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1596Commençons par une observation de langage, avec toujours cette particularité bien mal exploitée de la langue française de disposer des deux termes “globalisation” et “mondialisation”, alors que l’anglais n’utilise que “globalization”. Nous avons déjà proposé des remarques sur les deux mots, les nuances fondamentales entre eux, la nécessité pour le français d’utiliser, pour bien exprimer sémantiquement le phénomène-Système décrit, le mot “globalisation” alors que les Français s’acharnent à utiliser “mondialisation”. Les mots ont leur essence propre, qui dépasse souvent l’intelligence de ceux qui les utilisent. (voir notamment, sur cette observation sémantique complètement fondamentale, notre Note d’analyse du 29 août 2011.)
Le titre choisi par Wikileaks, pour son communiqué original sur le début de la diffusion du déluge d’e-mail de STRATFOR est The Global Intelligence Files (“global”, racine de “globalization”). La traduction française offerte par Wikileaks, dirigée par l’usage courant et faussaire des Français eux-mêmes, donnait «Archives du renseignement mondial» (“mondial”, racine de “mondialisation”, certes). Nous avons préféré «Archives du renseignement global». (Voir notre Ouvertture libre du 27 février 2012.)
La nuance est de taille.
STRATFOR n’est pas une société “mondialisée” mais une société “globalisée”. Il importe peu qu’elle étende ses tentacules dans le monde entier (“mondialisation”), il importe qu’elle les étende de façon complexe, entrecroisée, nécessairement opaques et insaisissables, mélangeant toutes les activités alors qu’elle prétend n’en faire qu’une qui devrait être exclusive du reste pour exciper de sa qualité. Elle intègre tous les montages et toutes les synergies entre des domaines qui sont normalement étrangers ou antagonistes, pour faire du tout quelque chose de complètement différent de la seule addition de tous les éléments qui le composent. Triomphe du Système, certes.
Cette intégration-là est la marque même de la globalisation, qui se définit ainsi en se référant au “globalisme” : «Le globalisme implique que “le tout est plus que l'addition des parties qui le composent” : dans la fusion des “parties” se réalise un changement de substance qui est une nécessité impérative du concept.» Ainsi STRATFOR est-il devenu quelque chose de complètement différent de ce qu’il était initialement.
Nous avons suivi avec attention, par le simple fait du travail de l’information, les débuts de STRATFOR. Par “débuts”, nous entendons la guerre du Kosovo, en mars-juin 1999, car c’est bien à cette époque que cette société installa sa réputation.
Dans notre rubrique Contexte du numéro du 10 juillet 1999 de notre lettre d’analyse dd&e, prédécesseur de dde.crisis (voir ce texte, repris dans dedefensa.org à la même date du 10 juillet 1999), nous écrivions ceci :
«A cette époque encore (il y a 18 mois), on ne prêtait pas trop attention à la contradiction signalée plus haut (Internet/enfant du système, nourrissant des clandestins, non-journalistes/ennemis du système). […] La crise-guerre du Kosovo a dissipé cette dernière illusion. Internet a fait irruption dans l'arène de l'information, où il est apparu comme le plus formidable adversaire de la presse libre-officielle et de l'information manipulée. […]
»…Le résultat est une remarquable ouverture faite à des sites au départ confidentiels, sans moyens capitalistiques apparents (en tous les cas, sans moyens capitalistiques utilisés pour leur notoriété). Voici trois exemples de cette situation : […]
»• Le succès de Stratfor a été foudroyant pendant la guerre, grâce à son site Kosovo Crisis. Stratfor annonce 850.000 entrées en avril, et 870.000 en mai. Site d'analyse professionnelle sans couleur politique, ses commentaires sont totalement indépendants, réalistes, sans aucune référence à la pensée officielle. Stratfor a abandonné pour l'occasion ses entrées payantes pour l'accès libre, s'appuyant désormais sur la publicité suscitée par ses entrées.»
Rétrospectivement apprécié, et même à la lumière du renversement complet qui s’est effectué, ce commentaire n’est pas faux selon ce qu’un lecteur expérimenté pouvait en juger alors ; il était très largement partagé à l’époque, par tous les professionnels de l’information intéressés aux affaires de sécurité nationale. On peut ainsi juger de l’abîme qui sépare STRATFOR tel qu’il fut, ou sembla être, de ce qu’il est devenu. Dans le cas cité, on observera par exemple ces quelques faits…
• Dans nos observations louangeuses pour trois sites qui avaient à notre appréciation installé la puissance de l’“information libre” sur Internet, nous placions, aux côtés de STRATFOR, les sites New World Daily et Antiwar.com… STRATFOR mis sur le même plan qu’Antiwar.com ! (Quant à New World Daily, il s’est abîmé dans les arcanes exotiques de l’évangélisme extrémiste américaniste…. Chacun son destin.)
• STRATFOR, formé en bonne part d’officiers de la DIA ayant démissionné de leurs fonctions par désaccord avec la politique “wilsonienne” de l’administration Clinton, avait une position résolument opposée à la guerre du Kosovo. Ainsi ses prises de position pouvaient-elles être aisément alignées sur celles d’Antiwar.com, et le rapprochement signalé ci-dessus se comprend-il mieux. Il s’agissait, selon la perception qu’on en avait dans les milieux de l’information, quasiment d’une source clandestine, avec nombre de contacts de type journalistique dans les milieux du renserignement ; largement lue dans les milieux officiels certes, notamment à l’OTAN pour la précision de ses informations, mais considérée par les directions politiques comme une “source dissidente”. STRATFOR analysa parfaitement les conditions de la guerre du Kosovo, les distorsions de l’information, la catastrophe humanitaire et stratégique que constitua cette guerre du point de vue de ses résultats nets, dont on observe aujourd’hui encore les conséquences.
En quelque sorte, selon les terminologies que nous introduisîmes plus tard, STRATFOR était, avant l’heure, un système antiSystème. Bien entendu, comme nombre de systèmes antiSystème, il s’agissait d’un accident de conjoncture et nullement d’une orientation consciente ; mais cela exista bel et bien durant la guerre du Kosovo.
Ce que nous découvrons aujourd’hui, avec la masse de messages diffusés par WikiLeaks (portant sur la période 2004-2011), c’est une baisse spectaculaire de la qualité du travail d’analyse et de renseignement. Les commentaires faits par Julian Assange lors d’une conférence de presse le 27 février 2012 (Russia Today) vont dans ce sens, d’une façon très significative et documentée…
«According to Wikileaks founder Julian Assange, both Stratfor's methods and the quality of their information gathering raise eyebrows. Speaking at a press conference in London, Assange drew attention to examples from the company's communications.
[…] »In November 2011, Stratfor employees discussed the increasing tensions surrounding Iran's nuclear ambitions and the possibility of a military strike against the Islamic Republic by Israel. The source, who was commenting on the rumors of a ground offensive against Iran, said "I think this is a diversion. The Israelis already destroyed all the Iranian nuclear infrastructure on the ground weeks ago." 

The intelligence company officials then floated the idea that Israel had sent commandoes into Iran – possibly with the help of Kurdish militants.
»But in the murky and complex world of intelligence-gathering, Stratfor – known as “the shadow CIA” – seems to be a little lost. Or perhaps overly self-confident. The analysts simply accept the one source and completely ignore a reasonable question raised by their colleague in that same email exchange - “How and when did the Israelis destroy the infra on the ground?”
»The leaks reveal not only Stratfor's willingness to rely on one source in sensitive matters, but the way that source is controlled… […] [A]ccording to Assange, a lot of the information was very low-grade- and when it came to the Middle East, Stratfor analysts took control over just one (!) source. The Wikileaks founder went on to highlight the fact that despite all this, the company's so-called intelligence reports were still presented, accepted and acted upon by the US government.»
Parallèlement à cet effondrement de la qualité de l’information et de la qualité de la méthodologie, on constate comme on l’a déjà signalé, une expansion exponentielle de STRATFOR dans toutes les directions, et de toutes les façons. La “société de renseignement et d’analyse” s’est muée en une société multi-service, où le renseignement et l’analyse servent de support pour toutes sortes d’activités allant de la limite de la légalité à l’illégalité pure et fort simple, allant des réseaux de corruption, des pressions physiques sur les “sources”, à des spéculations financières et de la sous-traitance de diverses besognes pour le corporate power. Tout cela s’appuie bien entendu sur l’idéologie-Système standard, soit de référence neocon, soit de référence américaniste, – qu’importe l’étiquette à cet égard, car il s’agit bien de l’idéologie-Système, extrémiste, à la fois fin en soi et moyen de toutes autres activités. (On en verra plus là-dessus, plus loin.)
C’est ce qu’Assange nomme “un Enron du renseignement privé”, avec cette référence à la société Enron et à son scandale du début 2002 : «Assange also accused Stratfor of running a network of paid informants, monitoring activist groups on behalf of major multinationals and making investments based on its secret intelligence. "What we have discovered is a company that is a private intelligence Enron", he told reporters, referring to the Texas oil giant whose spectacular bankruptcy turned the company's name into a byword for corporate misconduct and fraud.»
L’explication et l’historique de cette transformation d’une société qui était au départ exclusivement axée sur l'analyse et le renseignement (mais d’une façon telle qu’on pourrait aussi bien dire “sur l’information”) sont évidentes. STRATFOR a connu son 9/11. C’est-à-dire que cette société s’est transformée à l’image de la transformation qui a marqué les USA, le bloc BAO et le Système lui-même, et le Système par-dessus tout, à la suite de cette attaque.
Cela était-il voulu, programmé, etc., notamment par son fondateur, George Friedman ? Nous en doutons grandement, simplement parce que sapiens en général, des protagonistes de 9/11 aux adversaires acharnés du Système, ignorait ce qu’allait être cette transformation. Mais il importe peu de savoir l’exacte vérité de la marche de la transformation, puisqu’il suffit d’acter cette transformation. Faisons preuve d’“inconnaissance” à cet égard, cela libère pour s’attacher à l’essentiel.
Qu’a signifié 9/11 pour cette société maniant le renseignement comme de l’information, puis passant à l’activité de manier le renseignement comme un outil permettant d’intervenir dans une multitude de domaines ? Trois choses principalement, qui constituent la marque et la définition de cette époque depuis 9/11, qui existaient jusqu’alors mais qui ont pris une importance décisive, sinon exclusive, pour achever la transformation du Système dans son “modèle” ultime, celui de la surpuissance se transformant en autodestruction, celui de la Chute.
• L’installation comme outil principal de la puissance du système de la communication. Aujourd’hui, la puissance passe par le système de la communication, c’est-à-dire l’usage dans tous les sens, selon le parti qu’on épouse, de l’information, et l’information “libérée” (!) de toute référence officielle qui la contraindrait, pour former des interprétations, des situations, des perceptions... Par conséquent, l’information, et sa forme la plus avancée et la plus efficace comme outil qu’est le renseignement, devinrent des armes redoutables, représentatives de cette nouvelle forme de la puissance.
• La privatisation, dans le cadre précis et spécifique de l’effondrement des principes de légitimité et d’autorité, notamment dans le chef des États et des gouvernements. Cela permet une autonomie complète, absolument remarquable, et surtout pour celui qui veut en jouir (le mot n’est pas déplacé, jusqu’à sa bassesse complète). Cette remarque dans le communiqué de Wikileaks nous a particulièrement surpris et marqué : «Malgré ces liens avec le gouvernement, Stratfor et les sociétés du même type opèrent dans le plus grand secret, sans le moindre contrôle politique ni responsabilité.» STRATFOR n’est pas au service du gouvernement US comme l’est une agence officielle ou un sous-traitant privé. STRATFOR, en quelque sorte adoubé par le Système, parle d’égal à égal avec Washington, avec le Pentagone, avec la CIA et le DHS, etc..
• Le rôle désormais fondamental et quasi exclusif de l’argent dans la marche de toutes les situations et dans toutes les affaires du monde, y compris l’idéologie, le virtualisme, le moralisme, etc. Cela signifie les portes grandes ouvertes à toutes les possibilités de corruption, dans tous les domaines imaginables. La grande et vertueuse presse-Système n’y échappe pas («Stratfor a passé des accords secrets avec des dizaines de médias et de journalistes — de Reuters au Kiev Post. La liste des “Confederation Partners” — à laquelle Strafor fait référence en interne comme sa “Confed Fuck House” — est incluse dans les données»). Quoi que disent et veuillent nos braves journalistes-Système, il s’agit de corruption et non de “collaboration journalistique” (sourires) si l’on considère les conditions générales de la chose. Cela apparaît très cyniquement dans le surnom donné au réseau à l’intérieur de STRATFOR (“Confed Fuck House”), pour qui connaît la signification du mot fuck.
Le fait d’appartenir au secteur privé et de ne pas dépendre du gouvernement n’empêche nullement STRATFOR de suivre la politique du gouvernement, bien sûr… Il s’agit bien entendu de la désormais fameuse “politique de l’idéologie et de l’instinct”, ou dite plus précisément, dans sa version rafraîchie et ajustée à la vérité de la situation, la “politique-Système de l’idéologie et de l’instinct”, constante de Bush à Obama.
«Stratfor prétend opérer “sans idéologie ni agenda, ou préférence nationale”, alors que ces emails révèlent que les équipes de renseignement privées s’alignent au plus près de la politique de l’État fédéral américain…» Lorsqu’il écrit cela, WikiLeaks se trompe. La société STRATFOR ne suit pas la politique du gouvernement, elle suit la politique du Système, et la politique du Système n’a de meilleur adepte et producteur que le secteur privé qui n’a de comptes à rendre à aucune référence extérieure, même banalisée, même domestiquée…
Dans le destin de STRATFOR, la société aux 300.000 abonnés, qui copine avec Goldman Sachs, qui a ses réseaux d’informateurs dans la presse-Système attachée aux vertus de la liberté de la presse, qui tient ses sources par des moyens exotiques sinon par des organes plus concrets, qui informe et par conséquent oriente les grands groupes du corporate power, et, bien entendu, les différents services des gouvernements du Système, etc., ce qui nous est décrit est un véritable coup d’Etat au cœur de l’empire sacré du renseignement, maître de toutes les autres activités dans ce temps où le système de la communication est devenu le premier relais de la puissance. STRATFOR a donc réussi l’intégration totale (la“globalisation”) du renseignement dans toutes les activités du Système.
A partir de là, on maîtrise toutes les autres activités possibles. On peut tout faire, tout manipuler, tout conduire. On est, comme on dit, les maîtres du monde….Dans tous les cas, en théorie ; car, en effet, STRATFOR n’est pas le maître du monde, comme on vient de le voir, parce qu’il n’a jamais su véritablement influer sur les évènements, comme le montrent ses erreurs sans nombre et le basculement du Système, parce qu’il vient d’essuyer une cuisante défaite, une forte embarrassante rebuffade. Que se passe-t-il ?
…En effet, STRATFOR semble avoir suivi le destin des USA dans leurs aventures extérieures, et du Système finalement. Tant de puissance jusqu’à faire parler de surpuissance bien sûr, tant de moyens, tant de sûreté de sa force et de la maîtrise des moyens de sa force, et cela pour quoi… Pour se faire piéger, en un saisissant symbole, par une bande de va-nu-pieds (Anonymous se saisissant du pactole d’e-mail et le passant à Wikileaks). A cet égard, la légèreté de STRATFOR dans la faiblesse de sa propre sécurité, d’ailleurs reconnue par Friedman lui-même, passe les bornes.
Cela rejoint le “overly self-confident” signalé plus haut par Assange. Attitude classique, de l’américanisme, et du Système par conséquent. Dans l’absence totale de scrupules et dans la certitude non moins totale de la puissance, on reconnaît chez nos gaillards les fameux traits de caractère de l’inculpabilité et de l’indéfectabilité, assurant d’une part le sentiment de l’absence de culpabilité en toutes choses et circonstances, et d'autre part la certitude de l’emporter en toutes choses et circonstances ; marques fondamentales de la psychologie américaniste, c’est-à-dire de la psychologie-Système.
Désormais, STRATFOR est tenu pour ce qu’il est : un gruyère pour la confidentialité, de bien mauvaise réputation pour ses agissements… La société continuera à amasser des dollars et à corrompre tout ce qui est corruptible, comme Wall Street et les planches à billet de la Fed, mais son crédit est à jamais entamé et désormais identifié à la chute de l’ensemble, c’est-à-dire la chute du Système. Ainsi STRATFOR dessine-t-il d’une façon parfaite le destin du Système et sa Chute, avec ce fascinant enchaînement surpuissance-autodestruction.
Le gouffre est un trou noir…