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1453A de nombreuses reprises ces derniers temps, dans nos notes, Faits & Commentaires et autres, revient la question qui ne cesse de nous agiter: mais comment en sont-ils arrivés là? Comment un système comme celui de l’américanisme peut-il en arriver à faire dépendre le sort du budget FY2010 du Pentagone (autour de $650 milliards), l’éventuelle et incertaine “réforme” du Pentagone par Robert Gates, les relations du Congrès avec le président évoluant vers le paroxysme d’une menace de veto très agressif, et par conséquent peut-être même la position d’influence du président vis-à-vis du Congrès, d’une poignée d’avions de combat F-22? (7, 12, peut-être 20, ou bien zéro, pour l’instant pour une somme maximale d’un peu plus de $350 millions dans le budget FY2010). Il y a là un signe convainquant de la décadence du système.
Comment en est-on arrivé là, et pourquoi? Nous tentons de répondre succinctement à cette question, et aux vastes implications qu’elle implique.
Le F-22, alias ATF (Advanced Technology Fighter) de 1981 à 1992, est un programme de supériorité aérienne, voire de domination aérienne, développé selon les conceptions maximalistes de la Guerre froide. Parmi les diverses innovations qu’il intègre, la technologie furtive est celle qui bénéficie de la plus grande promotion. L’avion est un monstre de puissance, bien dans les habitudes de l’USAF.
Sa dégradation a suivi le cours normal des habitudes du Pentagone, multiplié par les interventions incertaines du pouvoir politique après la fin de la Guerre froide. (Abandonne-t-on le programme? Le poursuit-on en le ralentissant? Réduit-on la commande prévue? Etc.) Le résultat fut des demi-mesures accentuant le pire de toutes les situations, multipliées par les innombrables difficultés, jusqu’à des blocages inquiétants, marquant le développement des avions de la génération actuelle (comptabilisée “5ème”, à partir de la génération des avions à réaction subsoniques de l’immédiat après-guerre). Avec des avions type F-22 (et, plus encore, le F-35), la technologie, notamment électronique avec l’intégration des systèmes et leur programmation logicielle, se trouve confrontée aujourd’hui à des situations proche de l’impasse impliquant des questions de l’ordre de la philosophie des techniques, qu’on pourrait rassembler sous la question de la “fin dernière” de la technologie.
De demi-mesure en demi-mesure de programmation, on passa de 750 ou 648 exemplaires de l’ATF devenu F-22 après une compétition (avec le YF-23 de Northrop), à 381, puis à 183/187 exemplaires, d’un prix nominal officiel de $37 millions l’exemplaire en 1986 à un prix situé quelque part entre $160 millions et $350 millions l’exemplaire aujourd’hui (fourchette assez poétique, mais ainsi vont les évaluations des prix). Il n’y a eu, jusqu’en 2007-2008, aucune cohérence stratégique, aucune politique précise dans le développement et les à-coups de production de l’avion. Les décisions de réduction répondaient à des impératifs budgétaires et bureaucratiques. Les 183/187 exemplaires achèveront d’être livrés en 2010, le F-22 étant en service/IOC (Initial Operational Capability) depuis 2003-2004.
La situation du F-22 passe du statut de l’incohérence à celui de la polémique avec l’arrivée de Robert Gates au Pentagone, le 8 novembre 2006. Pour des raisons diverses, certaines que nous devinons personnelles, d’autres que nous jugeons liées à des conceptions doctrinales qui font peu de place à la puissance aérienne, le sentiment de Gates pour le sujet qui nous intéresse s’est concrétisé en un peu plus d’une année en une profonde hostilité à l'encontre de l’USAF. La chose fut alimentée, par ailleurs, par les balourdises, les erreurs, etc., de l’USAF. Cette hostilité se manifesta par la liquidation brutale de la direction de l’USAF, chef d’état-major et secrétaire à l’Air Force (le 5 juin 2008), et son remplacement par une direction formatée sur mesure (Schwartz-Donley); elle fut exacerbée par l’affaire du KC-45 (juin-août 2008), où l’USAF éleva son incompétence de gestion à un niveau digne d’un des beaux-arts.
A côté de cette démarche anti-USAF, Gates entretenait un projet de grande réforme du Pentagone. Dès juillet 2008, il était conclu avec l’équipe Obama qu’il pourrait éventuellement rester en fonction en cas de victoire démocrate aux présidentielles, et lancer sérieusement sa réforme. Dès lors, Gates, quoiqu’en activité, fut en réserve de la Grande République.
La rencontre de ces deux constantes de Gates, – sa vindicte anti-USAF et sa volonté de réforme, – se focalisa sur un point: le F-22. Le chasseur était le symbole de la puissance de l’USAF, et la direction liquidée en juin 2008 l’avait été notamment à cause de son activisme auprès du Congrès, non autorisé par Gates, pour tenter de quasiment ressusciter le F-22 en prolongeant la production au-delà de 183/187, mais tout de même avec un objectif modeste (243 exemplaires) qui n’impliquerait nullement une explosion budgétaire. Le F-22 était bien le symbole de cette USAF que déteste Gates, mais aussi le symbole de ces programmes inutiles “hérités de la Guerre froide”, selon ses propres idées de réforme.
…Mais, d’ores et déjà, à l’automne 2008, le programme F-22 n’existe plus en tant que tel. Il est arrivé, à quelques mois près, au bout de ses 183 exemplaires (ou 187, finalement) et rien n’est prévu au-delà. Semblant jouer au bon prince, Gates laisse la porte ouverte à son éventuelle relance par la prochaine administration. Jolie manœuvre: quand il dit cela, Gates sait que c’est à lui-même qu’il laisse le choix de relancer le F-22, alors qu’il sait déjà qu’il ne le relancera pas. Mais il compte sur l’“effet d’annonce”: annoncer l’abandon d’un programme qui est le porte-drapeau de l’USAF et des grands programmes de la Guerre froide, dispendieux et inutile! On en oublierait que cela n’enlève pas un dollar au budget puisque le F-22 n’est plus programmé, – et on l'oublie d'ailleurs, en général.
Le problème, qu’on jugeait au départ comme une habileté, est effectivement que Gates va liquider un programme qui n’existe plus. Sa décision ne va pas être, contrairement à ce qu’il affirme: j’abandonne le programme F-22; mais bien différemment: je ne relance pas le F-22 qui est déjà mort. Curieux exemple de réforme passant par une réduction des dépenses, en supprimant un programme qui n’existe plus et en écartant une allocation qui n’est pas dans le budget.
En réalité, l’année 2008 fut l’année, non de l’agonie d’un programme qui est de toutes les façons au terme de sa vie de production (le F-22), mais l’année du calvaire d’un programme (le JSF) qui se bat pour exister d’une façon exclusive puisqu’il est prévu que lui seul, au bout du compte, existera. Toutes les années du JSF, sont, depuis 2002-2003, des années de calvaire pour ce programme aussi ambitieux qu’une usine à gaz, aussi “too big to fail/to fell” qu’un vulgaire Lehman Brothers. Le JPO (JSF Program Office) et LM (Lockheed Martin) vivant dans la hantise perpétuelle d’on ne sait quelle embuche, inventèrent donc, dans l’année 2008, la concurrence entre le JSF (alias F-35) et le F-22. Le raisonnement était simple: cette concurrence implique une compétition, et qui dit “compétition” dit qu’il y a un vainqueur, dont la position est ainsi réaffirmée et renforcée. Il suffirait de “tuer” le F-22 pour assurer la survie du F-35. Assez curieusement, personne ne nota qu’on allait “tuer” un programme d’ores et déjà agonisant (et “sauver” un programme que personne ne menace mais qui semble être lui-même sa propre menace)…
Le JSF fut “vendu” à Robert Gates selon les mêmes arguments qui firent le bonheur éphémère de McNamara, secrétaire à la défense en 1961, et de son projet TFX (futur et catastrophique F-111): “jointness”. Un seul avion assurant les besoins des trois services disposant d'une aviation de combat aérien, – l’USAF, la Navy et le Marine Corps. McNamara avait imposé la formule-miracle qu’un seul avion pour deux ou trois services divise par deux ou trois la facture qu’on devrait payer si les deux ou trois services avaient chacun leur avion. McNamara se brisa les dents sur cette formule-miracle impliquant une mathématique simple qui n’est pas dans les us et coutumes du Pentagone. Passons.
Passons et revenons à l’essentiel: la boulimie angoissé du JSF/F-35 compléta effectivement la fable du F-22. Non seulement, commença-t-on à proclamer en décembre 2008-janvier 2009, non seulement le F-22 existe toujours mais, en plus, il menace le F-35. Cette fois, la messe était dite.
Ainsi commença-t-on à mesurer, au long du printemps 2009, dans les médias alternatifs et les rumeurs, combien s’était installée la fiction de l’affrontement entre le F-22 et le F-35. A ce compte, l’enjeu devint colossal. La fable n’était plus seulement : “j’abandonne le F-22 parce qu’il faut réformer le Pentagone et réduire les dépenses inutiles”, mais également: “j’abandonne le F-22 parce que, en plus, il menace le F-35.” De tous, c’est l’argument le plus important dans la bataille interne du Pentagone et du Congrès.
Ainsi le JSF a-t-il assuré la résurrection du F-22, parce qu’en établissant cette fiction de l’affrontement, on conviait certains à envisager effectivement l’idée que le F-22 pouvait être poursuivi en tant que programme actif, et donc à comparer les mérites respectifs des avions; or, à ce compte le F-35 est loin de faire l’affaire. De ce point de vue-là, le F-35 soi-disant renforcé par la “concurrence” avec le F-22, risquait d’être tragiquement déforcé par la comparaison. Depuis, des affirmations étonnantes ne cessent d’être posées, concernant essentiellement et précisément le F-35, qui devient une sorte d’avion de science-fiction comme on en acclamait la venue prochaine, dans les bandes dessinées des années 1950.
…Exemple de l’offensive de relations publiques, le F-35 est devenu l’avion de combat dont la puissance et l’habileté suppriment la notion même de combat, qui peut tirer ses missiles en arrière et dont le pilote peut voir au travers de la propre structure de son avion: «However, according to Northrop Grumman, which supplies major sensor systems on the F-35, “maneuverability is irrelevant” for the F-35. The AN/AAQ-37 Distributed Aperture System, which projects a 360-degree image of surrounding air and terrain on the F-35 pilot’s helmet visor, helps the pilot see and target air and ground threats with high fidelity. It eliminates the need for night vision goggles, which have limited field of view and must be compatible with cockpit lighting. With the DAS, the F-35 pilot can literally look “through” the airframe structure—even beneath the aircraft—and shoot at targets that aren’t in front of him. Air-to-air missiles can actually be fired at targets to the rear. According to Northrop Grumman, instead of having to slug it out in a turning battle, “the F-35 simply exits the fight, and lets its missiles do the turning.”» (Air Force Magazine, du 1er juillet 2009.)
Ces étranges aventures ont produit un effet non moins étrange. Les parlementaires qui, contrairement à la mauvaise réputation qu’on leur fait aujourd’hui, ne s’intéressaient plus guère au F-22 en 2008, ont fini par être convaincus. Puisque l’administration Obama veut tuer le programme F-22 et présente cette décision comme si importante, c’est alors que le F-22 existe encore et il faut s’y intéresser selon les coutumes du Congrès (emplois, subventions, etc.).
Il fallut un certain temps pour que la crise se noue. L’annonce par Gates, le 6 avril, de l’“abandon” du F-22 (dans le cadre du budget FY2010 du Pentagone) ne provoqua guère de réactions; jusqu’à la décision (le 16 juin), vécue comme une “surprise” épouvantable, de la sous-commission pour les forces aériennes et terrestres du Représentant Abercrombie, de la Chambre, de mettre dans sa version du budget FY2010 du Pentagone une commande d’une vingtaine de F-22 supplémentaires. (Version entérinée le 25 juin par un vote écrasant de la Chambre.) Pourtant le démocrate Abercrombie n’est pas un suppôt du complexe militaro-industriel, c’est même un libéral notoire, connu pour quelques excentricités radicales; disons qu’il fait son boulot de président de sa sous-commission et qu’il estime que mettre tous les œufs dans le seul panier du F-35, programme jusqu’ici catastrophique, n’est pas très sérieux. Quoi qu’il en soit, la décision de la sous-commission d’Abercrombie prit Gates et BHO si fortement par surprise qu’ils dégainèrent aussitôt et sortirent l’“option nucléaire”: un veto (annoncé officiellement le 24 juin) si un seul F-22 de plus est programmé dans le budget du Congrès.
L’on vit alors, en quelques jours, la mobilisation soulever le Congrès. Les parlementaires s’avisèrent que le programme F-22 devait toujours exister puisqu’on se battait autour de lui, donc qu’il fournirait éventuellement des emplois; on voit même, aujourd’hui, le vieux Ted Kennedy, libéral s’il en est et parrain de BHO, soutenir le F-22. Bien entendu, la présentation convenue est que le complexe militaro-industriel, et notamment LM, fait agir ses lobbies. L’objection qu’on devrait faire est que la liquidation du F-22 profite essentiellement au complexe militaro-industriel et à LM puisque son abandon signifie, selon l’hypothèse dialectique favorisée, la sauvegarde du F-35, et qu’il n’y a pas, aujourd’hui, une chose qui soit plus chère aux cœurs de l’un et l’autre que le JSF.
Ainsi sommes-nous aujourd’hui devant une affaire nationale, avec des références opérationnelles et budgétaires extraordinairement disproportionnées, voire fantomatiques, qui dépendent d’une narrative où personne ne semble capable de trouver des appréciations significatives et encore moins définitives. Il faut avoir à l’esprit ce qu’on sait, que l’on parle d’une réforme fondamentale de ce monstre qu’est Moby Dick et que le programme F-22 est devenue le cœur de l’enjeu, – et mesurer ce qu’est le programme F-22 et ce que sont les effets qu’il induit:
• Le programme F-22 n’existait plus sinon à l’état de fin de production. L’intention de l’administration Obama de “tuer” ce programme agonisant ou déjà mort a relancé le débat sur sa relance et créé un étrange parti “pro-F-22”, très hétéroclite.
• Les intentions de le prolonger de ses partisans au Congrès portent, si l’on s’en tient au budget débattu, sur une somme qui affecte 0,05% d’un budget FY2010 qui est en augmentation de 3% par rapport au budget FY2009, qui varie en général de 5% selon les versions de l’administration et du Congrès. Ainsi, une mesure tronquée de 0,05% du budget du Pentagone mettrait en danger ce budget et les relations entre le président et le Congrès.
• L’élimination du F-22 sera vue comme le feu vert donné au JSF (qui n'a pourtant jamais rencontré de feu rouge...), un programme qui doit évoluer entre $300 et $1.000 milliards et qui constitue le programme le plus massivement structurant de la stratégie globale du complexe militaro-industriel. D’autre part, il va exacerber l’appréciation critique du programme JSF, qui a tant de mal à progresser, au Congrès même.
• Au contraire, la survie du F-22, si elle avait lieu, pourrait signifier un ralentissement du JSF forçant, en complément (parce que l’USAF est dans un état pathétique de sous-effectif), à un rééquipement partiel des forces aériennes US avec des modèles (modernisés) de la génération précédente, moins coûteux, qui ont fait leur preuves, etc. (En réalité, si l’on fait les comptes, ce dernier point serait la seule vraie orientation vers une réforme éventuelle du Pentagone.)
La question devient alors: quel est le vrai “programme de la réforme” du Pentagone? Le F-22, avec ses quelques exemplaires en plus, qui permettrait de freiner le JSF pour donner le temps d’évaluer son état et sa gestion, et d’examiner des options alternatives plus raisonnables? Ou le JSF lancé à pleine vitesse, avec tous les risques inhérents pour son développement, qui prétend structurer à cause de la pression qu’il génère la puissance du Complexe vers une stratégie agressive et la confiscation structurelle des forces de nombre de pays alliés pour le demi-siècle à venir?
La situation résultant de cet étrange imbroglio est extrêmement complexe, ambiguë et insaisissable. Le plus curieux de l’aventure, c’est sans aucun doute la façon dont les camps se répartissent, l’extrême difficulté des uns et des autres, de chacun à reconnaître “son camp”.
La chose est avérée parce que l’“affaire F-22”, à cause de sa “dramatisation”, a quitté le seul domaine des spécialistes pour celui des commentateurs politiques dits “généralistes”. Il est évident qu’il est tentant pour nombre d’entre eux de situer l’arrêt du programme F-22 du côté réformiste de l’administration Obama, voire presque dans le camp anti-guerre. De même, ceux qui défendent le F-22 par habitude de soutien aux dépenses militaires, donc à la politique belliciste de l'époque Bush (la “politique de l’idéologie et de l’instinct”), se retrouvent de facto dans une position objectivement concurrente, voire antagoniste du programme JSF, qui est l'archétype absolument incontestable de cette politique.
La querelle n’est ni un montage, ni un complot du Complexe (LM est très mal à l’aise, puisqu’obligé de montrer un certain soutien au F-22 alors qu’il n’a que le JSF à l’esprit). C’est un reflet de l’immense désordre qu’est devenu le Pentagone. Les dirigeants politiques eux-mêmes s’y perdent et se trouvent engagés, contre leur gré, dans des voies de radicalisation politique dont ils ne peuvent mesurer les conséquences.
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