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275621 juillet 2015 – Le général Clark a fait le 17 juillet à la télévision MSNBC une déclaration particulièrement remarquée, en commentaire de la dernière fusillade en date aux USA, à Chattanooga la semaine dernière, dans un établissement militaire (quatre Marines tués). Il a déclaré qu’il fallait interner d’une façon préventive les “personnes radicalisées”, ou même les personnes susceptibles de le devenir selon l’évaluation des autorités, de façon à prévenir notamment des actes tels que celui de Chattanooga, – des tueries commises par des “loups solitaires” (l’attaque de Chattanooga a été faite par un jeune homme seul, Mohammad Youssuf Abdulazeez). (La logique du propos tend à englober évidemment d’autres actes de “radicalisés”, le terme étant assez vague pour permettre une recherche fructueuse.)
Le texte de son intervention, pour le passage incriminé, sur MSNBC le 17 juillet, est le suivant, tel que le rapporte Justin Raimondo sur Antiwar.com le 20 juillet 2015. (“L’État policier ‘libéral’ existe d’ores et déjà, commente Raimondo, il est là, devant nos yeux, maintenant...”).
Clark à MSNBC : « We have got to identify the people who are most likely to be radicalized. We’ve got to cut this off at the beginning. There are always a certain number of young people who are alienated. They don’t get a job, they lost a girlfriend, their family doesn’t feel happy here and we can watch the signs of that. And there are members of the community who can reach out to those people and bring them back in and encourage them to look at their blessings here.
» But I do think on a national policy level we need to look at what self-radicalization means because we are at war with this group of terrorists. They do have an ideology. In World War II if someone supported Nazi Germany at the expense of the United States, we didn’t say that was freedom of speech, we put him in a camp, they were prisoners of war.
» So, if these people are radicalized and they don’t support the United States and they are disloyal to the United States, as a matter of principle fine. It’s their right and it’s our right and obligation to segregate them from the normal community for the duration of the conflict. And I think we’re going to have to increasingly get tough on this, not only in the United States but our allied nations like Britain, Germany and France are going to have to look at their domestic law procedures. »
Il y a donc eu de nombreuses réactions chez les commentateurs antiSystème, autant chez les conservateurs (comme Raimondo, le libertarien) que chez les progressistes (ou “libéraux” selon le sens US). (Bien entendu, la presse-Système a respecté un silence élégant et discret, comme il est désormais de coutume dès que quelque phrase de quelque intérêt est prononcée quelque part sur les terres abondantes du Système.) Les déclarations du général Clark (à la retraite anticipée depuis 2000) sont évidemment extrêmement intrigantes et significatives, essentiellement avec cette idée relevant de la fantasmagorie totalitaire, orwellienne, etc., qui est de proposer le principe de l’internement des personnes dont on jugerait qu’elles pourraient se “radicaliser”. La grossièreté et la stupidité du propos, par rapport à ce que suppose cette proposition dans les processus d’évaluation faite par des brutes ou des robots c’est selon, rencontrent les scénarios les plus extrêmes de ce qu’on pense être un État-policier soi-disant sophistiqué,postmoderne, sur-orwellien, etc.
Bien entendu, et c’est là l’intérêt de l’incident, la chose est d’autant plus remarquable que Clark est supposé être un “libéral” malgré son état d’ancien général (on verra cela plus loin). Un texte de Murtaza Hussain, le 20 juillet 2015 sur le site The Intercept de Glenn Greenwald, qui dénonce évidemment ces propos, est surtout intéressant par l’étonnement dont nous fait part l’auteur à partir d’un témoignage très récent. Hussain rapporte la substance d’une rencontre qu’il a eue avec Clark, il y a quelques mois (quelque part depuis le début de l’année), au cours de laquelle Clark lui avait dit son opposition “à la politique de la peur” (impliquant une dérive vers un “État-policier” du type qu’il prône explicitement dans sa déclaration du 17 juillet) et son inquiétude de “l’érosion des institutions démocratiques” ; Clark avait d’autre part réitéré pour son interlocuteur sa dénonciation de la politique-Système de l’époque Bush, des positions et de l’influence des neocons et ainsi de suite... Hussain rappelle par ailleurs certaines autres prises de position de Clark remontant à 2004-2006.
«The comments were shockingly out of character for Clark, who after serving as supreme allied commander of NATO made a name for himself in progressive political circles. In 2004, his campaign for the Democratic presidential nomination was highly critical of the Bush administration’s excessive response to the 9/11 terror attacks. Since then, he has been a critic of policies that violate the Geneva Convention, saying in 2006 that policies such as torture violate “the very values that [we] espouse.” [...]
«Earlier this year I spoke with Clark at the annual Lewis and Clark University Symposium on International Affairs in Portland, Oregon. The subject of our discussion was how to deal with the potential threat of foreign fighters returning from armed conflicts abroad. At the time, Clark spoke out strongly against “the politics of fear” and eroding democratic institutions and norms, while reiterating his criticism of the excesses committed by Bush-era neoconservatives under the banner of fighting terrorism.
»But on Friday, he was advocating the revival of a policy widely considered to be among the most shameful chapters in American history: World War II domestic internment camps. Aside from the inherent problems in criminalizing people for their beliefs, Clark’s proposal (which his MSNBC interlocutor did not challenge him on) also appears to be based on the concept of targeting people for government scrutiny who are not even “radicalized,” but who the government decides may be subject to radicalization in the future. That radicalization itself is a highly amorphous and politically malleable concept only makes this proposal more troubling.»
Ici, on peut s’arrêter à la personnalité de Clark, avant de développer notre propos. Il a eu une jeunesse studieuse et brillante, – major de sa promotion à West Point, diplômé de philosophie, de politique et d’économie de l’université d’Oxford, – la britannique, la plus prestigieuse, la plus ancienne université d’Angleterre ; ces quelques mots pour situer un général de type “intellectuel”, qui ne méprise pas les idées, éventuellement “avancées”. Clark est connu pour divers épisodes, déclarations, etc., qui alimentent le jugement général qu’il s’agit plutôt d’un général “libéral” (progressiste), mais qui alimentent également un jugement pseudo-antiSystème selon lequel derrière l’image du “libéral” se cache (à peine) le fauteur de guerre, complètement dans la ligne et d’autant plus dangereux qu’il semble parfois y déroger un peu – à peine d’ailleurs ...
Essayons d’y voir clair. Nous prendrons deux incidents/épisodes qui sont parmi les plus célèbres de la carrière de Clark et sont à la fois significatifs et sujets à interprétations.
Le premier est l’incident de l’aéroport de Pristina, le 10-11 juin 1999, alors que les forces de l’OTAN (KFOR) avançait sur le territoire du Kosovo après la capitulation de Milosevic (le 3 juin) pour mettre n place une structure d’occupation. Les Russes entendaient participer à cette occupation, après le rôle politique majeur qu’ils avaient joué (ils avaient obtenu la décision de Milosevic), mais l’OTAN cherchait à s’y opposer, développant d’ores et déjà sa politique systématiquement antirusse qui se poursuit aujourd’hui jusqu’au complet épuisement psychologique avec le mode du déterminisme-narrativiste. Les Russes commencèrent à occuper l’aéroport de Pristina et Clark, alors commandant en chef suprême des forces de l’OTAN (SACEUR), ordonna au général Mike Johnson (le Britannique commandant les forces sur le terrain) d’entraver cet effort et d’en limiter les effets. Un incident très violent opposa alors Johnson à Clark, le premier refusant d’obéir au second, en commentant : «Sir, I’m not going to start World War III for you...» Cette phrase est restée célèbre et, pour certains, elle fit de Clark une espèce de fou dans le mode-neocon à peine avant l’heure, qui voulait déclencher la guerre mondiale. L’épisode peut ainsi se placer dans la narrative belliciste et expansionniste caractérisant les USA et leur politique-Système à partir de septembre 2001.
Clark s’explique très longuement de l’incident dans son livre Waging Modern War paru en 2001 : tout un chapitre, Pristina Airfield, de la page 375 à la page 403. L’affaire est infiniment plus complexe que ne laisse supposer la phrase de Johnson très vite mise hors de son contexte et expose une situation embrouillée, où de très nombreux intérêts, de très nombreuses interventions, avec des commandements complexes également, pèsent de tout leurs poids. Il apparaît finalement d’une façon assez claire, – bien sûr à l’intérieur de la logique otanienne annonciatrice de celle du bloc BAO, et absolument méprisante pour les Russes, – que Clark tient lui-même un rôle plutôt modéré et, dans tous les cas, il n’agit qu’avec le soutien de son autorité civile dûment informée (le Secrétaire Général de l’OTAN Solana). A notre connaissance, aucune des personnes impliquées dans le récit de Clark n’a contesté sa version, extrêmement précise et détaillée. La mise à la retraite prématurée qui fut imposée à Clark en 2000, six mois avant la fin de son mandat de SACEUR, montra qu’il n’était guère apprécié de sa propre hiérarchie du Pentagone et effectivement considéré comme un peu trop “libéral” (ou bien disons un peu trop hors des normes du standard-Pentagone).
Le second incident est la fameuse intervention radio (en mars 2007) sur Democracy Now !, intervention filmée à l’époque et diffusée depuis sous forme de DVD, où Clark révèle qu’en octobre 2001, le Pentagone annonçait à ses cadres le projet hautement secret d’envahir 7 pays en 5 ans. Cette “révélation” accrédita l’idée d’un plan de conquête du monde prêt avant même le 11 septembre, et réalisé depuis avec la perfection qu’on lui voit.
L’intervention, qui date du 2 mars 2007 et qu’on peut trouver sur YouTube remis en ligne à la date du 31 janvier 2012, a été détaillée sur notre site le 5 mars 2007. La chose a été depuis constamment reprise, répercutée, remâchée, etc., comme la démonstration et la preuve évidente du plan, disons de conquête du monde pour rester dans la mesure, du Pentagone et du reste, agissant ou pas c’est selon pour le compte du “Nouvel Ordre Mondial”. («Prendre le contrôle de l'Irak, l'Iran, Lybie, Syrie, Liban, Somalie, Soudan fait partie des plans du Nouvel Ordre Mondial» dit la présentation de la vidéo de Clark. Le titre présentant l’intervention est «un plan pour prendre le contrôle du Moyen-Orient avant fin 2012», selon une chronologie complètement fausse qui fait se demander si l’entremetteur entend bien ce qu’on entend, ce qu’on traduit et ce qu’on lit puisque Clark parle en 2007 d’une information qui lui est donnée en octobre 2001 pour la conquête, à partir de cette date, de “sept pays en cinq ans”, c’est-à-dire affaire bouclée en 2007).
En fait de montrer un plan de conquête du monde parfaitement mis au point, Clark montre surtout et essentiellement, en quelques phrases frappantes, l’extraordinaire confusion régnant au Pentagone en septembre et octobre 2001, après 9/11, avec la nécessité de “faire quelque chose” c’est-à-dire n’importe quoi, avec la décision d’attaquer (l’Irak puis le reste) selon une remarque d’un des interlocuteurs de Clark (un officier travaillant au Pentagone), présentant la logique que “lorsque vous avez un marteau-pilon, n’importe quel problème doit devenir une mouche qu’il faut écraser” (traduction-interprétation à notre façon, qui rend l’esprit de la chose). Donc, la véritable révélation qu’apportait Clark concernait bien la totale impréparation et la grotesque confusion du Pentagone devant l’attaque, ce qui a été amplement vérifié, amplifié et re-démontré à plusieurs reprises depuis. Les deux extraits de son intervention ci-dessous (on peut voir la traduction en français sur le DVD) en portent témoignage, ou bien c’est refuser de lire... Alors et après tout, il suffit d’affirmer que, de toutes les façons, les USA dominent le monde complètement et pour l’éternité, sans même que nous nous en apercevions et il n’est d’ailleurs pas nécessaire que nous nous en apercevions, – argument suprême, qui devient très en vogue ces derniers temps...
Clark décrivant le Pentagone ... «I knew why, because I had been through the Pentagon right after 9/11. About ten days after 9/11, I went through the Pentagon and I saw Secretary Rumsfeld and Deputy Secretary Wolfowitz. I went downstairs just to say hello to some of the people on the Joint Staff who used to work for me, and one of the generals called me in. He said, “Sir, you’ve got to come in and talk to me a second.” I said, “Well, you’re too busy.” He said, “No, no.” He says, “We’ve made the decision we’re going to war with Iraq.” This was on or about the 20th of September. I said, “We’re going to war with Iraq? Why?” He said, “I don’t know.” He said, “I guess they don’t know what else to do.” So I said, “Well, did they find some information connecting Saddam to al-Qaeda?” He said, “No, no.” He says, “There’s nothing new that way. They just made the decision to go to war with Iraq.” He said, “I guess it’s like we don’t know what to do about terrorists, but we’ve got a good military and we can take down governments.” And he said, “I guess if the only tool you have is a hammer, every problem has to look like a nail.”
»So I came back to see him a few weeks later, and by that time we were bombing in Afghanistan. I said, “Are we still going to war with Iraq?” And he said, “Oh, it’s worse than that.” He reached over on his desk. He picked up a piece of paper. And he said, “I just got this down from upstairs” — meaning the Secretary of Defense’s office — “today.” And he said, “This is a memo that describes how we’re going to take out seven countries in five years, starting with Iraq, and then Syria, Lebanon, Libya, Somalia, Sudan and, finishing off, Iran.” I said, “Is it classified?” He said, “Yes, sir.” I said, “Well, don’t show it to me.” And I saw him a year or so ago, and I said, “You remember that?” He said, “Sir, I didn’t show you that memo! I didn’t show it to you!”»
Il est clair à la lumière de ces diverses péripéties que Clark est resté ce général, puis général à la retraite, dont la hiérarchie militaire et les milieux maximalistes-hystériques type-neocon se méfient. Cela ne l’a pas empêché de “faire des affaires” ici et là (en Ukraine comme conseiller de Kiev-la-folle pour quelques semaines, ou bien dans les milieux de l’armement), alors qu’il resterait plutôt proche du clan Clinton (où là aussi, avec Hillary, règne l’hystérie, mais colorée d’un “progressisme” de bon aloi). Ce que nous voulons dire par là, c’est que Clark, tout en restant américaniste bon teint, c’est-à-dire dans le Système, se distingue en général par une vision, au moins pour la conviction affirmée dans le cadre du système de la communication, qui se colore de certaines préoccupations libérales (progressistes) et de certaines positions de principe formaliste renvoyant à certaines conceptions de liberté civique qui restent structurelles dans le système de l’américanisme, – comme en témoigne justement Hussain.
C’est dire encore combien nous jugeons complètement déphasée et marquée de l’obsession complotiste-invertie, – c’est-à-dire, dans le chef de certains antiSystème, l’obsession du complot développé par le Système, – la présentation de l’intervention de Clark que développe (le 21 juillet 2015) le site WSWS.org. Clark y apparaît comme le “messager” d’un projet (les camps d’internement pour les suspects et pour ceux-qui-pourraient-devenir-suspects) “largement discuté au sein de l’‘État profond’”, ou encore comme “une illustration terrifiante de la pensée développée au sein de puissantes fractions de l’establishment de la direction US”. Le commentaire va même jusqu’à en faire le futur “ministre” d’une future “présidente Clinton”, à qui reviendra le grand honneur de mettre en place sa proposition de “‘ségrégation de masse’ (et d’internement) des dissidents”...
«Clark’s insistence, moreover, that such measures remain in force “for the duration” of Washington’s temporally and geographically limitless “global war on terrorism” amounts to advocacy of the permanent imprisonment of individuals deemed guilty of no actual crime, but merely being “radicalized” and “disloyal.” These are not the ravings of some television talking head or military crackpot. Coming from a figure of Clark’s pedigree, such comments necessarily reflect views widely discussed within the US state.
»In both the 2004 and 2008 presidential campaigns, Clark was considered among the Democratic Party’s leading contenders. He would likely have gained a senior position in the Obama administration had he not backed Obama’s Democratic rival Hillary Clinton after dropping out of the 2008 primary campaign. His role as a high-profile supporter of Hilary Clinton’s latest presidential bid suggests, however, that Clark’s political ambitions have only been placed on hold. Under a Clinton presidency, Clark could well get the chance to implement his proposals for mass “segregation” of dissidents.
»Preparations for the sort of measures advocated by General Clark are clearly well advanced. In recent weeks, as videos shot in locations from Arizona to New York show, US military units have conducted training exercises, practicing military internment and crowd control techniques at mock internment camps, with military personnel posing as detainees.
»Clark’s statements, made last Friday on the major cable news outlet MSNBC, have been met with total silence from the corporate-controlled media, failing to receive even a passing reference in the pages of the New York Times, Washington Post, or the Wall Street Journal. This silence in the face of an open call for internment of domestic political opponents, issued by one of the country’s leading political generals, underscores the fact that the entire political and media establishment has decisively broken with centuries-old bourgeois democratic norms. The media silence will no doubt serve to encourage forces within the US military and intelligence apparatus to intensify the drive toward dictatorship...»
Alors que faire de Clark dans cette occurrence ? Si nous nous attardons à ce cas, c’est parce qu’il nous semble très significatif, notamment par la personnalité de l’homme, notamment par les péripéties très significatives qu’on a rapportées à son propos, notamment par les interprétations qui en furent faites et qui persistent. Tout cela permet de mettre en lumière la faiblesse épuisante, et particulièrement faussaire pour la compréhension de la situation, de cet incessant “bruit de fond”, ce tintamarre extraordinaire de rumeurs, ce torrents de révélations à propos de complots sans nombre (des USA, cela va sans dire), de conquêtes mille fois faites et refaites (des USA, cela va sans dire), d’hégémonie(s) sans cesse réaffirmée(s) (des USA, cela va sans dire), à mesure qu’on ne cesse de reculer et de s’effondrer ; tout cela, à son tour, répondant finalement aux phantasmes multiples et sans fin d’une raison-subvertie devenue folle à force de ne rien comprendre par ses seules et brillantes capacités du grand et furieux Mystère qu’est aujourd’hui la situation du monde, – ditto, la Grande Crise de l’effondrement du Système.
Des complots, certes, il n’y en a jamais eu autant, et des projets de conquête du monde, et des affirmations d’hégémonie, jamais autant également ; et jamais autant les complots, les conquêtes du monde et les hégémonies à répétition n’ont été des actes aussi manqués, des références aussi vaines, des explications aussi faussaires, aussi grotesques, aussi contraires aux diverses vérités de situation, aujourd’hui où le sapiens ne contrôle plus rien et où partout le désordre règne en maître absolu.
...Et, par conséquent, nous répétons notre question : “Alors que faire de Clark dans cette occurrence ?”
Les remarques de Murtaza Hussain ont toutes leurs valeurs. Il est très fondé de s’interroger sur cette intervention du général Clark par rapport à ce qu’il dit d’habitude, ses conceptions, etc. Sa proposition d’interner les personnes “radicalisées” ou pouvant “se radicaliser” est particulièrement extrême et radicale elle-même. Elle rappelle l’internement arbitraire des citoyens US d’origine japonaise (autour de 100 000) durant la Deuxième Guerre mondiale du seul fait de cette origine, qui reste un acte de type autoritaire, policier et dictatorial particulièrement odieux en soi, et encore plus selon les normes US qui ne doivent pas être trop bousculées pour la bonne marche du Système. (Cette action infâmante de Franklin Delano Roosevelt, l’une des icônes des libéraux-progressistes qui était à peu après aussi “démocrate” dans son comportement pendant la guerre que le fut Lincoln pendant la guerre de Sécession, est justement et régulièrement dénoncé comme tel et a suscité une campagne importante de “repentance”. Néanmoins, on observera que le cadre de la Guerre de Sécession ou de la Deuxième Guerre mondiale est une affaire plus sérieuse pour la sécurité nationale que la mythique “guerre contre la terreur” qui accable nos psychologies depuis 15 ans.)
Plus encore, le fait de parler de “radicalisation” est encore plus pervers (que le cas des citoyens US d'origine japonaise) dans la mesure où la référence est extraordinairement extensible et soumise à interprétation ; comme l’écrit Hussain, en renvoyant à un document à cet égard, «That radicalization itself is a highly amorphous and politically malleable concept only makes this [Clark’s] proposal more troubling.» Effectivement, le cas du général Clark devient “troublant”. Il nous semble alors fondé d’avancer l’hypothèse psychologique, le “cas du général Clark” devenant démonstration et exemple d’une situation de plus en plus courante, bien plus qu’une exception inexplicable.
Il s’agit de l’hypothèse de la “fatigue psychologique”, que nous évoquons souvent. Nous voulons dire par là que c’est la “fatigue psychologique” qu’engendre le climat général de la Grande Crise avec les diverses politiques insensées qui sont développées dans le cadre de la politique-Système, avec le désordre général des situations, la confusion évidente des références qui s’ensuit, la banalisation des extrêmes et des choses exceptionnelles (le plus souvent dans le plus mauvais sens), cette “fatigue psychologique” qui toucherait de plus en plus les esprits, les affectant de diverses façons, les privant de l'exercice complet de la logique, les poussant à des conclusions et à des jugements qui débordent du cadre habituel de leurs références. Il s’agit pour nous-mêmes, justement, d’une référence fondamentale pour expliquer le déroulement de la Grande Crise, et le comportement des sapiens, particulièrement des élites-Système et des directions politiques.
Cette “fatigue psychologique”, qui pourrait être également vue comme une sorte de “fatigue-Système“ (elle s’exprime après tout également par l’extension foudroyante des dépressions, des troubles bipolaires, des névroses, des burn-out, etc., partout dans notre environnement social et professionnel), pourrait fournir l’explication de la démarche intellectuelle, totalement subvertie, d’un homme d’habitude d’opinion plus mesurée, sinon hostile au type de propos qu’il tient, arrivant à la conclusion, à partir d’un incident comme celui de Chattanooga, qu’il est nécessaire de créer une sorte d’ensemble dont le principe rejoint celui du système concentrationnaire en général dont on connaît les conditions et les normes d’application... Bien entendu, on comprendra aisément que cette “fatigue-Système” affectant la psychologie n’épargne guère non plus les esprits qui se jugent eux-mêmes antiSystème selon leur propre référence, qui poursuivent inlassablement le complot qui nous donnera l’explication finale ou l’hégémonie qui nous procurera la solution finale.
Nous rejoignons un aspect fondamental de notre thèse qui est développée dans La Grâce de l’Histoire, concernant la “fatigue psychologique“ qui, au XVIIIème siècle, épuisa la pensée des élites de notre civilisation, surtout en France, et ouvrit la voie au “déchaînement de la Matière”, et alors notre époque serait une répétition de l'épisode, en beaucoup plus accéléré, et selon des signes d'affrontement et des issues probables différentes. Nous reviendrons rapidement sur cette question d’une façon beaucoup plus spécifique et saluerons à cette occasion le commentaire d’un lecteur (*) qui suggérait une analogie allant dans le sens que nous décrivons en rapprochant heureusement l’idée de “fatigue” du concept de “matière”.
(*) “Eric B.”, le 14 juillet 2015 (“A propos de la matière”), en commentaire du texte sur “le massacre de juillet et le temps de la peur” du 13 juillet 2015 : « Pour un physicien, elle peut être baryonique, noire, exotique, etc.. Pour un comptable, c'est du pognon, de l'oseille, du flouze, de la fraîche... Pour un sapiens, cela devrait être, d'abord et avant tout, quelque-chose de vivant... Comme la fatigue?...»
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