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1211Nous envisagions, ce 8 octobre 2009, une situation psychologique que nous jugeons brutalement dégradée aux USA, d’ailleurs à partir d’un niveau de dégradation déjà fort conséquent. Nous nous arrêtons également, pour cette analyse, à deux événements de ces derniers jours, la question du dollar et des effets de l’article de Robert Fisk sur les manigances autour de cette monnaie; la question du débat sur la guerre en Afghanistan, à Washington même.
Nous voudrions nous arrêter moins aux problèmes ainsi soulevés, monétaires et politiques, et à la situation aux USA, qu’au rapport entre l’évolution communicationnelle de ces problèmes, des effets psychologiques que cette évolution a engendrés et qu’elle va continuer à engendrer. Ce qui suscite notre intérêt dans ce cas, c’est moins la gravité per se des problèmes évoqués que la fragilité d’une société, voire d’une civilisation, par et dans un domaine (la communication) qu’elle a pourtant institué comme principale source de sa puissance affirmée et de son excellence supposée. Nos observations se feront à la lumière du fait fondamental de la subjectivation totale de l’information, celle-ci étant le “matériel”, le contenu charrié, dans un volume considérable, par la rapidité et la puissance de la communication. Tous ces thèmes sont présents dans nos réflexions en général et nous les jugeons fondamentaux; nous faisons progresser la réflexion à leur propos dès que les circonstances le permettent et y invitent, à la fois pour mieux comprendre les informations que dispense la communication, et notre propre attitude vis-à-vis de l’ensemble du phénomène.
Sans aucun doute, ce sont encore les USA qui sont notre sujet principal, parce que ce pays, ou plutôt sa société et sa psychologie, sont de loin les plus avancées, les plus exacerbées, et par contre les plus vulnérables au processus que nous décrivons. Cette société et sa psychologie sont non seulement vulnérables, mais d’ores et déjà profondément atteintes et radicalement diminuées par ces processus, jusqu’à la proximité d’un effondrement.
@PAYANT Le point essentiel sur lequel nous voulons appuyer notre analyse, c’est celui que nous avons déjà mentionné à propos de l’article de Fisk, sur l’extraordinaire subjectivation de l’information, notamment par l’effondrement catastrophique du crédit de l’information officielle. Nous écrivions le 7 octobre 2009.
«Le côté officiel, particulièrement depuis 9/11 et l’ère du virtualisme, suit avec tant d’entêtement et de vigueur, d’une façon quasi-officielle, une politique du double, sinon du triple langage où il ne sait même plus lui-même où se termine le demi mensonge et où commence la demie vérité – et qu'est-ce que cela, “mensonge” et “vérité”, à la fin? – que le crédit qu’on lui accorde ne survit plus que pour avoir une confirmation a contrario de ce qu’il veut démentir. Le paradoxe est que, même quand le démenti est vrai il ne tient quasiment pas et il devra être éventuellement confirmé plus tard par un événement, ou par une autre information, surtout pas officielle, ou bien s’aligner sur la situation qu’il avait démentie, qui se sera concrétisée entretemps. Le discrédit de la crédibilité de l’information officielle est aujourd’hui un fait fondamental de la société de communication, qui conduit à une subjectivation complète de l’information.»
C’était à propos de l’article de Fisk. Ce pourrait être à propos de l’Afghanistan, selon les divers détails que nous donnons dans notre F&C du même 7 octobre 2009. Dans ce dernier cas, l’information officielle elle-même est engagée dans une suite de contradictions, sans aucune intervention d’une autorité suprême pour régler le problème et trancher dans ce débat. Il ne s’agit même plus de différences d’opinions, ni de différences d’évaluation précisées (les sources sont les mêmes), mais bien de différences dans la descriptions d’une “réalité” – par exemple entre un McChrystal (commandant US en Afghanistan) qui dit que l’Afghanistan va tomber aux mains des talibans dans un an si l’on n’applique pas son plan, et un James Jones (directeur du NSC) qui dit que l’Afghanistan ne risque pas de tomber entre les mains des talibans… Cela confirme cette subjectivation à l’intérieur même du monde qui est censé présenter une cohérence et une cohésion à ce propos.
L’exercice que nous décrivons s’est poursuivi, avec l’article de Fisk, ou plutôt ses suites, dans la façon presque moqueuse, parfois presque indulgente et bienveillante avec l’ironie qui va avec, et de toutes les façons absolument pleine de dérision pour les actions décrites, qui fut instantanément proposée comme commentaire aux réactions de démenti des affirmations de Fisk. L’Arabie Saoudite s’écria qu’il ne s’était rien passé de semblable à ce qu’avait publié Fisk… (Citons en vrac: «Asked by reporters about the newspaper story, Saudi Arabia's central bank chief Muhammad al-Jasser said: “Absolutely incorrect.” He repeated the same response when asked whether Saudi Arabia was in such talks.»). Fisk commente joyeusement et sans la moindre préoccupation pour l’effet de ces commentaires sur le crédit de son texte, et avec raison: «…and widely denied yesterday by the usual suspects – Saudi Arabia being, as expected, the first among them.»
Le démenti lui-même devient presque une confirmation, tant la communication officielle s’est enferrée dans des pratiques absolument faussaires, d’une façon de plus en plus affirmée, de plus en plus inévitable. C’est le terme qui importe, sans aucun doute, dans ces pratiques où le discours officiel a été contraint de s’inscrire dans la narrative virtualiste imposée par la “politique de l’idéologie et de l’instinct”. Il lui devenu inévitable pour la communication officielle, de poursuivre la logique de ce discours et donc de s’immerger dans la plus complète subjectivité qui est d’abord identifiée comme faussaire. Désormais, cette “politique de l’idéologie et de l’instinct” ayant été confrontée, non seulement à l’échec mais à la sanction de la dérision et de l’absurdité, la communication des autorités du système est devenue la prisonnière de cette narrative, qui le devient également, dérisoire et absurde.
Personne ne le dit ni même ne le dénonce – sinon en riant, non, plutôt en rigolant doucement (les “usual suspects” de Fisk); non, il s’agit d’un fait acquis, la dérision et l’absurdité de leur narrative… Même un commentateur aussi appointé et lié au système qu’un Loren B. Thompson écrit, avec la réserve qui ne fait que mieux éclairer l’incongruité de leur démenti, et qui n’empêche pas de sauter à la conclusion qui confirme indirectement la version Fisk – le “but” immédiatement après réduisant à rien le “probably exaggerated” qui précède: «The report is probably exaggerated, but coming as it does on the heels of debate about the greenback's future as a global reserve currency, it highlights America's waning economic influence…» Même l’esprit conformiste, lorsque son gagne-pain n’est pas directement impliqué, ne résiste pas au grand courant de la mise en cause du système.
Tout cela ne nous fixe en rien sur la réalité, dira-t-on, alors que c’est la détermination de la réalité qui doit nous guider. C’est le moins qu’on puisse dire et il est temps d’en convenir. Tout est devenu subjectivité, c’est un fait aussi patent que le caractère, disons, de mouillabilité d’une éponge; aucune information de cette sorte, où la spéculation se mêle à l’information venue de sources qu’on ne nomme pas pour les protéger, ne nous garantit de rien, alors que l’information officielle, elle, déclenche aussitôt le réflexe de la négation péremptoire et pleine de dérision. L’information, la connaissance, l’évaluation, sont devenues aujourd’hui autant d’aventures de l’esprit et de son jugement. Comment s’en arranger?
D’abord, le fait de la connaissance de la chose, de la tromperie installée en système, est essentiel, un pas capital à franchir. Ce n’est ni scepticisme nihiliste, ni négationnisme systématique; c’est le premier réflexe de l’esprit critique confronté à un univers privé de références parce que toutes les références qu’on jugeait assurées, officielles et strictes, se sont avérées faussaires. Il faut ensuite disposer de visions plus larges, nous dirions d’une perception historique de la situation que nous vivons, pour pouvoir mieux “juger” d’une information, c’est-à-dire la “jauger”… Car chaque information, dans ce cadre subjectivé, n’est plus un fait brut mais une proposition qui doit être soumise à une enquête.
Il faut également utiliser l’apport de son intuition, qui doit se référer, elle, à l’expérience dont on dispose. Dans un temps dont la réalité échappe à une raison devenue folle et se retrouve plutôt dans “l’air du temps” et dans ce qu’on peut deviner des choses si l’on aiguise son attention en fonction de son expérience, l’intuition est un guide qui peut être fulgurant, qui vous éclaire brusquement ce qui serait resté dans l’ombre, qui est parfois l’essentiel.
Il est évident que l’article de Fisk, connaissant le personnage de ce journaliste et ses réseaux, dans le climat qu’on connaît aujourd’hui, depuis le 15 septembre 2008, a des facteurs historiques qui favorisent son crédit. Si l’on ajoute que Fisk n’a pas l’habitude de traiter des sujets comme le dollar mais que l’information qu’il donne relève de sa zone géographique de compétence, on est d’autant plus incliné à la considérer avec intérêt parce que le changement de centre d’intérêt qu’il implique chez lui correspond parfaitement à l’évolution historique qu’on constate, avec l’intuition comme guide annexe mais nullement négligeable, au moins depuis le 15 septembre 2008 (mise au rancart des domaines autour de la guerre contre la terreur, concentration sur l’énormité de la crise systémique qui explose). La conclusion du raisonnement est fondamentale – et quelle information! Le fait – bien un fait, cette fois – de la confirmation de la disparition de la narrative de la guerre contre la terreur, et l’installation renforcée de la crise centrale du système de l’américanisme au cœur de toutes les préoccupations. Dans ce cadre-là, ce que Fisk nous dit du dollar avec un luxe de détails peut sembler, avec justesse, avoir des rapports puissants avec la réalité.
Avec la question du “front de l’Afghanistan à Washington”, c’est un autre exercice d’enquête à réaliser. Il apparaît évident que toutes les contradictions, versions faussaires, etc., échangées entre officiels et généraux qui sont pourtant du même camp, n’ont aucun intérêt. Que nous importe de savoir si les talibans tiendront ou ne tiendront pas l’Afghanistan dans un an, ou si McChristal appliquera finalement son plan ou s’il ne l’appliquera pas mais obtiendra sa quatrième étoile? Ce sont des cas de prévisions conjoncturelles qui relèvent de la vanité d’un exercice de divination. Par contre, l’information principale est là, éclatante, essentielle et, dans un sens, historique: la paralysie du pouvoir US, son embourbement dans les parlotes, les jalousies, les coups fourrés et les réunions stratégiques à n’en plus finir. Ce n’est pas si mal, comme information, sans que rien ne nous en ait été dit sinon une litanies de sornettes dans tous les sens.
Ajoutez ces deux constats et admettez que vous en savez beaucoup plus, sorti de ce désordre à première vue aussi obscur qu’un complot pour détruire deux ou trois tours de Manhattan.
Il est également important, dans ce “jeu”, dans cette enquête, de se conduire avec loyauté et avec une certaine légèreté de l’esprit (nous voulons dire: léger, parce que débarrassé de préjugés). La subjectivation de l’information ne nous enferme pas dans la seule situation d’un forfait et d’un complot. Même à un Rumsfeld qui prônait la dissimulation, le mensonge, etc., il arriva de dire des choses vraies et superbes d’importance (voir son discours 9/10). Ne limitez pas votre jugement à n’en faire que des menteurs et des trompeurs, même s’ils pratiquent mensonges et tromperies. Ils sont autant victimes que coupables, et aussi perdus que nous dans la recherche d’une réalité dont ils ont besoin pour leurs propres activités – non, encore plus, bien plus perdus que nous.
Pratiquez l’indulgence, la compassion, plaignez-les parfois, entre deux jurons furieux à leur intention. Il doit bien y avoir des moments où leur tâche virtualiste les épuise, les écrase et les rend nostalgiques de ces temps magnifiques où l’on pouvait être, sans crainte d’une excommunication, loyal et honorable. Ainsi armés d’une indulgence ironique, il vous sera plus facile de distinguer à quel moment, et de quelle façon, par inadvertance parce qu’ils ne sont pas parfaits, ils peuvent laisser parler leur cœur et leur âme, parfois même avec une conviction qui fait croire qu’il leur est arrivé de croire. Il nous est arrivé, de cette façon, à nous, de distinguer quand un de ces séides du système laissait échapper une vérité, et la chose, autant que les circonstances, permettant de déduire de fort précieuses indications.
Pour terminer cette rapide revue de l’enquête historique que constitue aujourd’hui la recherche de la réalité de chaque jour qui passe, nous proposons le constat paradoxal que le solitaire, l’esprit indépendant, l’observateur et le guetteur sans moyens apparents, sans moyens selon la définition de la puissance et du pouvoir, disposent d’un jeu bien plus fourni, avec des cartes d’atout inattendues, que tel ministre peu utile (nous en avons tant) ou tel Kouchner énervé (pléonasme)…
La position du solitaire et de l’indépendant placé face au flot d’information déversé par la communication possède potentiellement plus de qualités qu’un personnage ou un service officiel pour faire les choix justes et en sortir les conclusions à mesure. Il n’est pas hostile aux méthodes non réglementées, il sait la valeur de l’intuition. Il possède la souplesse et la liberté de l’esprit et il sait, s’il a l’expérience, qu’il doit maîtriser souplesse et liberté par la raison et le bon sens, le tout pour enrichir son enquête. Surtout, il sait qu’une enquête est nécessaire pour retrouver la réalité, tandis que l’officiel bardé de rapports et d’informations eux-mêmes sortis des circuits faussaires et trompeurs de la narrative officielle, est emprisonné dans le conformisme impératif des bornes qui lui disent qu’il dispose de tout ce qui lui est nécessaire.
L’information n’est pas libérée, elle est anarchique, mais dans tous les cas elle n’a plus aucune limite. L’information n’est pas rare, elle est surabondante, écrasante d’abondance. L’esprit solitaire et indépendant a l’immense avantage de manipuler lui-même les règles de son enquête, pour lui donner l’impulsion qui importe. Il sait que l’enquête ne consiste pas à trouver des informations qui échapperaient à la disposition du public mais à éliminer toutes les informations faussaires qui forment ce fatras qui est à notre disposition, dans lequel sont dissimulées les informations qui importent. Dans l’étrange course qui caractérise notre époque, qui consiste sans cesse à retrouver une réalité qui nous échappe, il est le mieux placé pour l’emporter.
Somme toute, c’est une conclusion ironique – nous ne dirions pas optimiste, lorsqu’on découvre “la réalité de la réalité”. De toutes les façons, si nos lecteurs voyaient dans ce constat une plaidoirie pro domo, ils n’auraient pas tort… Mais la plaidoirie n’est pas difficile.
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