capacités technologiques de renseignement et de surveillance. Au plus les USA s’appuient sur une monstrueuse structure électronique de surveillance, comme on le constate avec la NSA, au plus ils s’enferment dans une “bulle technologique” coupée des réalités, s’auto-désinformant eux-mêmes par leurs activités de communication, les liens et les corruptions établis dans tous les sens, avec des groupes divers, etc. La conséquence de cette situation est le retard dans la réalisation des nouvelles situations, et souvent une réaction outrancière lorsque la nouvelle situation s’impose, – ce qui a été le cas pour l’Irak et l’ISIS, selon par exemple l’ancien analyste de la CIA Paul R. Pillard (voir Consortium.News, le 13 juin 2014), – et, finalement, désordre et confusion, dans lesquels s’insèrent les diverses interventions des groupes de pression type-neocon, aggravant encore la situation dans ce sens (désordre et confusion)...
En d’autres termes, nous dirions que l’activisme US est si grand, si divers, si complexe et si confus, qu’il en arrive désormais à brouiller de plus en plus, pour lui-même essentiellement, toute possibilité d’appréciation utile des situations, et cela survenant en fait comme conséquence de l’état crisique très avancé du système de direction de l’américanisme. La chose est d’autant plus à considérer qu’à l’autre bout du dispositif de l’activisme globalisé dans le désordre et la confusion, il y a justement ce pouvoir éclaté de Washington, impuissant, tirant à-hue et à-dia, avec un président fatigué et “désillusionné”. Politiquement, et conformément au caractère du même président, cette évolution se traduit par une certaine nonchalance devant l’urgence, comme Obama le montre dans la phase actuelle de la crise irakienne ; placé devant un problème supposé urgent, on dirait qu’Obama n’a rien de plus urgent que de se presser doucement, en précisant que “l’Amérique fera sa part” et rien d’autre, et ainsi laissant dire le Speaker de la Chambre, le républicain Boehner, – “le président n’a rien de plus urgent que de faire la sieste”...
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