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5195Après la publication de notre numéro du 10 juillet 2010 de dde.crisis, que nous avions présenté dans cette rubrique le 18 juillet 2010, un lecteur (“Disciple égaré”) nous interrogeait dans le Forum de ce même texte, à la date du 21 juillet 2010. Il remarquait notamment ceci :
«Mais je reste sur ma faim quand à l’impossibilité pour l’auteur de faire le lien avec la foi. Ça ne l’intéresse pas, dit-il... Son intuition devrait lui souffler que devant le vide vertigineux qu’il décrit, il n’y a que la Foi “sur-rationnelle”, cette religion dans le sens de relier, dans ce qu’elle a de trinitaire et donc de relationnelle, qui offre un espoir de salut. [...] Mais on reste perplexe devant la conclusion: prise en compte loyale, ouverte, humble même, est-il écrit, de facteurs nouveaux essentiels? Lesquels, puisque dans la foulée il est question de sagesse antique...»
Pour ce numéro du 10 septembre 2010, premier numéro de la deuxième année de dde.crisis, nous avons choisi cette citation et ces remarques comme ouverture de notre réflexion, qui poursuit évidemment celle du 10 juillet 2010 sur “la crise de la raison humaine”. Nous observons la justesse des remarques de ce lecteur et, pourtant, notre persistance dans le sens de la réflexion, notamment notre persistance dans l’idée que l’essentiel est de s’attacher à la définition et à l’identification des fondements de la crise de notre civilisation.
Celle-ci, la “crise de la civilisation” en général, est une crise dont nombre de caractères, si pas tous les caractères sont fondamentaux, à ce point qu’ils nous paraissent être d’une certaine façon “ultimes”, – si bien que l’on pourrait parler d’une “crise ultime” et, d’un point de vue presque objectif, débarrassé de l’urgence de l’instinct de survie, – d’une “crise sublime” en ceci qu’elle rassemble tous les mystères de l’humanité et de l’espèce. Il nous semblait intéressant, de ce fait, de tenter d’en approcher le point central de fusion plutôt qu’évoquer les possibilités de sauvegarde (certains diraient “rédemption”), parce que ce “point central” rassemble ce qu’il y a à la fois de plus profond et de plus réel dans notre crise d’une part ; parce que son évocation suggérera évidemment, sinon imposera, par logique antinomique, les “possibilités de sauvegarde” d’autre part, comme le mal suscite le bien par nécessité antinomique, – ce qui est exactement le cas, finalement. La conjonction de la profondeur et de la réalité de la crise rapproche de la vérité de la crise.
…En d’autres mots et à la lumière de ce caractère total de la crise, nous nous attachons à déterminer et à identifier ce qu’on nomme “le mal”, ce qui est “la source de tous les maux” dans cet épisode historique fondamental. Nous le faisons en écartant soigneusement toute dimension morale, parce que la dialectique de la morale, devenue un outil de fonctionnement du pouvoir comme outil du “mal” «est devenu le piège dialectique quasiment achevé de notre civilisation aux abois».
D’autre part, ce qui nous invite à procéder de la sorte est le constat que nous avançons sans la moindre hésitation que la manifestation fondamentale de cette civilisation arrivée au point où elle se trouve, se fait sous la forme d’un “système” extrêmement élaboré et complexe, dont nous parlons souvent et qui est le principal objet de notre étude. Ce “système” a l’unicité, la puissance, l’universalité qui en font la source de toutes choses dans le chef d’une civilisation dont on peut dire qu’elle est une “contre-civilisation” ; par conséquent, il rassemble en lui tous les caractères imaginables et concevables aujourd’hui de ce qui serait “le mal”, à un degré tel qu’à cause de cela on peut parler d’une “contre-civilisation” pour définir l’état de notre civilisation ; cette situation à ce point, enfin, que notre système «a quelque chose d’absolu qui justifie qu’on le désigne comme “le mal”». Cela est pour nous une vérité évidente, plus lumineuse qu’aveuglante.
D’où notre observation intuitive qui guide notre recherche et nous engage dans le constat que l’étude du mal est une méthodologie fondamentale et extrêmement féconde pour tout le reste, puisqu’ainsi cela revient à étudier la marche du monde dans son entier, dans cette période précisément où nous sommes entrés. Et l’on observe aussitôt combien cette manifestation du “mal” se fait sous la forme de la “déstructuration”, ce qui a l’avantage de conserver cette réflexion théorique dans la plus extrême réalité de notre crise («L’intégration de la notion de “mal” dans la notion de “déstructuration” a l’avantage de permettre l’intégration de la crise centrale de la civilisation dans notre monde.»). Là encore, la conjonction de la réflexion théorique et de “la plus extrême réalité de notre crise” nous rapproche de la vérité.
L’importance et la nécessité de la reconnaissance des manifestations du mal nous paraissent évidentes, pour comprendre les fondements et les caractères de la crise de notre “contre-civilisation”. Ces manifestations sont très nombreuses et extrêmement dissimulées, dans une démarche de constante mystification assez naturelle à l’esprit de la chose. (Le terme “persiflage”, dont nous faisons grand cas, notamment pour notre appréciation du Siècle des Lumières, a effectivement comme l’un de ses nombreux sens : “mystification”.)
Notre démarche nous conduit à identifier la matière comme la constitution et la dynamique fondamentales du système, donc la cause fondamentale du mal. Cela s’inscrit dans les conceptions développées dans le livre La grâce de l’Histoire, sur ce système qui s’est formé à la jointure des XVIIIème et XIXème siècle et qui est marqué par le “déchaînement de la matière” (système du technologisme). (Bien évidemment, le terme “matière” nécessite lui-même un très grand effort de définition, auquel nous sacrifierons plus tard. Nous le choisissons ici comme une évidence pour nous, en référence à nos diverses conceptions liées aux réalités de notre crise et de notre Histoire.)
Sur la précieuse recommandation d’un autre de nos lecteurs, commentant notre conception générale et nous signalant une très grande proximité intuitive, nous faisons référence au philosophe Plotin, créateur de l’école du néoplatonisme. Plotin définit ainsi le mal, qu’il identifie à la matière comme “source de tous les maux”, dans son Traité 51 des Enneades, – où l’on voit la présence constante de la notion de déstructuration :
«Car on pourrait dès lors arriver à une notion du mal comme ce qui est non-mesure par rapport à la mesure, sans limite par rapport à la limite, absence de forme par rapport à ce qui produit la forme et déficience permanente par rapport à ce qui est suffisant en soi, toujours indéterminé, stable en aucun façon, affecté de toutes manières, insatiable, indigence totale. Et ces choses ne sont pas des accidents qui lui adviennent, mais elles constituent son essence en quelque sorte, et quelle que soit la partie de lui que tu pourrais voir, il est toutes ces choses. Mais les autres, ceux qui participeraient de lui et s’y assimileraient, deviennent mauvais, n’étant pas mauvais en soi.»
Il nous faut explorer l’extraordinaire complexité des manifestations du mal (par contraste saisissant avec l’évidente simplicité de substance de la source du mal qu’est le système de “la matière déchaînée”), écarter ses ruses et ses trompe l’œil, en un mot mettre à jour sa mystification, en conduisant une constante analyse critique des événements de notre temps historique. Cette enquête permanente est nécessaire pour mesurer précisément l’ampleur de la crise qui nous presse, et la profondeur du mal qui nous affecte.
Nous observons que cette mystification se trouve essentiellement synthétisée dans ceci que la matière, qui est substance (informe) par définition, apparaît comme “l’essence du mal” («son essence en quelque sorte») et prétend effectivement usurper cette fonction d’essence…
«On peut concevoir que le “mal” usurpe la notion d’essence et monte une mystification qui fait prendre la substance pour l’essence […] Le mouvement de déstructuration montre sa logique perverse: il est la marche vers une soi-disant essence qui n’est qu’une substance informe, il veut se faire passer pour une évolution vers le bien alors qu’il est l’exact contraire. C’est le piège diabolique où se débat notre “deuxième civilisation occidentale”, qui mérite alors absolument d’être qualifiée de “contre-civilisation” puisqu’elle est ainsi l’archétype du contraire de la civilisation, comme son évolution est elle-même l’archétype du contraire de la marche vers le bien.»
La lutte contre ce piège de la mystification du mal, qui implique un abaissement systémique de l’esprit en utilisant une dialectique faussaire pour caractériser les événements, peut se faire notamment en haussant le langage de l’analyse des événements. L’exemple des philosophes anciens, tel Plotin, qui incluent naturellement dans leurs observations la notion fondamentale et suprêmement haute de sacré sans la soumettre à un débat destructeur parce que déstructurant, doit être médité : une telle approche ouvre l’esprit en le haussant et permet de proposer des explications très riches pour les événements qui se produisent.
…Ces événements, qui nous montrent une dictature absolue du système, c’est-à-dire du “déchaînement de la matière”, nous montrent comme «une sorte d’accomplissement, d’achèvement, d’agression sans retour»… Par conséquent, «[s] i le système est ce déchaînement de la matière, et si la matière est le mal, alors les événements sont en train de nous exposer tout ce que le mal peut donner. Il s’agit d’un moment exceptionnel, essentiellement pour cette raison.»
La reconnaissance de cette situation, à laquelle nous conduit notre enquête constante pour découvrir toutes les manifestations du mal, nous conduit également, pour trouver une appréciation à mesure, à rechercher une appréciation métaphysique de l’agression du système et de la crise du système (son effondrement) qui l’accompagne. Cette appréciation métaphysique est évidemment facilitée par l’ouverture du langage au sacré, comme signalé plus haut. De cette façon, nous sommes conduits nécessairement à rechercher des voies de résistance et de sauvegarde sans nous abîmer dans les querelles de chapelles sur les engagements moraux, religieux et politiques, qui sont l’un des moyens favoris du système pour museler et dissoudre toute opposition et toute résistance.
L’identification de la matière comme mal et “source de tous les maux”, sa “puissance déchaînée”, font en fait une obligation de s’appuyer sur la métaphysique pour lutter contre l’agression, et la métaphysique confrontée à la quotidienneté des événements et des comportements. Un exemple événementiel exceptionnel nous permet d’exposer ce qu’une approche métaphysique nous permettrait de comprendre des événements en cours, alors que la raison nous conduit dans les méandres d’hypothèses complexes, hasardeuses, dont aucune n’est jamais ni décisive pour la compréhension des choses, ni lumineuse pour la compréhension du comportement des personnages.
Il s’agit des deux jours du secrétaire à la défense des Etats-Unis Donald Rumsfeld, les 10 et 11 septembre 2001. Le 10 septembre 2001 il fait un discours qui éclaire le cœur de la crise générale pour en dénoncer l'infamie, le 11 septembre 2001 il participe résolument à la transformation de l’attaque en un casus belli contre l’Irak, qui va permettre le déchaînement de l’ennemi qu’il dénonçait la veille (la bureaucratie du Pentagone). Dans les deux cas, Rumsfeld joue deux rôles absolument opposés, l’un contre le mal fondamental de la crise, l’autre exactement inverse. Le cas est si complexe à expliquer rationnellement (y compris avec les imbroglios des complots, dont certains existent mais qui n’expliquent rien de fondamental) qu’on préfère en général “oublier” le discours du 10 septembre, si même, d’ailleurs, on a pris note de son existence.
Une approche métaphysique de ces deux événements est beaucoup plus enrichissante, en n’emprisonnant pas l’homme dans des postures réclamées par les excès des hypothèses de la raison, y compris dans les champs fixés par avance du bien et du mal. Si l’on y ajoute l’approche qui ne fait de l’homme qu’une annexe épisodique du mal selon les degrés de ses faiblesses qui le rapprochent des errements et des déchaînements de puissance de la matière, la compréhension des événements est encore plus vaste. En d’autres termes, la bonne compréhension de l’ambigüité du comportement humain, qui n’est pas la source du mal mais qui est la faiblesse et l’ivresse devant l’attraction du mal, nécessite l’appel à la métaphysique. Et la recherche de la vérité, derrière la réalité qui s’est enfin révélée pour ce qu’elle est, comme une apparence dont notre époque se fait une vertu de nous offrir plusieurs versions simultanément, la recherche de la vérité nécessite l’appel à la métaphysique.
Nous considérons cet appel à la métaphysique, qui permet de rechercher et d’observer la vérité du bien et du mal, comme une thérapie impérative face à la crise du monde. Il s’agit effectivement d’une thérapie pour rétablir l’esprit dans sa fonction opérative, hors de la prison où le système de “la matière déchaînée” l’a enfermé, et où la raison, ayant passé accord avec “la matière déchaînée” (pacte faustien), s’est muée en un kapo obligeant qui nous assure de la réalité des lendemains qui chantent.
L’appel à la métaphysique s’impose comme une nécessité pour tenter de sortir la pensée de la prison où le système l’a enfermée. Parallèlement et de façon complémentaire, cette méthode pousse à la confrontation pleine et entière de la modernité prisonnière de la matière avec la monstruosité épouvantable qu’elle a elle-même engendrée.
«Aujourd’hui, la direction du monde est confiée à un aveugle qui pérore dans une maison qui s’effondre.. […] Aucun argument, aucun raisonnement, aucune logique à opposer, ni même, – aucune révolution... Mais l’attaque de la pensée faussaire, la dénonciation de la vanité funeste d’une raison prisonnière de la matière, et pour cela, un marteau, pour frapper et encore frapper. Quel marteau aurait plus de force que de la réintroduction dans leur zone de réflexion de la métaphysique, la vraie, celle qui donne à l’homme et à sa pensée leurs vraies dimensions?»
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