Notes sur la paralysie-blocage des crises

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Notes sur la paralysie-blocage des crises

26 mars 2015 – Nous parlons d’une situation de “paralysie-blocage” des crises, ou d’un ensemble de crises, comme d’une sorte de “sur-place” où les événements se poursuivent mais sans faire évoluer les crises qui sont touchées. Actuellement, on observe un épisode semblable, très caractéristique. On en a la démonstration en mesurant la différence entre la situation d’aujourd’hui et celle d’il y a un an dans deux cas très importants.

Au printemps 2014, la crise ukrainienne se trouvait en pleine phase explosive et semblait devoir atteindre le seuil d’un affrontement direct entre la Russie et l’Ukraine, avec des prolongements catastrophiques possibles, entre le rattachement de la Crimée à la Russie et l’attaque qui se préparait de Kiev contre le séparatisme du Donbass. A la fin du printemps et au tout début de l’été se déclarait l’ouragan islamiste de l’artefact ISIS/EI/Daesh, avec la présentation d’une rapidité si extraordinaire qu’en trois semaines les islamistes semblaient sur le point de prendre Bagdad et de faire basculer entièrement l’Irak. On peut apprécier où ces deux crises majeures ont débouché, sans pourtant que les événements, les rebondissements, le tourbillon du système de la communication ne cessent leurs activités échevelés.

Nous allons aller plus au détail de certaines des circonstances actuelles pour mieux faire saisir et comprendre l’intensité et la profondeur de cette situation. Il s’agit bien d’une situation de “sur-place”, ou paralysie-blocage, paralysie de la crise entraînant un blocage du sens de la crise sans que les événements ne cessent ni que la crise ne puisse en aucun cas et en aucune façon être considérée comme résolue ; au contraire, dans un développement extrêmement agitée, où le désordre et l’extrémisme dominent ... Ainsi le blocage né de la paralysie n’est-il jamais assuré et peut-il laisser brusquement la place à un épisode explosif, ce qui assure à son statut un caractère d’imprévisibilité remarquable. Avec le désordre, ce caractère d’imprévisibilité est une partie intégrante de la crise elle-même, il empêche toute reprise de contrôle, il constitue finalement le facteur essentiel pour comprendre que ces crises sont sans fin par elles-mêmes, qu’elles font partie d’un courant général correspondant à la crise d’effondrement du Système et qu’elles ne pourront donc se régler que dans le cadre d’un événement général qui les englobera toutes, qui concerne le Système dans sa totalité.

Le cours d’histoire de la Chambre des Représentants

Peut-être faut-il commencer cette revue par la résolution votée par la Chambre des Représentants à une très forte majorité évidemment bipartisane (348 voix contre 48), qui recommande très fortement au président Obama de livrer “immédiatement” des armes absolument “létales” à l’Ukraine. Cette posture impérative est largement nuancée par le fait que la résolution n’est pas contraignante, c’est-à-dire que le président peut passer outre. Pour l’instant, il passe outre ...

Jason Ditz, dans Antiwar.com (le 24 mars 2015), signale cette résolution en en relevant surtout les aspects les plus étranges. La Chambre accuse la Russie d’avoir, en “annexant la Crimée”, menacé l’ordre international établi après la Deuxième Guerre mondiale, – alors que la Crimée était alors une partie de la République de Russie, au sein de l’URSS, puis transférée à la république de l’Ukraine, toujours dans l’URSS, en 1954, avant de suivre l’Ukraine dans son indépendance en 1991. Ditz remarque également qu’il n’est fait aucune mention, dans cette résolution, du cessez-le-feu signé avec l’accord de Minsk2, effectif depuis la mi-février.

«The resolution claims Russia is plotting to take over eastern Ukraine, and cites Pentagon officials supporting arms shipments to the Ukrainian military. [...] The preamble to the resolution includes several factual errors about the Ukrainian conflict, including the bizarre claim that Russia’s annexation of Crimea undermined an international order established after World War 2. At the end of WW2, Crimea was still part of Russia’s Soviet Socialist Republic, and it had been Russian from the early 19th century. Conspicuously absent in the incredibly wordy resolution is a single mention of the ongoing ceasefire, which has brought Ukraine’s Civil War to a virtual halt in recent weeks. The Obama Administration had sent only non-lethal aid, saying they didn’t want to imperil the ceasefire.»

Il s’agit d’une démonstration convaincante de la remarque que le commentateur US Walter Boardman faisait le 22 février 2015 dans une interview avec RT, – et avec elle nous avons une parfaite illustration de la situation que nous voulons décrire, où le désintérêt pour la réalité fait partie des facteurs de paralysie et de blocage... Et cette citation, toujours en soulignant sa partie la plus importante, comme nous le faisions le 26 février 2015, pour nous référer à notre intéressant phénomène de “déterminisme-narrativiste” : «Je ne pense pas que ce cessez-le-feu aura beaucoup d’effet sur ce que vont faire les gens au Congrès. Nous avons un Congrès républicain maintenant et il est déterminé à faire ce qui lui plaît, et la réalité n’est pas un facteur important.»

Exaspération et frustration...

Les Russes, notamment les parlementaires de la Douma, ont accueilli le vote de la Chambre avec un mélange d’exaspération et de frustration. Nul n’ignore qu’il s’agit d’une résolution “non contraignante”, donc d’abord un acte de communication destiné à l’arène washingtonienne, éventuellement pour mettre le président Obama dans une position fâcheuse, et sans grand rapport avec la vérité de la situation ukrainienne. Il n’empêche que la résolution existe, qu’elle a été votée, et qu’elle résonne comme un acte de provocation aux oreilles des parlementaires russes.

Ainsi les parlementaires russes envisagent-ils, si cette résolution était effectivement prise en compte par le président et aboutissait à des envois d’armement, ou même à l’officialisation a posteriori de livraisons déjà faites d’armements, de riposter par un vote de la Douma ré-autorisant le président Poutine, s’il le jugeait nécessaire, à intervenir militairement en Ukraine. (Cette autorisation de la Douma avait été votée et maintenue pendant deux mois en mars 2014, avant d’être retirée à la demande de Poutine)

«The Russian Parliament ought to once again give the President of the Russian Federation to use armed force in Ukraine if the US decides to send sizable arms supplies to that country.” This announcement was made by the First Deputy Chairman of the “Just Russia” faction, Mikhail Emelyanov. [...] “We believe that our parliament should not ignore this resolution. If the US begins genuine lethal weaponry supplies to Ukraine, we should not be shy about supporting the militia, including with weapons, and to give the president the right to send military units on to Ukrainian territory,” Emelyanov told journalists. In his view, Russia cannot allow Ukraine to be transformed into an “international militant aimed at Russia.”

»He called the US Congress resolution “provocative.” “It shows that the US is not interested in de-escalating the conflict in Ukraine. The US is trying to arm Ukraine at all costs, because it views Ukraine as a country that is tying Russian down, something that the US needs in order to prevent Russia from developing into a superpower.”» (Dans FortRus, le 24 mars 2015.)

Conservons pourtant à l’esprit ces deux mots, parce qu’ils expriment bien le sentiment des dirigeants politiques russes vis-à-vis des dirigeants washingtoniens, de leur agitation frénétique, de leurs menaces, de leur conduite désordonnée et peu compréhensible : exaspération et frustration, qui font évidemment comprendre que l’esprit de la crise est très loin d’être réduit...

Les frasques de Kolomoïski

Pendant ce temps, l’Ukraine de Kiev est occupée à d’autres jeux, comme s’il s’agissait d’un autre univers où la fragmentation suit son propre rythme. La fragmentation est illustrée dans ce cas par le conflit entre les deux oligarques, Porochenko (accessoirement, président de la république ukrainienne) et Kolomoïski (accessoirement gouverneur jusqu’à hier matin de la région de Dniepropetrovsk). Aux dernières nouvelles, donc, Kolomoïski aurait démissionné de son poste de gouverneur après une rencontre avec Porochenko, pour, nous dit la BBC dans une de ses envolées destinée à transformer le vil plomb de la vénalité en l’or de la vertu ukrainienne, “sauvegarder les intérêts de la classe de ses confrères milliardaires”. (Voir le 25 mars 2015.)

Quoiqu’il en soit, depuis quatre jours, l’Ukraine résonne des fracas et des foucades de Kolomoïski, qui se découvre comme l’un des personnages importants de la scène intérieure ukrainienne qu’il est effectivement depuis le début des troubles crisiques actuels, notamment avec les divers bataillons d’extrémistes néo-nazis et ultra-nationalistes qu’il entretient à grand frais ... «De retour de Suisse début 2014 et nommé gouverneur de la région de Dniepropetrovsk, Kolomoïski s'était d'abord positionné comme un partisan de l'unité du pays et “combattant impitoyable contre le séparatisme”. [...] Cependant, à la surprise générale, il a récemment appelé à reconnaître les leaders des DNR et LNR. Dniepropetrovsk commence même à évoquer les promesses de décentralisation non tenues par Kiev, qui font écho aux déclarations de Lougansk et de Donetsk. [...] Les avis des experts et des politiciens ukrainiens divergent quant à savoir jusqu'où pourrait aller le conflit entre Porochenko et Kolomoïski et quelles en seraient les conséquences. D'après Alexeï Poltorakov de l'Institut de politique ukrainienne, le conflit entre le président et l'oligarque est parti pour durer.» (Sputnik-français, le 24 mars 2015.)

... Ainsi, la scène ukrainienne est-elle insensiblement passée de son conflit initial à ses querelles de famille. Les “opérateurs” américanistes, sur place, s’activent pour manipuler tout ce beau monde, en s’imaginant ainsi contrôler la situation alors que cette situation ne cesse d’être de plus en plus incertaine et extrêmement évolutive, voire insaisissable, – c’est-à-dire parfaitement incontrôlable. (Voir Moscow Times du 25 mars 2015 et Front Rus également du 25 mars 2015.)

On peut ainsi se demander quel rapport existe entre la résolution de la Chambre des Représentants des États-Unis et la querelle ukrainienne entre Porochenko et Kolomoïski. Il paraît pourtant qu’il s’agit d’une de ces affaires dont dépendent les droits de l’homme, la démocratie et la marche de postmodernité, – puisque c’est pour cela, plus ou moins, que l’on est parti en guerre en Ukraine. Mais la vérité de la situation n’a aucun rapport d’allégeance avec la narrative.

Obama et le “Netanyahou nouveau”

On dira que cette absence de connexion entre la résolution de la Chambre et la situation en Ukraine, rejoint, en un autre sens, la même absence de connexion entre cette même résolution et celui à qui elle est destinée. L’Ukraine n’est pas, aujourd’hui, la priorité des préoccupations du président Obama, – si elle le fut jamais, d’ailleurs, tant cette crise, qui est pourtant la plus importante dans le catalogue en cours, semble appartenir à une sorte de “domaine réservé” des “adjoints incontrôlés” du président. Cette posture achève de définir l’état de quasi-paralysie de la crise ukrainienne, – du “sur-place”, dit-on, – pour nous faire nous tourner vers un autre aspect du “sur-place crisique” qui caractérise la période. L’arrivée du “Netanyahou nouveau” mobilise pour l’instant l’essentiel de l’attention du président Obama, tant la rancœur et l’inimitié semblent devenues, chez lui, les aliments principaux de son activité de “grande politique”. L’antagonisme personnel entre Obama et Netanyahou est sans aucun doute devenu un facteur très important du désordre général et crisique des relations internationales.

Il est vrai que Netanyahou a fait très gros et très pesant pour l’emporter dans les dernières élections, en répudiant la formule des deux États et en mettant copieusement en cause les Israéliens d’origine arabe. (Voir le 20 mars 2014.) Depuis, Obama s’est notablement durci, jusqu’à recevoir les hommages enthousiastes d’un antiSystème aussi affirmé que Justin Raimondo, qui va jusqu’à écrire que l’attitude d’Obama après la victoire de Netanyahou le rend “fier” de son président (dans Antiwar.com, le 23 mars 2015)...

«From the perspective of a noninterventionist, President Obama’s foreign policy has been a disaster. Libya, Syria, Ukraine, Iraq, and now the stalled withdrawal of American forces from Afghanistan – all this and more is evidence that the candidate who campaigned against the reckless policies of his predecessor has turned out to be worse, in many ways, than George W. Bush. However, in one area his recent actions have made us proud, and that is in his dealings with the rogue state of Israel... [...]

»In any case, the Obama administration’s reaction to Netanyahu’s reelection – and the tactics he deployed to win – are a real slap in the face for Israel. And never was a nation so deserving of the back of America’s hand. The President delayed making the traditional phone call to the victor, and when he did it was anything but congratulatory. Obama scolded the Prime Minister for repudiating his previous support for a two-state solution and for race-baiting Israeli Arabs with his comment about “droves” of them being “bused in” to vote against him... [...]

»...And while I don’t give Obama any special props for doing his duty and upholding American interests as opposed to Israeli interests, I have to say it’s a refreshing sight to behold. For once an American chief executive is standing up to the Israelis, and telling them he’s had enough. It is particularly gratifying to see Bibi stumbling all over himself trying to backtrack on his repudiation of the two-state solution: I guess Obama’s threat to “evaluate what other options are available,” as well as numerous similar statements by administration spokesmen, made this would-be Churchill go full Chamberlain.»

Le degré de tension et de violence psychologiques qui entourent l’élection de Netanyahou, notamment du côté des commentateurs délivrés du devoir de réserve-Système, peut s’entendre, notamment, dans les constats d’un Norman Finkelstein lors d’une émission CrossTalks de Peter Lavelle, sur RT (voir le Saker-francophone du 25 mars 2015, qui en restitue le verbatim). «[I]l se passe des choses insensées dans la région, c’est une évidence: vous avez les fous furieux de Daech (État islamique) en Syrie et ailleurs, vous avez les fous furieux saoudiens, et bien sûr, vous avez aussi les fous furieux israéliens. [...] Mais en ce qui concerne Israël, ils viennent d’élire rien moins que le Grand Dragon du Ku Klux Klan à la présidence. Il y a beaucoup de choses démentes qui se passent en Israël, et ces élections ont montré le véritable visage d’Israël, le vrai visage de l’électorat israélien.... [...] C’est pour cela que lorsque M. Netanyahou est venu au Congrès, les premiers membres du Congrès qui se sont retirés sont les membres de la Coalition des noirs, car ils ont immédiatement compris qu’il ne s’agissait pas seulement d’un suprématiste juif, mais bel et bien d’un sale raciste vicieux qui insultait le président des États-Unis parce que c’est un Afro-Américain...»

(On observera que les “fous-furieux”, section Arabie, semblent s’être lancés dans une nouvelle action de “défense précipitée”, face à la “nouvelle” crise du Yemen. [Voir Antiwar.com, le 26 mars 2015.] Il ne s’agit que d’un épisode de plus de la même crise sempiternellement poursuivie au Moyen-Orient, au plus près depuis 2010 et le “printemps arabe” qui a permis à l’Arabie de lancer quelques-uns de ses projets les plus fous et d’en goûter les fruits amers, en plus éloigné depuis les attaques US contre l’Irak. Dans tous les cas, cette nouvelle “crise” [du Yemen] qui n’en est pas une puisqu’elle poursuit un processus, montre que la situation de “sur-place” ou de “paralysie-blocage” n’empêche nullement “l’extension du domaine de la crise”, qu’au contraire elle la favorise.)

L’Iran, crise sans fin ...

Le problème est qu’en un sens, cette tension (Raimondo) et cette violence (Finkelstein) psychologiques ne servent à rien et même produisent l’effet inverse à celui qu’on attendrait. Non plus, de l’autre côté, les invectives de Netanyahou... Il y a comme une sorte de paralysie par extrémisme, par paroxysme de l’extrémisme si l’on veut, tant les opinions sont exacerbées. Alors que ces mélanges devraient amener des explosions, ils n’arrivent qu’à être explosifs sans exploser. Ainsi les crises continuent-elles leur montée aux extrêmes en connaissant, à côté des explosions qui sont dans leur caractère propre, des phases importantes de paralysie, comme celle qu’on décrit, qui sont très spécifiques et révélatrices.

L’élection de Netanyahou s’appuie également sur une dénonciation apocalyptique de l’Iran et une dénonciation de la politique d’Obama. A contrario, et cela expliquant également l’antagonisme Netanyahou-Obama, la pression US pour arriver à un accord avec l’Iran est extrêmement forte mais elle est accompagnée de menaces explicites (voir la lettre des 47 sénateurs) selon lesquelles tout porte à croire que cet éventuel accord serait aussitôt saboté par les forces qui s’y opposent en s’alignant sur la position israélienne. Ainsi la pression maximale pour parvenir à un accord avec l’Iran est-elle complètement menacée dans ses effets, avec la probabilité très grande que, même dans le meilleur des cas d’un accord qui n’est pourtant pas acquis, la crise iranienne qui semblerait sur le point d’être dénouée retomberait dans un nouvel épisode de paralysie ; on observe que cette possibilité, perçue presque comme une probabilité tant le processus est connu, constitue même un frein paralysant pour les négociations et la considération d’un éventuel accord,

A l’occasion et pour accentuer encore cette situation incertaine qui entre bien dans l’épisode de paralysie crisique qu’on décrit, il y a même une étrange intervention française qui entrave la perspective d’un accord et rend cet accord possible encore plus fragile dans sa perception. La France réaffirme dans la négociation une position presque aussi radicale que celle d’Israël, sous la pression de la faction neocon du Quai d’Orsay, dont l’ambassadeur de France à Washington et ancien ambassadeur à l’ONU Gérard Araud est l’un des animateurs.

Là aussi, l’extrémisme entretient plutôt la paralysie dans un cas précis (la politique iranienne), et il entretient également une sorte d’incohérence, et donc de paralysie là aussi, dans un autre cas qui est celui de la position française. En effet, quelle est cette stratégie française qui, d’un côté (l’Iran), suit une politique extrémiste nettement néoconservatrice, alors que de l’autre (cas de l’évolution politique de Hollande) elle évolue vis-à-vis de la Russie vers une rupture de cette politique néoconservatrice. Les cas iranien et russe sont suffisamment incertains et importants à la fois pour dépendre d’une vision stratégique générale, et alors pourquoi cette vision française est-elle extrémiste et néoconservatrice dans un cas (l’Iran), et plus réaliste et se rapprochant (un peu) du schéma gaulliste dans l’autre cas (la Russie) ? Là aussi, les caractères incertains des dirigeants et les pressions extrémistes venues du Système conduisent à une paralysie de la stratégie de celui (la France) qui contribue dans la mesure de ses moyens à l’entravement d’un processus de déblocage de crise (l’Iran).

De la crise française à la crise européenne

Au reste, la France, du point de vue de sa situation intérieure par rapport à l’ensemble européen, n’est pas dans une meilleure position ; à une crise intérieure répond une crise extérieure, et dans les deux cas dans des situations qui sont pour l’instant paralysées, ou bloquées. Les résultats des élections de dimanche dernier ont produit une situation paradoxale ... On attendait une affirmation triomphale du Front National qui aurait pu agir comme une catharsis, conduisant à une mobilisation que d’aucuns espéraient “libératrice” des partis-Système, avec le FN mis en accusation grâce à l’affirmation stérile de sa puissance et ainsi isolé à mesure dans une logique paradoxale (plus il est puissant, plus il est isolé). Au lieu de quoi, l’on observe un résultat significatif mais non décisif du FN avec une concurrence renouvelée entre l’UMP et le PS, et le développement de la perception d’une intégration du FN dans la structure politique française dont tous les commentateurs-Système s’accordent à juger qu’elle est devenue “tripolaire” (PS-UMP-FN). Cette évolution n’est certainement pas un progrès, du point de vue d’une perception accordée aux intérêts du Système, mais bien un élément supplémentaire de paralysie de la crise intérieure française.

Curieusement, ou bien le plus logiquement du monde c’est selon, les politiciens-Système en général n’y comprennent rien. Un Juppé, – in illo tempore baptisé de “plus intelligent d’entre nous” par Chirac, – dénonce le FN parce que les options de ce parti comprennent aussi bien des thèmes d’extrême-droite que des thèmes de la gauche radicale jusqu’à l’affirmation extérieure du soutien du FN au gouvernement grec de gauche radicale (Syriza), et il qualifie cette démarche de «n’importe quoi» en la dénonçant encore plus comme un signe de désordre que d’opportunisme ; effectivement, il montre son incapacité de compréhension de la situation et nous conduit à penser que le “n’importe quoi” est du côté de son jugement. L’évolution de la position du FN est évidemment cohérente si on la considère du point de vue de la logique “Système versus antiSystème”, sa seule difficulté étant de parvenir à rompre assez avec une tendance et à épouser assez l’autre pour se libérer de son extrémisme-paralysant à lui.

Ces dernières remarques conduisent à changer de position pour observer le problème de la crise française dans le champ européen, lui-même en crise bien entendu. L’on observe alors que cet élargissement, contrairement à la philosophie d’Eisenhower (“lorsqu’on ne peut résoudre un problème, il faut l’élargir”), n’apporte aucune solution, mais ne fait que faire passer d’une crise à l’autre, et d’une paralysie-blocage l’autre. Au niveau européen, l’évolution de Syriza montre bien, non pas une capitulation de l’un ou un assouplissement de l’autre, mais bien une autre sorte de paralysie, avec des phases alternées d’apparences de blocages et d’apparences de déblocages. Syriza ne fait, en l’occurrence, que servir d’éclaireur à un conflit qui va bientôt toucher nombre d’États-membres (dont la France évidemment, et l’on retrouve le FN), et bien entendu la structure institutionnelle de l’Europe elle-même. Dans ce cas, la crise avec sa paralysie et son blocage ne fait que préparer un autre élargissement d’elle-même, vers des conditions encore plus extrêmes et encore plus pressantes, et toujours ces caractères de paralysie-blocage.

Les termites à l’œuvre

... Ainsi observe-t-on, avec ce dernier exemple qui confirme le schéma observé pour les autres cas, que paralysie et blocage des crises ne signifient nullement stagnation des crises mais aggravation souterraine des crises. Si nous considérons la situation crisique générale, c’est-à-dire la situation de ce que nous nommons l’“infrastructure crisique”, nous observons effectivement ce phénomène étrange d’aggravation-par-stagnation (par apparente stagnation, qui est le premier effet trompeur de la situation de paralysie-blocage). Cette dynamique d’“aggravation souterraine des crises” correspond effectivement à la dynamique générale en cours, qui interdit la résolution des crises et qui, dans leurs situations régulièrement renouvelée de paralysie-blocage, conduit au contraire à des échanges constants, souterrains également, d’une crise à l’autre, dans le sens de l’aggravation de la “situation souterraine” des donneurs et des receveurs.

Nous avançons depuis longtemps que le schéma général de “la crise d’effondrement du Système“ se fait selon une dynamique d’implosion silencieuse et dissimulée, par un effondrement intérieur accéléré qui se signale moins par des événements extérieurs spectaculaires, – sans les exclure, évidemment, – que par un effritement intérieur effectivement très rapide, d’ailleurs souvent révélé par ces explosions “extérieures spectaculaires” occasionnelles qui sont bien plus des conséquences de la crise que ses causes. C’est l’image des “termites” que nous employons épisodiquement mais de façon systématique depuis 2008 et la crise financière de l’automne. (Pour “les termites”, voir le Glossaire.dde du 2 avril 2013.) (*)

L’extrémisme active la paralysie-blocage

Ce qu’il faut également observer dans ce contexte des “termites” et de “dynamique d’implosion silencieuse et dissimulée”, c’est le rôle complètement inverti, – inversion vertueuse dans ce cas, – de l’extrémisme activiste qu’on a décrit comme omniprésent. Au contraire d’être le facteur de rupture qu’on considère d’habitude, l’extrémisme activiste est un facteur de paralysie-blocage qui maintient les crises en l’état, permettant que le travail d’“aggravation souterraine” et d’“implosion silencieuse et dissimulée” se fasse avec plus d’efficacité, avec toute l’efficacité possible. Ce phénomène n’est pas nouveau, – on a pu le constater au moins depuis 9/11, – mais il ne cesse de se confirmer et de se renforcer jusqu’à faire considérer qu’il est parvenu, dans la phase actuelle, à un état de quasi-perfection

De même, on peut constater combien, plus que jamais, les directions-Système sont prisonnières de cet extrémisme activiste, grâce notamment à l’activisme du système de la communication qui contribue décisivement à enfermer l’esprit dans ce “déterminisme-narrativiste” déjà mentionné. L’installation systémique des dispositifs autant que des événements produit par le Système, comme une sorte de “système crisique”, constitue un enfermement formidable dans une dynamique générale de crise, conduisant irrémédiablement à la destruction, – c’est-à-dire, dans la dynamique du cycle déstructuration-dissolution-entropisation (dd&e), mais cette dynamique stoppée avant son terme, avec l’entraînement paradoxal de la surpuissance du Système vers l’autodestruction. L’ironie de cette situation, notamment avec le rôle de l’extrémisme activiste, est que toutes ces dynamiques qui devraient produire des mouvements dans tous les sens même si pour un seul effet recherché, produisent au contraire, le plus souvent entre les épisodes explosifs, une situation de paralysie-blocage des événements transmutés en crises. Dans ce paradoxe d’une situation de blocage-paralysie permettant extension et aggravation de la situation crisique, on trouve une dynamique produite directement par le domaine de la métahistoire et nullement un événement historique “normal”.

Note

(*) Cela, – ce passage et cette référence, – peut constituer, à sa convenance, une réponse à la remarque d’un lecteur, dans le Forum du 25 mars 2015.