Notes sur la fragilité extrême de l’Amérique

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Notes sur la fragilité extrême de l’Amérique

Peut-on sauver l’Amérique? (C’est-à-dire : sauver l’Amérique en tant qu’entité prétendument nationale, – plutôt et de façon très différente, qu’“en tant que nation”.)

C’est une question que nous devrions juger d’actualité; de même, c’est la principale question de notre crise générale, parce que nous tenons comme un fait avéré que notre civilisation et sa crise vivent depuis près d’un siècle sous l’empire psychologique d’une fiction virtualiste répandue et entretenue par le phénomène de la communication, qui est la “vertu américaniste”, – idée traduite par les publiciste, nom US pour “propagandiste”, par l'expression si populaire dans notre conscience et surtout dans notre inconscient de American Dream. Le jour où cette pression psychologique terrible cessera, en même temps que s'effaceront les USA sous leur forme actuelle, il s’agira du plus formidable événement de notre temps moderne, une sorte de “bombe nucléaire de notre psychologie collective”.

L’hypothèse DSA

Il n’est nullement nécessaire d’envisager l’hypothèse barbare et absurde de la disparition, de la destruction de l’Amérique, mais l’idée politique extrêmement courante et souvent évoquée aujourd’hui, dans ce temps de crise systémique, de “la désunion de l’Amérique” (ce que nous avons nommé, à l’imitation d’un commentateur US: DSA, ou “Desunited States of America”).

Cette remarque, ainsi que ce commentaire, nous sont venus à la lecture d’un texte de commentaire que nous signale notre lecteur Francis Lambert, dans le Forum de notre Bloc Notes du 2 février 2009, sur “le triste état de l’Etat de Californie”. (Un autre lecteur, dans le même Forum, “Raisins de la folie”, nous signale que des remous se manifestent dans cet Etat à propos de la situation que nous évoquions. Rien que de très normal puisque l’Etat de Californie est d’abord, fort officiellement, la “république de Californie”.)

Le texte cité par Francis Lambert est The End of the U.S. As We Know It, du site Seekingalpha.com, du 1er février 2009. Voici sa citation:

«So why not be realistic? Why not consider the true consequences of the $8.5 trillion in stimulus coming down the pike?

«According to the Bureau of Economic Analysis (2005), if Texas were an independent nation, its economy would be the 15th largest on earth – ahead of Australia, Switzerland, Taiwan, Saudi Arabia, and Israel. The state is extremely business friendly; its constitution requires a referendum to implement an income tax -- an initiative which has never come close to becoming reality. Texas has the longest contiguous border with Mexico, along with some very large port cities. Beyond all that, Texas sports three of the ten largest cities in the United States.

»If that isn't enough to make you raise your eyebrows, consider this: the economies of New York and California are both larger even than Texas's.

»Now, remind me again why these economic blocs would want to remain in a bankrupt union whose currency has failed?

»I know you're staring at the flag on your wall, tears coming to your eyes. I know you think I'm a traitor and a iconoclast. But before you get too patriotic, remember that I am a classical liberal – a Jeffersonian to the core. I am a student of the American Revolution, and I am passionately dedicated to the United States Constitution.

»We do not live in the United States set forth by our Founding Fathers. The document has been violated, usurped, ignored, and bastardized countless times by U.S. Presidents, the Congress, and the Supreme Court alike.

»The imminent failure of our currency and our economy will not be a sickness, it will be a cure.

»So how do I see it all playing out? I firmly believe that once the dollar dies, people will once again come to recognize the inefficiency and corruption that comes along with the Hamiltonian dream of centralized government. Never again will citizens of any state or country allow their governments to control empty currencies on which we depend for our pursuit of life, liberty, and property.

»In the meantime, watch Treasuries, the dollar, and gold. Treasuries have already started to unwind, although the Fed will undoubtedly buy the long end of the curve to try to keep yields in check. Of course, it will have to print yet more money to do so, and that will obviously only exacerbate inflationary pressures. Equity and real estate markets continue to fall, the flight to Treasuries has evaporated, and people are flocking to time-tested stronghold of gold -- up dramatically in recent weeks.»

De la fragilité de l’Amérique

Tout cela nous a donné l’idée de consulter quelques anciens éclairés, qui jugèrent opportunément du phénomène, et nous donnèrent, bien avant que tous nos experts et penseurs appointés songeassent à se pencher sur le problème (ils n’osent encore, les pleutres), – la clef de l’énigme; piètre énigme, en vérité... Ce qui décourage souvent le commentaire, ou l’effraie jusqu’à l’induire en erreur, c’est de constater combien cette “tragédie américaine” qu’est la crise des USA est d’une simplicité évidente, et d’une banalité assez rare également; une bonne affaire, avec l’argument publicitaire qui importe (“refondation”, “Révolution” et tout le toutim), mise en place par l’esprit de la quintessence bourgeoise occidentale qu’est l’esprit anglo-saxon, et qui périclite à cause d'une gestion désastreuse et d'une dissolution des moeurs de ses gérants.

Tocqueville, d’abord, mais non pas le Tocqueville de Démocratie en Amérique. De ce dernier, le Tocqueville que l’Histoire retient dans les universités US avec un air entendu, Sainte-Beuve écrivit (le jour de la mort de Tocqueville):

«Tocqueville m'a tout l'air de s'attacher à la démocratie comme Pascal à la Croix : en enrageant. C'est bien pour le talent, qui n'est qu'une belle lutte; mais pour la vérité et la plénitude de conviction cela donne à penser.»

Remplacer “démocratie” par “Amérique” (c’est la même chose, pardi!) et traduisez: Tocqueville nous a présenté l’Amérique (d’ailleurs, avec quelles réserves!) en n’y croyant guère lui-même, ou bien en regrettant de devoir y croire tant l’objet de son étude, que sa raison lui faisait apprécier comme bien balancé et bien construit, navrait son âme et son talent superbe par sa médiocrité. Sainte-Beuve, l’affreux Sainte-Beuve qui ne manquait pas de finesse, avait tout compris.

Alexis de Tocqueville sur l’Amérique

“Cela donne à penser”, écrit Sainte-Beuve, – et comment, et jusqu’à quelles conclusions terribles à propos de l’Amérique (et de la démocratie). Voici donc un autre Tocqueville, – mais c'est toujours le même, certes, – celui des notes fraîchement prises de sa découverte de l’Amérique, celui de Voyage en Amérique, lors du périple de 1831 d’où allait naître, quatre ans plus tard, De la démocratie en Amérique.

Il s’agit de deux citations extraites de Œuvres (I) de Tocqueville, dans la Pléiade. (Les mots soulignés en gras le sont par l’auteur lui-même.)

«Sing Sing, 29 mai 1831

»Le principe des républiques anciennes était le sacrifice de l’intérêt particulier au bien général, dans ce sens on peut dire qu’elles étaient vertueuses. Le principe de celle-ci me paraît être de faire rentrer l’intérêt particulier dans l’intérêt général. Une sorte d’égoïsme raffiné et intelligent semble le pivot sur lequel roule toute la machine. Ces gens-ci ne s’embarrassent pas à rechercher si la vertu publique est bonne, mais ils prétendent prouver qu’elle est utile. Si ce dernier point est vrai, comme je le pense en partie, cette société peut passer pour éclairée mais non vertueuse. Mais jusqu’à quel degré les deux principes du bien individuel et du bien général peuvent-ils en effet se confondre ? Jusqu’à quel point une conscience qu’on pourrait appeler de réflexion et de calcul pourra-t-elle maîtriser les passions politiques qui ne sont pas encore nées, mais qui ne manqueront pas de naître ? C’est ce que l’avenir seul nous montrera.»

«Sing Sing, 1er juin 1831

»Quand on réfléchit à la nature de cette société-ci, on voit jusqu’à un certain point l’explication de ce qui précède: la société américaine est composée de mille éléments divers nouvellement rassemblés. Les hommes qui vivent sous ses lois sont encore anglais, français, allemands, hollandais. Ils n’ont ni religion, ni mœurs, ni idées communes; jusqu’à présent on ne peut dire qu’il y ait un caractère américain à moins que ce soit celui de n’en point avoir. Il n’existe point ici de souvenirs communs, d’attachements nationaux. Quel peut donc être le seul lien qui unisse les différentes parties de ce vaste corps? L’intérêt.»

Réalités de la “Révolution”

Pour confirmation du fondement du propos du grand Tocqueville, voici une citation du superbe livre From Dawn to Decadence — 500 Years of Western Cultural Life (2000), de Jacques Barzun; Barzun, critique du New York Times, théoricien de l’art, enseignant et créateur de la discipline des “humanités littéraires” (sorte d’enseignement de la philosophie dans la littérature), et, bien entendu, né à Créteil dans la banlieue parisienne, on dirait presque comme vous et moi, en 1907 (décédé récemment, en 2008).

L’on y pêche ceci, que nous citons à nouveau pour compléter le jugement de Tocqueville, qui expédie le mythe de la fondation, qui doit suffire à notre édification. (Lucide lui-même, ô combien, Barzun rend hommage à l’inconsciente lucidité du génie français qu’ignorent les salons de la Rive Gauche, — ce génie tout contenu dans le langage, qui baptise l’événement conduisant à la naissance de l’Amérique de l’expression objective, employée par les Français, de “Guerre d’Indépendance”, ce qu’il est effectivement, et nullement par celle, complètement idéologisée, d’“American Revolution”, qui est le titre officiel de la chose, montage originel encore, pour lui donner la signification qui importe):

«If anything, the aim of the american War of Independance was reactionary : “back to the good old days!” Taxpayers, assemblymen, traders, and householders wanted a return to the conditions before the latter-day English policies. The appeal was to the immemorial rights of Englishmen: self governments through representatives and taxation granted by local assemblies, not set arbitrarily by the king. No new Idea entailing a shift in forms of power — the marks of revolutions — was proclaimed. The 28 offenses that King George was accused of had long been familiar in England. The language of the Declaration is that of a protest against abuses of power, not of proposals for recasting the government on new principles.»

L’utilité contre l’héroïsme

“Peut-on sauver l’Amérique?”, interrogions-nous en tête de cet article. On comprend, après avoir lu tout ce qui précède et en constatant l’état actuel de l’Amérique, et la façon dont ce poids nous entraîne vers le fond, comme un boulet le fait du futur noyé, que la question mérite d’être reformulée: “Y a-t-il encore quelque intérêt, quelque raison acceptable de sauver l’Amérique?” Cette question vaut pour la sauvegarde de tous, y compris et en premier celle des Américains eux-mêmes.

La crise actuelle est en général qualifiée de “systémique”; dans le cas de l’Amérique, on la qualifiera opportunément, en effet, de “systémique”, dans la mesure où les USA ne sont pas, selon notre appréciation, une nation avec ce que le terme a de nécessairement héroïque (d’historique), mais un système utilitaire. C’est ce que dit Tocqueville, qui relève l’absence d’héroïsme de l’Amérique, au contraire des “républiques anciennes” dont elle prétend s’inspirer. (Premier montage, montage originel, cette prétention à l’inspiration antique, alors qu’il s’agit d’une trahison de l’héritage.)

L’Amérique est une fondation utilitaire, nullement une fondation héroïque. Qu’elle soit habile, bien répartie dans la gestion de ses intérêts, avec des vertus de boutiquier extrêmement remarquables, à l’origine dans tous les cas, aucun doute. Mais elle n’a aucun lien avec l’Histoire, elle n’a pas cette transcendance qui est notamment établie par la vertu de l’héroïsme (ou «sacrifice de l’intérêt particulier au bien général»). L’intérêt particulier a trouvé un bon placement dans une association et une organisation générales, justement nommées “bien général”; ce n’est nullement un “bien public” au sens classique, impliquant une mise à la disposition de tous d’une manière générale, comme à une collectivité historique, renvoyant ainsi à la notion de transcendance. Les citoyens US sont les actionnaires de ce “bien général” et lui demandent régulièrement des comptes, avec bien sûr les plus malins qui remportent la mise. Tout cela marche bien, comme une entreprise bien gérée, où la rentabilité pour les actionnaires est la référence suprême.

Histoire de la chute

“Tout cela marche bien”? Plutôt, “marchait bien”, – jusqu’il y a quelques temps, jusqu’à ce que la machine, le système se grippent. A notre avis, la Grande Dépression est la borne qu’il faut choisir, l’accident fatal, avec réparation de fortune d’un génie mirobolant (FDR). (A propos de la Grande Dépression et du comportement du pouvoir US, un journal, démocrate certes, écrivit en 1932: «L’Amérique est directement passée de la barbarie à la décadence.» C’est encore plus vrai que l’auteur ne l’imaginait.)

Depuis, ça roule cahin-caha, avec des aménagements, des pirateries, des accommodements divers (complexe militaro-industriel, dollar dictatorial, corruption systémique, y compris des terres extérieures, etc.). Les doctrinaires de l’Empire, les intellectuels assermentés du domaine, peuvent ranger leurs porte-plumes, avec leurs trouvailles hollywoodiennes diverses pour redonner souffle à l’imagerie américaniste. Un Empire, l’Amérique de l’après-Guerre froide, puis post-9/11? Allons donc…

Le voilà, le soi disant Empire, au bord de l’abîme, incapable de se transformer en “état policier” ou en “république prussienne” pour tenter de verrouiller l’héritage; nos intellectuels ont beau se faire peur en sortant les fantômes fascistes du placard, l’Amérique n’arrivera jamais à une tentative historique de sauvegarde, y compris par les voies les plus détestables. Elle fera faillite et sera dissoute, comme tout “bien général” failli, bien avant qu’aucun des actionnaires puissent songer à cette chose épouvantable d’une réaction historique. On comprend combien, dans ce cas, la “désunion” est une voie tentante, exactement comme on fractionne une entreprise géante en faillite, ces énormes conglomérats réputés “too big to fail” ou “too big to fall” et qui s’abattent comme autant de châteaux de cartes depuis un an.

La crise de la modernité

Pour raisonner avec les USA, il importe de se débarrasser de nos références et de nos obsessions historiques, et de notre brillante intelligence qui cherche des raisons élevées (“héroïques”) à ce qui est bas même si très habile (“utile”). La chose est anhistorique par définition et substance. Le problème est que, confondant quantité et qualité selon l’enseignement de la modernité, nous avons toujours voulu trouver une explication à mesure de la crise d’une entité incontestablement très grosse, et ainsi perverti notre jugement en expliquant une chose caractérisée par la quantité, par des jugements que notre intelligence allait chercher dans la qualité.

“Selon l’enseignement de la modernité”, certes, car, bien entendu, la crise de l’Amérique et sa fin prochaine en une désunion qui ne va cesser de séduire de plus en plus d’esprits, ne feront qu’illustrer et accélérer d’une manière galopante et convaincante la crise fondamentale de la modernité. A cet égard, l’Amérique, création bourgeoise et anhistorique, est la substance même de la modernité, elle-même création bourgeoise s’il en est. Préparons-nous donc à être, plus que jamais, “antimodernes”.