Notes sur les technologies et les principes structurants

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Notes sur les technologies et les principes structurants

Après notre Faits & Commentaires du 4 septembre 2009, nous reprenons ici quelques commentaires de lecteurs demandant des éclaircissements ou offrant une contestation. Notons d’abord que nombre d’éléments des réponses qu’ils cherchent peuvent être trouvés dans divers textes présents sur le site, ayant rapport avec les problèmes évoqués. Citons notamment, entre de très nombreux autres (tapez “souveraineté”, “technologies”, “Rafale”, “JSF” dans notre modeste moteur de recherche…):

• Le 10 décembre 2002: «Le JSF post-9/11».

• Le 29 avril 2004: «Les technologies de souveraineté: usage et utilité en temps de crise».

• Le 6 avril 2004: «Une question souveraine»

• Le 22 septembre 2007 : «Rafale et paroles de ministre».

• Le 10 décembre 2007: «Une mission par tous les temps».

Questions en attendant des réponses

Pour autant, nous nous attachons à nouveau à l’un ou l’autre des domaines évoqués dans ces articles, à partir de questions de lecteurs portant notamment sur l’“intégration” et sur “la quincaillerie”. Citons une question ou l’autre sur ces domaines et vaticinons. (Ces questions, se trouvent sur le Forum de l’article déjà cité du 4 septembre 2009.)

• Par exemple, Mr. Stephane Eybert (que nous remercions par ailleurs pour sa constante attention à nous signaler des coquilles éparses dans nos textes): «Vous dites: “l’armement français, beaucoup plus efficace et intégré que l’armement US”. […] Qu'entend-on par là? Quelle est cette intégration?»

• Sur la “quincaillerie”, mot passe-partout dont nous usons parfois, on trouve diverses interventions dans le même Forum. Elles vont d’appréciations critiques à des demandes d’explication.

On a observé que le texte (sur la France, le Brésil et la Russie) auquel nous nous référons envisage la question de la technologie d’un point de vue très spécifique. Les références sont celles de valeurs et principes politiques et historiques que nous qualifions de “structurants”, c’est-à-dire, cela va de soi, adversaires du courant déstructurant qui constitue la force centrale de la crise actuelle, tant par sa pression offensive, que par la propre crise fondamentale du système qui la suscite. Ainsi les technologies sont-elles envisagées d’une façon fort complexe et souvent paradoxale, non pour leur valeur per se, mais parce qu’elles existent et qu’elles peuvent amener des effets paradoxalement (c’est-à-dire contraires à leur destination originelle) structurants.

La question opérationnelle

On a compris que le thème du texte qui suscite ces réactions n’est certainement pas la puissance militaire. Nous mentionnons à propos de la technologie militaire avancée, ce qui gêne un de nos lecteurs : “le poids de son coût et l’inutilité fondamentale de son usage dans le monde guerrier d’aujourd’hui”. Nous n’en retirons pas un mot, évidemment. Toutes les démonstrations militaires citées en sens contraire n’ont pour nous aucune valeur démonstrative parce qu’elles concernent des situations créées par ces technologies, pour faire la promotion de l’usage de ces technologies et ainsi de suite. Certes, voici un Marine encerclé par 40 talibans répertoriés à la sortie d’un village afghan, qui voit intervenir un JSF (l’histoire se passe en 2035, le JSF vient d’entrer en service); le JSF volatilise les 40 talibans répertoriés mais aussi la moitié du village avec 150 civils – ce Marine-là n’est pas mécontent et America the beautiful respire. Nous, nous ne sommes pas convaincus de l’efficacité de la démonstration. On aurait pu faire aussi bien, c’est-à-dire beaucoup mieux et pour beaucoup moins cher, et avec moins de destruction et de souffrances humaines; par exemple avec un vieux Skyraider, ou bien en étant assez malin pour ne pas aller en Afghanistan faire la démonstration de la force technologique que Rumsfeld nous a offerte à l’automne 2001 (les exigences de la technologie jouent un leur rôle fondamental dans ces conflits).

C’est une rengaine, lorsqu’on parle du “monde guerrier d’aujourd’hui”, qui est ce qu’il est. Les références font florès: l’usage des vieux T-6 et T-28 à hélices en Algérie en 1954-1962, et nullement des Mistral, des Mystère II et IV, des Vautour à réaction en service alors; l’usage des vieux Skyraider à hélices au Vietnam avant de faire venir les énormes Phantom qui cassaient tout, etc.

Par contre, l’usage des technologies avancées dans ces conflits qui ne sont pas faits pour elles — déloyauté de l’adversaire, indeed – crée des conditions déstructurantes épouvantables. (A nouveau notre référence: lisez la description non militaire, mais sociale et psychologique, de l’attaque en Irak par Noami Klein dans La stratégie du choc. Cela laisse pantois.) Des pays sont littéralement détruits comme on déstructure la substance même de la chose, ainsi que leurs traditions, leurs cultures, leurs structures sociales et les psychologies de leurs citoyens, le tout conduisant à des révoltes type G4G et à des enlisements mortels pour les possesseurs des hautes technologies. Enfin, les exemples ne manquent pas! Tous conduisent au renforcement sans fin du désordre déstructurant.

Nous ne voyons qu’une seule vertu concrète utile aux hautes technologies dans l’armement aujourd’hui, telles qu’on les envisage de façon conformiste (dito, déstructurante): elles devraient parvenir à détruire le Pentagone de l’intérieur. Ce sont les plus rusées des termites déstructurantes – braves bêtes, au fond.

L’espace des principes fondamentaux

Alors, pourquoi s’attacher à le vente possible de Rafale au Brésil et le reste? Nous revenons à notre question de la souveraineté nationale et de l’identité. Par exemple, lisez ou relisez ce que nous disions, le 10 décembre 2007, de la seule mission aérienne qui, à notre sens, mérite effectivement l’usage des hautes technologies («Une mission par tous les temps»). Il s’agit de la mission de défense aérienne, mission structurante par essence, parce qu’elle affirme la souveraineté nationale, donc l’identité, et se garde de “projeter” une force déstructurante hors de l’espace de cette identité. Dans ce cas, les hautes technologies ont leur place, en donnant tout son crédit à une mission qui, par essence, échappe aux avatars de la G4G puisqu’elle assure la défense de la souveraineté d’un espace fixe et légitimé dont justement la G4G est finalement la promotrice.

Il s’agit de l’extension de cette idée. Les hautes technologies assurent une puissance inutile et déstructurante pour les conflits extérieurs que nos folies engendrent aujourd’hui; elles donnent une puissance utile et structurante à l’instrument, à la mission, à l’affirmation de l’espace souverain et identitaire. Dans ce cas, la puissance est utile (le cas étant tranché du rapport d’efficacité de la chose puisque, de toutes les façons, ces technologies existent). Tout ce qui est structurant, tout ce qui affirme l’identité, protège la souveraineté et construit la légitimité, tout cela est bel et bon.

Dans le cas de la France, l’exemple est parfait. Cette nation (la“Grande Nation”) est, par son histoire et sa tradition, l’archétype de la recherche structurante de l’identité, de la souveraineté et de la légitimité. Tout cela a été renouvelé par de Gaulle, qui n’a fait que poursuivre et réaffirmer une tradition. Tous ces principes n’ont de valeurs qu’en ce qu’ils sont appliqués universellement. (Par essence, on ne peut affirmer son identité si on nie celle des autres.) La France, pour se renforcer, a intérêt à renforcer le principe de la souveraineté, de l’identité, etc. – par conséquent, aussi bien chez les autres que chez elle, puisque ces principes sont universels. Par conséquent, les exportations françaises sont, par leur libéralité, porteuse pour l’importateur de souveraineté et d’identité pour lui-même (la remarque de Lula : «France has shown itself to be the most flexible country in terms of transferring technology, and evidently, this is an exceptional comparative advantage»)

L’on comprend enfin que, lorsque nous parlons de “quincaillerie” à propos de tout cela (Rafale, JSF, etc.), c’est parce que nous envisageons ces systèmes dans le cadre d’une réflexion sur des principes. Ce n’est pas, dans ce cas, porter un jugement sur la “quincaillerie”; c’est mesurer son utilité ou sa nocivité par rapport à ces principes… On comprend, à cet égard que, quincaillerie pour quincaillerie, le JSF est aussi déstructurant que le Rafale est structurant, à cause de l’attitude, des méthodes, des perceptions des pays qui exportent ces deux pièces de quincaillerie.

La question de l’intégration

Tout cela nous conduit enfin à la question ultime, chronologiquement, de l’intégration. (Mr. Stephane Eybert: «Vous dites: “l’armement français, beaucoup plus efficace et intégré que l’armement US”. […] Qu'entend-on par là? Quelle est cette intégration?»)

D’abord, le fait opérationnel. Nous nous rappelons une conférence discrète, à Bruxelles, au cours de laquelle un ancien chef d’état-major de l’Armée de l’Air avait expliqué comment les Français étaient les seuls à opérer à leur convenance durant la guerre du Kosovo (1999). (Même si, bien sûr, ils s’inséraient dans des plans de guerre généraux.) Tous les autres étaient pieds et poings liés aux Américains, lesquels se bagarraient entre USAF et Navy, USAFE, USAREUR et VIème Flotte pour se coordonner. La France était intégrée en elle-même, selon ses principes, les autres étaient “dés-intégrés” en une soumission à un centre lui-même déstructuré et déstructurant. Le cas de l’intégration, dans ce cas, est le meilleur point de rencontre possible entre autonomie (indépendance), coordination et capacités (dans cet ordre d’importance). Cette recherche existe, en France, à tous les échelons, aussi bien des grandes unités, des armées, etc., que des systèmes les plus simples. C’est la rencontre d’une psychologie et d’une politique naturelle fondée sur la dimension régalienne. Depuis de Gaulle et la réaffirmation de cette politique, c’est une nécessité.

(Dans le cas américaniste, la situation est complètement inversée à cause de l’absence de la dimension régalienne (intérêt supérieur nécessairement intégrateur) au profit des intérêts particuliers. Cette situation existe même entre les armes, d’une façon structurelle, malgré les nécessités opérationnelles, et elle perdure aujourd’hui malgré la constante opération de communications sur les vertus du jointness puisqu’elle est consubstantielle à l’esprit et à l’organisation de l’américanisme. Il y a l’exemple, qui devrait être fameux, de la technologie furtive restée l’exclusivité de l’USAF par refus de l’USAF d’en partager les secrets, jusqu’à conduire à la catastrophe du programme A-12 de la Navy, liquidé en janvier 1991 après une dépense de $5 milliards et au prix d’une crise profonde dans l’équipement aéronaval de l’U.S. Navy. On peut en lire là-dessus, dans un texte du 22 juillet 2005 sur ce site. Il y a cette citation du livre de James P. Robinson, The $5 Billion Misunderstanding: «One reason the Navy spent so much money and suffered development delays that postponed the A-12’s first flight was the air force’s complete unwillingness to share the lessons it had learned in developing the F-117 and the B-2. Its obstinacy in refusing to share informations was designed to fulfil its post-World War II claims that aircraft carriers were an uneccesary expense because bombers could perform the same mission. Because the air force, like all services, sees its missions primarily as achieving dominance through budget share, it was successful in taking the deep strike mission from the U.S. Navy and is not likely to return it.»)

On voit évidemment combien les situations opérationnelles que nous avons décrites plus haut renvoient aux principes que nous avons évoqués et tentés de définir, combien elles les renforcent, combien elles en sont nécessairement issues, etc. C’est un constant renforcement réciproque. Cette conception intellectuelle, opérationnelle et technologique de l’armement conduit évidemment, par simple logique, à accentuer une démarche intégratrice des caractéristiques fondamentales qu’on a détaillées (souveraineté, identité, légitimité), qui constituent alors le cadre naturel de fonctionnement des systèmes.

La question fondamentale

Ce qui nous paraît fondamental, dans ce cas comme dans tous les cas précédents, c’est l’établissement d’un lien entre les processus mécaniques des technologies et les caractéristiques intellectuelles, voire spirituelles, des principes structurants qu’on cite. C’est le point de vue que nous privilégions dans nos analyses. Cela n’est certainement pas magnifier (dans un cas) et condamner (dans un autre) les technologies pour elles-mêmes (ce n’est pas ici le débat); c’est, puisqu’elle existent et circulent, tenter d’en faire le meilleur usage possible en fonction de principes que nous jugeons essentiels de réaffirmer et de renforcer dans l’affrontement général de notre crise de civilisation, entre courants déstructurants et courants structurants.

Nous croyons fermement qu’il s’agit là – structuration contre déstructuration – de l’enjeu suprême de cette crise de civilisation. Les conflits apocalyptiques dont nous menacent périodiquement les perroquets idéologues rétribués par le complexe militaro-industriel, et à la lumière desquels on juge en général de l’intérêt des technologies, constituent des arguments déstructurants de retardement en plus d’arguments de marketing pour les technologies. C’est à partir de ces différentes références, avec leurs valeurs fermement établies et les enjeux justement mesurés, en distinguant la hauteur du sordide et la droiture de l’imposture, qu’il faut développer notre jugement.