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149728 octobre 2013 – La semaine dernière fut singulière, comme on le sait, avec l’implication forcée mais impérative de l’Europe dans la crise Snowden/NSA, du côté des accusateurs réticents. “Forcée” pour l’implication européenne, “réticents” pour les accusateurs européens, parce que l’Europe et les USA sont absolument rangés sur la même ligne au sein du bloc BAO, tout cela sous l’empire du Système qui est en réalité l’expression ultime et complètement autonome de la modernité parvenue au bout de son voyage, affirmant sa surpuissance mais sombrant nécessairement dans l’autodestruction.
Les réactions de nombre de commentateurs-Système aux révélations-Snowden (écoutes de divers chefs d’État notamment), en Europe, et particulièrement en France, a été une sorte de bouillie pour les chats dont le but est d’exonérer les USA, mais le Système et la modernité en vérité, de toute responsabilité spécifique et exceptionnaliste qui pourrait exprimer un état psychologique singulier, — une pathologie, en un mot. La ligne des arguments extraits de cette bouillie a donc répondu à deux lieux communs qui relèvent du cynisme lorsqu’il se fait déguisement de la pauvreté de l’esprit et faux-nez du réalisme, et qui se révèle comme une sorte de naïveté invertie (par irréflexion et inexpérience) : “Tout le monde espionne (a toujours espionné) tout le monde”, et “Ces gens (les chefs d’État) savent très bien qu’ils sont espionnés, leur indignation est forcée”.
Le cas fondamental n’est pas de ce domaine, ces réactions de banalisation de la crise Snowden/NSA n’étant qu’une sorte de réflexe de déflexion dont nous verrons plus loin ce que nous jugeons en être les causes profondes. Le cas fondamental qui se manifeste est beaucoup plus simple ; il est celui de la signification profonde des actes de surveillance, d’écoute et d’espionnage de la NSA tels qu’ils sont révélés à une cadence diluvienne depuis le 6 juin 2013.
Il y a un excellent éditorial de Paul Woodward, dans War In Context, ce 26 octobre 2013. Woodward a bien vu que l’acte en général de la NSA n’a rien à voir avec la surveillance, l’espionnage, la sécurité nationale en tant que domaines techniques et politiques courants. C’est une pathologie de l’américanisme, et l’on verra bien, dans ce texte, combien les termes psychologiques abondent et nullement les termes techniques inhérents à l’activité du renseignement électronique. L’évidence est d’ailleurs clairement exprimée : ce fait même, mis en avant par le système de la communication parce qu’à la fois sensationnel (du mot “sensation”) et symbolique, des écoutes directes d’une Merkel et de divers autres chefs d'Etat n’a rien à voir avec l’efficacité. Le résultat de ces écoutes est sans aucun doute d’un piètre intérêt du point de vue du renseignement ; mais la cause en est une obsession, un déséquilibre psychologique, – bref, les marques de la pathologie dont on parle.
«Matthew Aid, an intelligence historian and expert on the NSA, says: “I think most of us who have studied U.S. intelligence over the years naturally assume that there is no country on the face of the planet who does not receive some level of attention from the U.S. intelligence community. We have to because we are one of the few global superpowers left on the planet.” Aid says this in conjunction with a hint of incredulity about the current expressions of shock and indignation being expressed by America’s allies who object to being spied upon.
»While the expressions of shock coming from Europe and elsewhere may indeed be contrived, the indignation is not, and this distinction is one that many Americans fail to grasp. Once again, American exceptionalism rears its ugly head and once again Americans fail to recognize its ugliness.
»America has to spy on its allies. Why? Because the prevailing attitude in this country — the American outlook — is that on a fundamental level, American interests differ from the interests of everyone else on the planet. This is a form of insanity, but insanity is difficult to recognize when it gets expressed collectively. When virtually everyone suffers from similar delusions, then crazy becomes normal.
»In order to plausibly justify bugging the mobile phone of German Chancellor Angela Merkel or that of any of the U.S.’s other close allies, one would have to show how the benefits of doing so, outweigh the potential costs. In reality, the benefits are negligible to non-existent while the costs may prove enormous. The argument that “everyone does it” simply doesn’t wash. Who has bugged President Obama’s Blackberry? Let’s suppose that France succeeded in doing so. What’s America’s response going to be? “Fair game. Everyone does it.” I don’t think so.
»But returning to the idea that the diplomatic crisis in which the U.S. is now embroiled is symptomatic of an American disease, the primary symptom which finds countless expressions is the idea that “because we are Americans” is a coherent and rational explanation for anything. The idea that Americans are in some way intrinsically different from everyone else is baseless yet functions as a presupposition guiding so many of America’s actions. [...]
»The ultimate irony is this: America’s “need” to spy on the world is a byproduct of a lack of curiosity about the rest of the world. Americans fear what they don’t understand...»
Cette pathologie de la surveillance doit être considérée également dans sa totalité, aussi bien vis-à-vis de l’extérieur que les USA “craignent parce qu’ils ne le comprennent pas”, que vis-à-vis de l’intérieur (les citoyens) que l’américanisme “craint parce qu’il ne les comprend pas”. La surveillance, on le sait, est largement développée au niveau intérieur, et objet d’un débat très vif, et d’une crise en vérité, un des nombreux produits de la crise Snowden/NSA. Cet aspect (la surveillance) est complété par le volet de l’emprisonnement, qui est une forme maximale de surveillance allant jusqu’à la liquidation.
Là-dessus, on peut, on doit parler de ce goulag américaniste qui dépasse, en efficacité, en continuité, en structuration et en banalisation (jusqu’à l’intégrer dans la vie courante sans nécessité de terreur policière), le goulag Stalinien. Un rappel n’est pas déplacé, de notre texte du 26 janvier 2012, qui reprenait des extraits du texte de Adam Gopnik, dans le New Yorker pré-daté du 30 janvier 2012. On peut relire ces extraits en ayant à l’esprit l’interprétation que nous donnons ici d’une manifestation de cette pathologie de l’américanisme, à la fois de la méconnaissance, de la peur et de la haine “de l’autre” poussée jusqu’à l’absurde de ses propres citoyens, – donc de leur nécessaire surveillance, par tous les moyens possibles, des plus soft et stealthy jusqu’aux plus brutaux et barbares.
«For most privileged, professional people, the experience of confinement is a mere brush, encountered after a kid’s arrest, say. For a great many poor people in America, particularly poor black men, prison is a destination that braids through an ordinary life, much as high school and college do for rich white ones. More than half of all black men without a high-school diploma go to prison at some time in their lives. Mass incarceration on a scale almost unexampled in human history is a fundamental fact of our country today—perhaps the fundamental fact, as slavery was the fundamental fact of 1850. In truth, there are more black men in the grip of the criminal-justice system—in prison, on probation, or on parole—than were in slavery then. Over all, there are now more people under “correctional supervision” in America—more than six million—than were in the Gulag Archipelago under Stalin at its height. That city of the confined and the controlled, Lockuptown, is now the second largest in the United States.
»The accelerating rate of incarceration over the past few decades is just as startling as the number of people jailed: in 1980, there were about two hundred and twenty people incarcerated for every hundred thousand Americans; by 2010, the number had more than tripled, to seven hundred and thirty-one. No other country even approaches that. In the past two decades, the money that states spend on prisons has risen at six times the rate of spending on higher education. Ours is, bottom to top, a “carceral state,” in the flat verdict of Conrad Black, the former conservative press lord and newly minted reformer, who right now finds himself imprisoned in Florida, thereby adding a new twist to an old joke: A conservative is a liberal who’s been mugged; a liberal is a conservative who’s been indicted; and a passionate prison reformer is a conservative who’s in one.
»The scale and the brutality of our prisons are the moral scandal of American life...»
Ces constats ne sont pas nouveaux. Ils parsèment les réflexions de Tocqueville visitant l’Amérique en 1831, et rassemblant son matériel d’information et de commentaire qui nourrirait son œuvre-maitresse De la démocratie en Amérique. Pendant ce long séjour de plusieurs mois, Tocqueville s’intéressa particulièrement au système carcéral US, qui constituait d’ailleurs l’objet officiel de sa visite. Il nota l’organisation remarquable de ce système, jusqu’à des expériences de “prisons sans barreaux”, où la délation, la surveillance y compris entre détenus, tenaient lieu de barreaux plus solides que des vrais. Cela resta au niveau de l’expérience parce que, par atavisme et vénération de la puissance, le Système fait tout de même plus confiance au knout qu’à la subtilité des manœuvres habiles.
Par ailleurs, il y eut, dans des notes prises de sa découverte de l’Amérique, celui de Voyage en Amérique, lors de ce périple de 1831, des observations intéressantes d’une facture plus générale du même Tocqueville. Elles marquaient ce que nommions le 5 février 2009, «La fragilité extrême de l’Amérique». Il s’agit de deux citations extraites des Œuvres (I) de Tocqueville, dans la Pléiade. (Les mots soulignés en gras le sont par l’auteur lui-même.)
• Sing Sing, 29 mai 1831. «Le principe des républiques anciennes était le sacrifice de l’intérêt particulier au bien général, dans ce sens on peut dire qu’elles étaient vertueuses. Le principe de celle-ci me paraît être de faire rentrer l’intérêt particulier dans l’intérêt général. Une sorte d’égoïsme raffiné et intelligent semble le pivot sur lequel roule toute la machine. Ces gens-ci ne s’embarrassent pas à rechercher si la vertu publique est bonne, mais ils prétendent prouver qu’elle est utile. Si ce dernier point est vrai, comme je le pense en partie, cette société peut passer pour éclairée mais non vertueuse. Mais jusqu’à quel degré les deux principes du bien individuel et du bien général peuvent-ils en effet se confondre? Jusqu’à quel point une conscience qu’on pourrait appeler de réflexion et de calcul pourra-t-elle maîtriser les passions politiques qui ne sont pas encore nées, mais qui ne manqueront pas de naître? C’est ce que l’avenir seul nous montrera.»
• Sing Sing, 1er juin 1831. «Quand on réfléchit à la nature de cette société-ci, on voit jusqu’à un certain point l’explication de ce qui précède: la société américaine est composée de mille éléments divers nouvellement rassemblés. Les hommes qui vivent sous ses lois sont encore anglais, français, allemands, hollandais. Ils n’ont ni religion, ni mœurs, ni idées communes; jusqu’à présent on ne peut dire qu’il y ait un caractère américain à moins que ce soit celui de n’en point avoir. Il n’existe point ici de souvenirs communs, d’attachements nationaux. Quel peut donc être le seul lien qui unisse les différentes parties de ce vaste corps? L’intérêt.»
Ces notes permettent de dresser un état des lieux de l’Amérique qui, contrairement aux supputations logiques de l’auteur, n’a pas changé. Il s’agit d’un immense pays sans État au sens régalien du terme, où effectivement le bien public n’est qu’un arrangement commun pour favoriser le bien privé et rien d’autre, où le principal résultat de la grande guerre libératrice et émancipatrice (la Guerre de Sécession) fut principalement de pulvériser les derniers obstacles pour le déchaînement d’un “capitalisme sauvage” sans exemple (le Gilded Age, ou “Âge du toc”, entre 1865 et 1890)... Ce cadre-là, extrêmement puissant pour les fortunes, mais extrêmement fragile pour la cohésion nationale, nécessita toujours, d’une part une formidable action de communication dans la création et la promotion forcenée de symboles fictifs et de narrative (les USA, empire de la communication), d’autre part une obsession effectivement devenue pathologique de la surveillance selon les références d’un conformisme de fer, débouchant sur une recherche pathologique de toutes les déviance imaginables, y compris et prioritairement celles des dissidents et, en général, des libres esprits.
Tocqueville vivait à l’époque du roi-poire (Louis-Philippe), comme nous vivons à l’époque du président-poire. (Il y a une troublante coïncidence-poire entre cette partie du XIXème et notre partie actuelle du XXIème.) Cette époque louis-philipparde marquait parfaitement les deux extrêmes de l’attitude de la France vis-à-vis des USA : à la fois un proaméricanisme jusqu’à l’identification, des exclamations de madame de Staël à la popularité de Fenimore Cooper ou de Benjamin Franklin en France, au développement du business à l’américaine ; à la fois un antiaméricanisme radical dont la France fut la pionnière, de Stendhal à Baudelaire et à tant d’autres. (Pour une documentation et une réflexion sur ces étranges et fascinants rapports entre la France et les USA, voir les deuxième et troisième Parties du premier tome de La Grâce de l’Histoire, le 3 avril 2010 [«Le rêve américain et vice-versa»] et le 16 mai 2010 [«1919-1933, du rêve américain à l’American Dream»].)
Aujourd’hui, on retrouve ces mêmes attitudes, transmutées selon les facteurs du temps. Comme il n’y a pas d’antiaméricanisme plus virulent en France (même si inexprimé en tant que tel), de De Gaulle à de Villepin, à Le Pen-Mélanchon (même combat de ce point de vue, quoi qu’ils en veuillent !), il n’y a pas de proaméricanisme plus fort que l’actuel soutien-Système de la direction française et du parti des salonards parisien aux USA, avec pour le cas qui nous occupe un réflexe pavlovien de banalisation des actes de la NSA (“tout le monde espionne...”, bla bla bla), la coopération militaire avec les USA, l’obamania courante (BHO, «la “cooltitude” absolue», selon le philosophe-présentateur du Grand Journal, et parfaitement innocent et brave garçon, Antoine de Caunes).
Cette attitude vient du fait que, pour la France, et cela dès 1775-1776, avant même qu’elle existe, l’Amérique-en-devenir a été la modernité même que la France préparait par ailleurs avec les Lumières, et cela malgré tous les signes contraires. (Voir From Dawn to Decadence — 500 Years of Western Cultural Life, de Jacques Barzun : «If anything, the aim of the american War of Independance was reactionary : “back to the good old days!” Taxpayers, assemblymen, traders, and householders wanted a return to the conditions before the latter-day English policies. The appeal was to the immemorial rights of Englishmen: self governments through representatives and taxation granted by local assemblies, not set arbitrarily by the king. No new Idea entailing a shift in forms of power — the marks of revolutions — was proclaimed. The 28 offenses that King George was accused of had long been familiar in England. The language of the Declaration is that of a protest against abuses of power, not of proposals for recasting the government on new principles.»)
Face à l’Amérique-qui-est-la modernité, la France entretient donc son attitude originelle, absolument contradictoire et extrémiste dans les deux sens, qu’elle a vis-à-vis de la modernité : à la fois créatrice de la modernité (Les Lumières, la Révolution, l’universalisme moderniste), à la fois dénonciatrice de la modernité (les antimodernes, la structuration de la Tradition grâce à ses politiques principielles, ses principes de souveraineté et de légitimité, la dénonciation du nivellement dissolvant de la démocratie, etc.) ; à la fois matrice en partie du “déchaînement de la Matière” (la Révolution) et adversaire la plus acharnée des conséquences de ce déchaînement. Ce parcours chaotique d’une France créatrice de la modernité et adversaire féroce de la modernité se ressent nécessairement par des attitudes extrêmes, aujourd’hui dans une phase de proaméricanisme qui institue une sorte de “plus américaniste que l’américanisme”. Par ailleurs, il faut défendre les “valeurs” qui sous-tendent ce “plus américaniste que l’américanisme”, et cela au risque, dans une époque extrême où les masques tombent plus qu’ils ne dissimulent, de devoir dénoncer l’américanisme qui est le simulacre dès l’origine que définit Barzun cité plus haut.
Tout cela mesure l’importance fondamentale de la crise Snowden/NSA qui n’a rien à voir avec une crise type-journalisme-Système (“tout le monde espionne...”, bla bla bla). Comme on le sait à la lecture de divers commentaires et analyses sur ce site, nous investissons la crise Snowden/NSA d’une importance spécifique exceptionnelle. Nous la considérons comme investie du qualificatif de “crise première” dans l’ordre d’importance des crises et certainement devenue la plus motrice et la plus centrale de la crise générale d’effondrement du Système, ou crise haute. Nous avons acté cette évolution, en diverses étapes, notamment...
• Le 17 juin 2013 : «Il reste le fait, relativement nouveau mais de plus en plus avéré, que PRISM/NSA/Snowdon se divise en deux pour ses effets, – donc devient au moins deux crises. D’une part, un effet intérieur direct... [...] D’autre part, un effet extérieur presque direct... [...] avec ce que pourrait, ce que devrait être la réaction chinoise, puis accompagnée de la réaction russe, avec leurs effets directs de tension avec le bloc BAO.
»C’est une situation tourbillonnante, à la fois dans la manufacture et le développement de la crise PRISM/NSA/Snowdon, à la fois dans les rapports et les connexions de cette crise avec les crises existantes, ou avec de nouvelles crises en formation. D’une façon plus générale dans la séquence actuelle, on voit qu’un lien de plus en plus ferme est établi entre les diverses crises, actives ou en gestation. Cela tend à offrir la perspective d’un élargissement de la notion de crise haute...
• Le 22 juillet 2013, nous observions la transformation de la crise en “crise première”. La crise Snowden/NSA «se suffit à elle-même, à partir d’éléments existants a priori stables avant que la crise n’éclate (existence de Snowden, existence de Greenwald, existence de la NSA, existence des programmes de la NSA, etc.) ; elle porte en elle-même les conditions de son éruption, de son développement, de son imbrication dans l’infrastructure crisique ; elle suscite par elle-même, par effets directs et indirects, une multitude de déstabilisations qui n’ont aucun besoin de manipulations externes mais dépendent simplement d’enchaînements événementiels et psychologiques. Il s’agit donc d’une crise “pure au premier degré” (“crise première”). [...] La crise Snowden, en tant que “crise première”, est un choix évident, – et là, on se moque bien de savoir s’il y a montage, manipulation, etc., toutes choses qui doivent être éliminées, également par la tactique-stratégie de l’inconnaissance, comme autant d’obstacles de diversion et d’atomisation par cloisonnement de l’essentiel dressés par le Système. [...] Il s’agit de laisser l’accessoire de l’enquête sur la véracité dérisoire des faits accessoires, pour embrasser l’essentiel du destin que produit cette crise.»
Ce classement est bien entendu dû à l’exceptionnelle “opérationnalité” de cette crise, qui fait 1) qu’elle touche tous les domaines essentiels, intérieur aux USA, extérieur aux USA, au cœur de bloc BAO, 2) qu’elle produit constamment d’autres crises, 3) qu’elle est quasiment sans fin et complètement imprévisible à cause de la forme d’intervention de ses animateurs Snowden-Greenwald, 4) qu’elle touche le cœur du Système dans le chef d’une des organisations essentielles de ce Système. Mais il est dû aussi, ce classement, à ce que nous détaillons en priorité, qui est les pathologies de l’américanisme et, par conséquent, les pathologies de la modernité. Sa position au cœur de la crise d’effondrement du Système n’est en rien usurpée. La crise Snowden/USA est aujourd’hui très largement plus importante que la crise de l’effondrement du système financier de l’automne 2008, elle lui est d’une nature supérieure.
... Enfin, elle s'est constituée d'autorité comme la manifestation principale de la crise d’effondrement du Système, puisqu’elle se manifeste au cœur du Système.
Effectivement, Snowden/NSA comme crise du Système, découvrant combien la NSA, organisation archétypique du Système, est un artefact, une entité, voire une égrégore, complètement insaisissable et hors de tout contrôle possible, doté de capacités autonomes d’action, mettant les sapiens, y compris le sapiens-POTUS et sa «“cooltitude” absolue», devant des faits très largement accomplis, et depuis des lustres... On revient ici au texte de Woodward, vu en tête de cette analyse, qui nous donne quelques indications de plus permettant de consolider ce thème largement substantivé.
«In an op-ed at USA Today, Lisa Monaco, President Obama’s assistant for homeland security and counterterrorism, notes that the administration is currently reviewing U.S. surveillance capabilities, including with respect to foreign partners. “We want to ensure we are collecting information because we need it and not just because we can.” The New York Times reports that the tapping of Merkel’s phone began a decade ago but that during his five years as president, Obama had no knowledge of this. The same report also says: “In Washington, the reaction [from Europe] has set off a debate over whether it is time to put the brakes on the NSA, whose capabilities, Mr. Obama has hinted, have expanded faster than its judgment.”
»A much more pointed response is reported coming from Germany: So fierce was the anger in Berlin over suspicions that American intelligence had tapped into Ms. Merkel’s cellphone that Elmar Brok of Germany, the chairman of the European Parliament’s foreign affairs committee and a pillar of trans-Atlantic exchanges since 1984, spoke Friday of America’s security establishment as a creepy “state within a state.” [...]
»...But the real issue is not technological; it is political. For the NSA to be spying on the German chancellor while the U.S. president knows nothing about it, shows that the NSA has become a rogue operation.»
(Hier, le quotidien allemand Bild publiait des “révélations” selon lesquelles Obama avait été mis au courant par la NSA des écoutes de Merkel depuis 2010. [Voir le Guardian du 27 octobre 2013.] La source est un “officiel de la NSA”, ce qui nous fait sortir du domaine Snowden et devrait nous apparaître comme une indication bien significative d'un affrontement en train de prendre forme entre la NSA et la Maison-Blanche. Bob Woodward notait le même 27 octobre 2013 : «Bild is a tabloid that does not have a reputation for journalistic excellence. Even so, if a conflict between the NSA and the White House is escalating, then an NSA source might turn to this type of publication as a way of making a veiled threat. The report has the effect of sowing doubt about Obama’s statements even if NSA officials now make dismissive responses, pointing out the unreliability of the press.»)
Le constat à ce point est qu’il apparaît de plus en plus difficile que les USA continuent à assurer l’activité de la NSA comme ils l’ont fait jusqu’ici, au constat des dégâts diplomatiques et d’influence extraordinaires déjà causés et qui ne vont faire que s’amplifier. C’est l’observation du directeur de l’Open Technology Institute, Sascha Meinrath (le 23 octobre 2013, interview de Russia Today) : «It is clear that what the US has been doing is not sustainable over time. This has created a massive reputational crisis for the US...» La question à ce point devient alors, en fonction de ce que Woodward remarquait ci-dessus, et que nous ne cessons d’observer, celle de la NSA comme entité quasiment autonome.
Dans le Guardian du 22 octobre 2013, Marcy Wheeler écrivait que le départ d’Alexander en avril 2014 créait une opportunité d’une réforme structurelle de la NSA («But now, with the need to replace Alexander, Obama has an opportunity to consider defense over “big data”. At the very least, Obama should consider breaking out the NSA's defensive and offensive functions to create competing champions, one fighting to create holes, and one fighting to plug them...», – encore, cette recommandation prend-elle en compte le seul concept de l’efficacité). Des lois de réforme structurelle sont en cours d’élaboration au Congrès également (Voir End of The Lie du 26 septembre 2013)...
Pour autant, la question reste entièrement posée de savoir si de telles actions sont possibles, si la pénétration de l’extérieur et la déstructuration du monstre-NSA est possible. Dans JFK & l’Indicible, qui vient de paraître (Demi-Lune, septembre 2013), James W. Douglass rappelle qu’après avoir été informé du désastre de la Baie des Cochons d’avril 1961, Kennedy confia à un de ses conseillers «Il faut réduire la CIA en miettes et les disperser aux quatre vents», observation qu’il poursuivit après la crise des missiles de Cuba en octobre 1962, confiant à Arthur Schlesinger : «C’est la croix et la bannière pour savoir ce qui se trame mais j’ai retenu une chose de cette affaire, c’est que nous allons devoir nous occuper de la CIA. [...] Personne ne s’en est jamais occupé.» On connaît la suite (et encore ne voulons-nous parler ici que du destin de la CIA, sans autre spéculation).
Mais il se fait que nous ne sommes plus en 1961-1963... L’époque est totalement différente, quasiment un nouveau monde et une “époque maistrienne” où les événements eux-mêmes ont pris le pas sur les impulsions désormais insignifiantes et irrelevent des directions-sapiens, fussent-elles acquises au Système comme c’est le cas en général.
Un projet plus ou moins ficelé au sommet de l'UE est donc d’établir une commission USA-Europe, pour rédiger une sorte de modus vivendi de non-espionnage réciproque, “pour rétablir la confiance dans les relations transatlantiques et même les améliorer” comme dit à peu près le président-poire avec sa pensée fulgurante. Cette sorte de vœu conforme à la bienpensance-Système est touchant par le vide qui l’habite, et par sa langue de bois presque émouvante à force de naïveté. Les esprits forts, eux, ceux qui pensent que “tout le monde espionne tout le monde” selon une pensée qui est une variation sur le même thème de la bienpensance-Système, songent aussitôt à l’“encommisionnement” ; une commission qui ne décidera rien en laissant croire qu’on décide quelque chose, et en neutralisant la polémique. Ce cynisme naïf passe à côté de la vérité de la situation.
Ce soi-disant “encommisionnement”, si la commission se constitue, va se faire sous la menace de l’épée de Damoclès du rythme infernal des révélations. Malgré ce projet de négociation et un sommet bruxellois de l’UE qui pourrait paraître à certains avoir “vidé l’abcès” avec ce qu’ils jugeraient être les dénonciations formelles nécessaires et suffisantes des dirigeants européens, au contraire la tension continue de monter, notamment autour des écoutes de Merkel. La bande Snowden-Greenwald-Poitras constituée en un magistral dispositif antiSystème s’y entend pour distiller ses révélations selon l’opportunité des événements, et les derniers avatars montrant les relations USA-UE à la lumière de la NSA constituent une occasion de taille. Le classique étouffoir transatlantique des deux bureaucraties alliés (US et UE) pour écarter toute menace d’affichage des antagonismes et disparités réelles entre les deux partenaires du bloc BAO, aura bien des difficultés à fonctionner. Même hors de l’hypothèse de cette commission, la même situation prévaut d’une tension transatlantique que les arrangements humains habituels, “entre amis”, auront infiniment de mal à disperser sous les coups de boutoir des antiSystème.
La crise Snowden/NSA est indomptable et incontrôlable à cause de ce qu’elle recèle d’elle-même, affectant absolument tous les domaines et territoires politiques, des USA aux relations internationales, et faisant peser sur les psychologies cette tension permanente de l’inattendu et de la surprise. Elle est indomptable et incontrôlable parce qu’elle est l’expression la plus achevée des pathologies de la modernité qui, désormais, tourmentent ouvertement les directions politiques du bloc BAO et du Système. Elle est indomptable et incontrôlable parce qu’elle ne s’opérationnalise que par le biais du système de la communication, lequel a désormais une fonction antiSystème manifeste et extrêmement puissante.
Ces attaques constantes du dispositif antiSystème, et cette fois aussi bien dans la situation évoquée des relations transatlantiques que dans la situation intérieure US, poussent également à la nécessité de changements selon un processus classique selon l’observation minimale que les USA (les NSA) ne peuvent continuer à opérer de la sorte. La “nécessité de changements”, on y revient, c’est quelque chose qui ressemble à une réforme radicale de la NSA passant par son investissement et sa prise de contrôle par le pouvoir washingtonien. Si l’on veut vraiment obtenir un résultat dont dépend la reprise en mains de ses capacités d’influence et de contrôle qui font la puissance fondamentale du washingtonien, il va falloir que le sapiens-POTUS se coltine avec la NSA, qui est à la fois «a state within a state» et «a rogue operation», – c’est-à-dire un “État-voyou” au cœur d’un système (de l’américanisme) dont la tête (le gouvernement) n’est même pas un État, puisque sans la dimension régalienne, et qui a toujours suivi sa propre pathologie obsessionnelle de la surveillance. Il y a là une situation qui se situe géographiquement entre Charybde et Scylla, et politiquement entre marteau et enclume.
... Il y a là le cas d’un affrontement potentiel, peut-être décisif, sans aucun doute fratricide, entre divers éléments du Système. Le moins intéressant n’est pas celui qui se dessine, à Washington même, entre la présidence et la NSA elle-même.
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