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1442Dans notre numéro du 10 février 2011 de dde.crisis, nous prenons le prétexte du 50ème anniversaire du fameux discours d’Eisenhower (le 17 janvier 1961) sur le complexe militaro-industriel pour présenter une analyse de ce phénomène, – le Complexe, ou CMI, ou bien encore le Pentagone, que certains surnomment Moby Dick. Il s’agit d’une appréciation ontologique et “spirituelle” du phénomène, le Complexe perçu à la fois comme un système anthropotechnocratique et comme une égrégore.
L’appréciation est faite à la lumière de notre époque, qui voit la crise du Complexe atteindre un point paroxystique, de caractère eschatologique (hors du contrôle humain, et même de l’influence humaine). Certains comportements semi-secrets de personnalités importantes du Complexe marquent le désarroi des personnes soumises à ce système, devant son processus d’effondrement. C’est le cas de ces officiers généraux, dont Seymour Hersh a révélé récemment qu’ils avaient des contacts avec les Chevaliers de Malte et l’Opus Dei, et se considéraient comme faisant partie d’une croisade mystique, – éventuellement contre les “infidèles”, aisément identifiables.
Il faut bien situer combien les origines réelles du Complexe rencontrent la dynamique américaniste et, plus généralement, celle de l’“idéal de puissance”.
• Au départ, l’aspect militaire est absent. Cette absence impliquera, lorsque l’aspect militaire sera intégré, le développement de la bureaucratie et de ses comportements nécessaires aux dépens des vertus militaires comme l’héroïsme. Cette bureaucratie sera engendrée par le besoin de gestion du système du technologisme qui est le fondement du Complexe, et qui a effectivement une dimension mystique essentielle pour l’américanisme, qui en fait la transcription de l’“idéal de puissance” pour cet américanisme.
• Ce mysticisme trouve une transcription terrestre par une dimension idéologique basée sur le suprématisme anglo-saxon, ou WASP, appuyé sur le déchaînement de la puissance du capitalisme (également mystique) dans les années 1920, puis utilisé comme instrument de sauvegarde de ce même capitalisme, à partir de 1935-1936, après le paroxysme de la Grande Dépression.
«Le Complexe est donc d’abord une initiative de sauvegarde et de renaissance de l’américanisme et, au-delà, de l’“idéal de puissance” que les USA ont pris à leur compte, à la suite de l’Allemagne vaincue, en 1918. Il implique potentiellement une affirmation de puissance capable de changer le destin du monde (ce qui justifie le suprématisme affiché), et de le changer dans un sens mystique impliquant que le Complexe s’estime indirectement être une sorte d’“instrument de Dieu”.»
Pure création de l’américanisme, le Complexe a donné tout leur sens à certains traits essentiels de la psychologie américaniste. C’est essentiellement l’“inculpabilité” dont nous voulons parler,
cette «disposition de la psychologie qui exonère l’américanisme de tout sentiment de culpabilité, qui affirme la vertu de l’innocence de l’américanisme pour sanctifier toutes les ambitions et tous les actes de l’américanisme».
Notre appréciation est que cette énorme entité (le Complexe) qui prit naissance dans les dernières années 1930 joua un rôle fondamental pour “réparer” la psychologie américaniste déchirée et presque anéantie par la Grande Dépression. Elle a donc “charge de psychologie”, comme on a charge d’âme, et suggère l’hypothèse qu’elle a elle-même une psychologie propre qui fut effectivement inspiratrice de l’américanisme sauvé in extremis de la catastrophe de la Grande Dépression.
«On peut même dire, et c’est notre sentiment dans l’hypothèse que nous développons, que cette entité en formation créa d’elle-même des conditions telles qu’elle s’affirma d’une façon unitaire. Elle réunifia le caractère américaniste déchiré par la Grande Dépression sur la base désormais universelle et acceptée inconsciemment par tous, et bientôt caractérisant les psychologies individuelles, de l’inculpabilité…»
La question de la psychologie, et la façon qu’elle sera “réparée”, suggère le développement, l’explosion du système de la communication. Ce sera fait. Le deuxième pilier du Système, c’est le système du technologisme. Lui aussi vit son développement accéléré et magnifié par l’influence et la puissance du Complexe.
La période entre 1945 et 1950 est capitale à cet égard. Alors que l’industrie d’armement s’effondre du fait de l’effondrement des commandes de la guerre, le Pentagone, et particulièrement l’USAF, poussent au développement de toutes les technologies possibles, avec un plan à 25 ans établi en 1944-45. Lorsque l’industrie de l’armement se redresse avec les premières commandes de la Guerre froide, en 1948-1950, elle s’inscrit naturellement dans un cadre dont le moteur est le système du technologisme. De cette poussée naîtront les grandes forces de la postmodernité, dont l’électronique et l’informatique, tout cela composant le bras armé de l’“idéal de la puissance”, paré d’une dimension spirituelle affirmée.
«Le système du technologisme n’est pas une “force” identifiable comme matérielle mais une force matérielle dissimulée, ou parée si l’on veut, d’atours conceptuels et mystiques, qui exercent effectivement une influence spirituelle. Désormais, le système du technologisme exerce une influence décisive sur le Complexe, et cette influence peut effectivement être, notamment mais puissamment, décrite en des termes “spirituels”. Il s’agit d’une spiritualité basse, inversée, pervertie et subversive, la spiritualité de la matière masquée qui exerce une pression entropique de déstructuration et de dissolution; il n’empêche qu’elle répond à un processus spirituel et trompe d’autant mieux les psychologies, les âmes et, au-delà, les esprits et les jugements...»
Cette logique de force conduit à une transformation radicale du Complexe en gestation en ce système anthropotechnocratique, ou cette égrégore selon les perceptions, dont nous parlions en ouverture. C’est dans les années 1960 que cette transformation s’effectue, transformant également le Complexe, au travers de ses exigences et de son diktat permanent, en une crise permanente. Le discours d’Eisenhower ne marque donc pas la naissance du Complexe mais la naissance de la crise du Complexe.
Le Complexe devient donc système, soit technocratique, soit mystique (égrégore), ou les deux à la fois, et il établit aussitôt son empire. Divers signes nous informent de cette transformation radicale. Le plus étrange et le plus caractéristique est un “livre” présentant un soi-disant rapport officiel rédigé par un rassemblement d’experts, qui est un faux caricatural écrit par les adversaires du Complexe, mais qui rencontre involontairement les ambitions du Complexe. Report From Iron Mountain, – le bien nommé avec cette référence à une “montagne de fer”, – établit la nécessité d’une “guerre perpétuelle” pour l’accomplissement de la “destinée manifeste” du Complexe. Ce faux rapport résonne étrangement, comme s’il était vrai, à l’heure de la guerre sans fin contre la Terreur.
…On peut alors envisager que le Complexe pourrait être perçu comme
«un acteur autonome, inspirateur et fondamental de l’évolution générale de notre civilisation et du Système, jusqu’au paroxysme de notre crise générale et eschatologique actuelle».
Fondamentalement, l’identité du Complexe en tant que phénomène unitaire est parfaitement définissable. Il s’agit à la fois de la création, et de l’inspirateur qui le relance, de cet “idéal de puissance”, selon l’expression de Guglielmo Ferrero, qui a caractérisé la puissance allemande puis la puissance américaniste dans la logique déferlante du “déchaînement de la matière” identifiable depuis le début du XIXème siècle». Le Complexe devint effectivement cela pendant la Guerre froide.
Après la fin de la Guerre froide qui mettait tout son équilibre en grand danger,
«le Complexe bannit la réalité pour imposer sa propre réalité en affirmant in fine qu’il proposait une issue eschatologique à force de certitude à la question de la Fin des Temps (ce que d’autres nommèrent “la fin de l’Histoire”); il posait enfin l’affirmation qu’il représentait l’“idéal de puissance” jusqu’à l’être complètement lui-même, et complètement accompli. La civilisation était sauvée.»
A la fin des années 1990, le Complexe pouvait affirmer, comme certains économistes perçus avec la plus grande considération par Alan Greenspan, qu’il se trouvait “au-delà de l’Histoire” (“beyond history”). Il pouvait croire qu’il avait achevé son destin et qu’il l’avait imposé à l’univers.
Parallèlement (dans les années 1990), le Complexe développa sa propre métaphysique. C’est l’époque où il incorpora dans ses rangs, l’essentiel des bataillons conformistes et libéraux de l’américanisme-occidentalisme. La guerre du Kosovo, à propos de laquelle Vaclav Havel, le président-poète, parla de «bombardements humanitaires», vit effectivement les cohortes d’intellectuels libéraux, humanitaristes et interventionnistes, s’enrôler sous la bannière du Complexe.
De la même façon que, en 1820-1825, le “parti” de l’industrie naissante avait rallié à lui et à ses confortables moyens les intellectuels libéraux, le Complexe fit de même entre 1989 et 1999. Le premier cas amena à l’observation, par H. Rouhier, que «les Lumières, c’est désormais l’industrie» ; cela nous invite nous-mêmes à conclure, pour la période qui nous importe, que “les Lumières, c’est désormais le Pentagone”.
«C’est un événement considérable que la “légitimité métaphysique” du Progrès ait englobé à partir de la fin de la Guerre froide, comme un de ses principaux composants, le Complexe, ou Pentagone, avec ses us et coutumes. Il place l’esprit humain de notre époque, représenté par le Progrès en général, devant la tâche remarquable mais redoutable de faire d’un système entièrement tourné vers la destruction et la déstructuration, l’outil de l’accomplissement de notre civilisation…»
Revenant aux généraux US dont nous parle Seymour Hersh, avec leurs tentations de rallier des groupes et des mouvements dont les racines se mélangent à la mystique des croisades, nous observons :
«Les tentations bizarres de certains généraux américanistes, pour tenter de donner un sens à leurs actes et donc à la logique du Complexe, relèvent ainsi d’une nostalgie qui est caractéristique d’un état psychologique très spécifique; même les serviteurs du Système sont psychologiquement épuisés, avec des attitudes et des réactions qui n’ont plus l’efficacité ni l’ardeur requises en général par le service du Système. […] Cet épuisement se traduit, dans les conditions de la postmodernité générale, par un comportement qui équivaut à l’affection de la maniaco-dépression, entre les entreprises virtualistes, voire les rêveries romantiques et nostalgiques, conduites et suscitées par les épisodes dépressifs devant les réalités du Système.»
Cet épisode est symbolique de l’état présent du Complexe, entré dans la phase terminale de sa crise fondamentale. Dans cette séquence, sa crise devient eschatologique en échappant complètement, non seulement au contrôle humain dont le Complexe n’a jamais été comptable, mais à l’influence humaine. Il s’est inséré dans la phase terminale de la crise fondamentale du Système, dont il a toujours été un des principaux éléments, et il ne fournit plus aucun apport constructif aux sapiens qui lui sont asservis, ceux-ci perdant ainsi leur référence fondamentale. Ainsi règne-t-il dans leurs rangs une intense nostalgie et une humeur dépressive.
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