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1791Pour lancer ces Notes d’Analyse, nous allons faire appel à un lecteur, “Philippe”, qui nous interroge en commentaire sur le Forum, ce 17 janvier 2009, d’un Bloc-Notes du 15 janvier 2010, sur un discours d’Hillary Clinton, consacré à la Chine, à l’Asie, etc.
Voici les remarques de “Philippe”:
«“l'existence de l'ennemi semble être une exigence de cette psychologie et de la politique qui l'accompagne”
»D'accord avec vous sur cet étrange besoin US de se faire des ennemis. Pourriez-vous toutefois nous aider à évaluer concrètement la capacité US réelle d'affronter ses chers ennemis sur un plan autre que rhétorique?
»Que la Chine cherche ou non à triompher sans combattre, cela ne tombe-t-il pas “bien” pour les Etats Unis qui ne paraissent pas en état de la combattre sur le terrain, sauf à déclencher des aventures extrêmes.
»Croyez-vous par ailleurs à ce scénario noir et presque apocalyptique de la violente réaction d'orgueil de l'empire affaibli?
»L'histoire, me semble-t-il, montre que les empires fatigués se sont affaissés de diverses manières et quelquefois dans de sinistres craquements mais, sauf erreur, sans jamais renverser l'inéluctable cours de leur déclin.»
C’est bien entendu à propos des relations des USA avec la Chine que nous interpelle notre lecteur, et c’est dans ce champ principalement que nous allons lui répondre, ou tenter de lui répondre. Pour autant, nous aborderons une autre perspective, plus large, car la question chinoise est subsidiaire d’une autre question plus fondamentale, celle de l’Ennemi pour les USA. En matière d’“Ennemis”, les USA semblent inépuisables, dans leur quête, dans leur identification, dans leur mobilisation, dans leur “découragement”…
Justement, attachons-nous à ce mot, déjà entre guillemets, de “découragement”… Le parcours chinois des USA est particulièrement intéressant. En un peu plus d’un an, ils ont effectué un parcours de “relations” avec la Chine qui semble, à la réflexion assez rapide, complètement extraordinaire. Bien entendu, ce parcours est lié à la crise de l’américanisme, plus particulièrement la crise du 15 septembre 2008; mais cette référence conjoncturelle illustre une situation structurelle et fondamentale, qui est celle de la psychologie de l’américanisme, elle-même en crise profonde.
• Rappelez-vous, le 5 décembre 2008, le secrétaire au trésor de l’administration GW Bush Hank Paulson va en Chine. Il s’y fait “réprimander” pour la politique financière suivie par les USA, qui a abouti à la catastrophe du 15 septembre 2008.
• La démarche de Paulson, de l’ancienne administration, fut poursuivie et confirmée par la présente administration, par une visite du secrétaire au trésor Geithner puis une visite d’Hillary Clinton (voir le 23 février 2009), les deux demandant la bonne volonté de la Chine pour soutenir les USA en détresse. Les Chinois répondent qu'ils réfléchissent.
• Entretemps et parallèlement, une deuxième phase avait commencé, d’abord avec un article de Zbigniew Brzezinski dans le Financial Times, en janvier 2009, introduisant la proposition d’un G2, sorte de condominium entre les USA et la Chine. La chose fut ensuite largement commentée (voir notre F&C du 25 avril 2009) et les spéculations allèrent bon train pendant quelques mois.
• La Chine laissa assez vite percer son scepticisme devant cette proposition de G2, à plusieurs occasions. Finalement, le verdict tomba lors de la visite d’Obama en Chine, en novembre 2009. A cette occasion, la Chine repoussa formellement toute idée de G2. (Voir le 19 novembre 2009: «La Chine a décliné la proposition américaine de former un “groupe des deux” (G2), à savoir une alliance politique avec les Etats-Unis, a annoncé l'agence Chine nouvelle, évoquant la position formulée mercredi par le premier-ministre Wen Jiabao lors d'une rencontre avec le président US Barack Obama…»
• C’est clairement et sans la moindre ambiguïté depuis cette réponse que les USA ont adopté une nouvelle attitude, diamétralement opposée, hostile à la Chine, caractérisée par “les tambours de guerre” (voir le 15 janvier 2010) et, plus récemment, l’“affaire Google”, amenant aussitôt une réplique chinoise.
Le moins qu’on puisse dire est que l’affaire fut rondement menée. En un peu plus d’un an, nous passons de l’imploration à genoux, à la proposition abrupte et sans barguigner d’un partenariat pour se partager le monde, à une quasi déclaration de guerre rhétorique qui fait de la Chine l’Ennemi à abattre.
La chose s’est faite sans que la Chine ait accompli de grands forfaits, sinon de tenir une ligne à la fois prudente et ferme en fonction des atouts qu’elle détient et des faiblesses qu’elle se reconnaît. On ne trouve là-dedans nulle raison, du point de vue chinois, de se prosterner devant elle ou de la menacer des foudres de la guerre. Durant les quatorze mois passés en revue, la Chine ne changea rien de fondamental dans son attitude.
Au contraire, ce sont les USA qui ont changé constamment de rhétorique politique (plutôt que de politique) pour achever le circuit en une dénonciation d’un Ennemi qui menace l’Asie toute entière et, derrière, n’en doutons pas, la civilisation elle-même. Les agitations sont toutes à mettre du côté des USA, et elles ne portent à nulle conséquence essentielle. La seule position chinoise affirmée a été le refus du G2 qui correspond absolument, et d’une façon complètement prévisible, à ses conceptions traditionnelles de souveraineté nationale (dans le même article du 26 avril 2009 qui présentait la proposition de G2 de Brzezinski, nous expliquions pourquoi, à notre sens, la Chine la refuserait); correspondant également, d’une façon plus conjoncturelle, à ce que la Chine percevait et perçoit des USA (voir le 19 octobre 2009).
Il faut observer qu’entretemps, avant, pendant et après, subsistèrent et subsistent d’autres Ennemis au moins d’aussi grande stature. Le terrorisme, qui mérite une guerre éternelle et majuscule (la Guerre contre la Terreur) à lui tout seul, est l’un d’eux. Jusqu’il y a peu, la Russie, rescapée de l’URSS, pouvait également prétendre au privilège ambigu de mériter cette étiquette. L’Iran est également un standard du genre, régulièrement remis en selle et déclaré Ennemi du genre humain. Nous passons sur une poussière d’autres Ennemis (Chavez, Castro lorsqu’on se rappelle qu’il est toujours vivant et ainsi de suite).
Nous irions même jusqu’à dire que, dans certains cas, l’Ennemi prend l’allure inattendue d’une manifestation de “Mother Nature”, contre laquelle il importe de mobiliser les forces du Bien/du Pentagone. Le tremblement de terre d’Haïti n’est pas loin d’être considéré de cette façon.
Notre lecteur parle de l’“étrange besoin de se faire des ennemis” («D'accord avec vous sur cet étrange besoin US de se faire des ennemis»). Force est de constater que le stade de “se faire des ennemis” est passé, que les USA en sont au stade où ils disposent d’une panoplie d’Ennemis, tous bien vivants et mobilisables à tour de rôle, selon les besoins de la cause – mais quelle “cause”, d’ailleurs? Tout est là finalement...
L’espèce de quadrille dansé autour de la Chine en quatorze mois a montré la souplesse des conceptions US à cet égard, y compris la souplesse d’échine éventuellement. Il a surtout montré que le concept d’“Ennemi” ne représente aujourd’hui plus rien d’extérieur aux USA, parce que le “quadrille” US correspond au désordre interne US et nullement à des attitudes et des comportements chinois.
Pour cette raison, nous ne croyons nullement à une “ligne” anti-chinoise constante en train de s’établir pouvant mener, par exemple, à un conflit qui aurait la forme en apparence inéluctable que prenait parfois l’affrontement USA-URSS durant la Guerre froide. Il ne nous étonnerait nullement que, dans huit ou dix mois, Hillary Clinton se rendît à nouveau à Pékin, “sébille à la main”, et que BHO célébrât l’Empire du Milieu. Cela n’aura pas plus de signification que ce qui a précédé, y compris les “tambours de guerre” d’Hillary.
Historiquement, le besoin d’Ennemi des USA – ou ce qui est présenté comme tel en général – est connu. Les racines sont diverses et nombreuses, aussi bien dans les origines religieuses du pays, dans les politiques d’élimination de certaines populations, dans l’hystérie anti-socialiste commencée d’une façon institutionnalisée en 1919, dans les procédures de type maccarthystes et ainsi de suite.
Nous estimons que, depuis 1933, un pas nouveau a été franchi, avec l’établissement, par Roosevelt, d’un gouvernement de type paroxystique. Le constat d’une Amérique sur le bord de l’effondrement, privée de tout élan unitaire, de toute énergie collective, tel que le nouveau président l’observa à son arrivée au pouvoir en mars 1933, au pire de la Grande Dépression, lui suggéra la formule d’une mobilisation permanente contre un “Ennemi” pour rétablir les énergies et ressouder l’élan collectif, y compris artificiellement. L’Ennemi fut donc successivement ou parallèlement, c’est selon, la Grande Dépression, le Nazi et le Japonais, le Communiste.
La formule tint la route pendant deux tiers de siècle, notamment avec le magnifique arrangement de la Guerre froide. En un sens et usant d’un de nos concepts favoris, nous dirions que ces “Ennemis” étaient structurants (pour l’Amérique). L’URSS fut, de loin, le plus structurant de tous, parce qu’il parvint à investir les USA d’une légitimité internationale, celle de dirigeant naturel du “Monde libre” avec le miracle de son hégémonie transformée en dispensatrice de la liberté, et qu’il regroupa de manière durable la population US contre cet Ennemi. Puis l’URSS s’écroula, s’effondra, se volatilisa.
Peu avant cet événement fâcheux pour l’Amérique, en mai 1988, Arbatov, conseiller de Gorbatchev, avait eu cette phrase terrible (pour Newsweek), devenue si célèbre, qui montre combien les Russes ont l’odorat sensible lorsqu’il s’agit des USA: «Nous allons vous faire une chose terrible, nous allons vous priver d’Ennemi.» Une forte dépression (psychologique, non économique, la situation économique, elle, se cantonnant à une récession) suivit la chute de l’URSS. William Pfaff parlait à cette époque, en février 1992, d’une “crise d’identité” (texte souligné en gras par nous):
«So where do we Americans go now? Who are we now? I have no answer. I simply know that I find the idea of a multicultural or “rainbow” nation unconvincing. In ways it is a pleasing idea. It rights injustices. It invites a new social order of cooperation and goodwill. I fear that the actual results will be the contrary. But I do not know. I argue simply that the disorientation and anxiety felt by Americans in this aftermath, this hangover, of the Cold War, have to do with the loss of an identity — not the loss of an enemy.»
Nous-mêmes, nous observâmes que cette dépression de la psychologie dura jusqu’à l’été 1995 et qu’elle ne fut vaincue que par des circonstances et des recettes artificielles et accidentelles à la fois – nullement par la résurgence d’un nouvel Ennemi. (Voyez notre texte du 2 septembre 2005, reprenant un extrait de l’essai de Philippe Grasset, Chroniques de l’ébranlement.)
Ce rapide historique laisse percer le bout de notre oreille – de notre pensée. Si nous croyons au besoin de l’Amérique “de se faire des ennemis” (un Ennemi), nous y croyons comme à l’acte d’un transfert en termes psychanalytiques. L’Amérique a besoin d’un Ennemi pour ne pas affronter sa propre réalité.
Quelle est cette réalité? Nous revenons souvent sur ce fait: son inexistence en tant que nation, au sens régalien et transcendantal du terme. Son absence d’âme, si vous voulez pour le dire en d’autres termes… Dans les années 1920, l’un des grands débats autour de l’Amérique, qui était elle-même un objet de débat au travers de sa philosophie de développement renvoyant à l’“idéal de puissance” et au machinisme (“fordisme”), était l’existence, ou plutôt l’inexistence “de l’âme américaine” – transcription dans ce cas, selon notre entendement, de “l’inexistence d’une nation américaine”. En 1928, dans Psychanalyse de l’Amérique, le comte de Keyserling écrivait que «ce qu'on peut appeler le “manque d'âme” des Américains vient en premier lieu du fait que l'Amérique est encore une colonie, et que jusqu'à l'heure actuelle une civilisation véritablement autochtone ne s'y est pas développée.»
La Grande Dépression régla la question en montrant que l’âme n’était pas prête à venir, invitant FDR à instituer ce gouvernement paroxystique dont nous avons parlé plus haut. Depuis, l’absence d’âme aidant, développant le “bling bling” à la Sarko avant l’heure (les bannières étoilées partout, Disneyworld, Coca Cola, Hollywood et la philosophie people, etc.), les USA n’ont réussi à faire qu’une apparence de civilisation, une contre-civilisation ou une sous-civilisation, ou les deux, bref une chose déguisée en civilisation, en réalité ennemie de tout ce qui est haut et déstructurante de la civilisation.
Ainsi rejoint-on l’idée de “crise d’identité” de l’Amérique, évoquée par Pfaff en février 1992. “Crise d’identité”, c’est-à-dire absence d’identité, non-existence en un sens… Selon cette idée, l’existence d’un Ennemi vous donne la sensation d’une existence, simplement parce qu’il vous considère en tant qu’être puisqu’il cherche à vous vaincre.
(Certes, cela permet en plus à la boutique de tourner et aux F-16 d’être vendus comme des petits pains. Mais cela, qui est assez piètre, n’empêche pas ceci, bien au contraire – la question de l’“âme”, de l’“être” américain – de l’“identité américaine” et de l’inexistence de la nation américaine au sens transcendantal.)
Les derniers développements, depuis 1995, avec passage 9/11 et décret officiel que la réalité serait désormais fabriquée à la Maison-Blanche (virtualisme, ou “faith-based community”), assortis de la découverte d’Ennemis dans tous les coins qu’on n’arrive même plus à charger de la substance nécessaire à la satisfaction de sa propre quête identitaire, ressort effectivement de la quête désespérée d’une identité qui non seulement n’existe pas, mais s’est transformée dans cette phase finale en une dynamique déstructurante destructrice de tout (la privatisation, la globalisation, la stratégie du choc et le “capitalisme de désastre” de Noami Klein). Au bout du compte, 9/15, l’effondrement de Wall Street – et la dernière ruse du Diable pour introduire la discorde civile, l’élection d’un président Africain-Américain qui assume avec brio le rôle d’un Hamlet postmoderne déguisée en un Othello qui serait en même temps son Iago.
Bien entendu, la période fut également marquée, observée objectivement, par l’effondrement des capacités effectives, efficaces, de la puissance US, entre la marche triomphale sur Bagdad d’avril 2003 et les divers embourbements et revers essuyés depuis, jusqu’à des paralysies révélatrices et les crises à mesure. Il semble bien que, non seulement l’Amérique ne se trouve plus d’Ennemi, mais encore qu’elle n’ait plus la capacité d’avoir un Ennemi ni même celle de le concevoir d’une façon sérieuse. Sans doute ceci va-t-il avec cela, bien entendu.
Un Ennemi d’ailleurs, quel Ennemi? L’Amérique est en train de (re)découvrir la vérité, à savoir qu’elle n’en a nul besoin, qu’elle est son propre Ennemi. Son identité ne peut se révéler à elle qu’en tant que négation d’elle-même, Ennemie d’elle-même. Elle cherche désespérément et dérisoirement à s’en faire, de l’islamo-fasciste des dingues-neocons aux énigmatiques Chinois que rien n’arrive à réduire, ni les agenouillements de Geithner et d’Hillary, ni les salamalecs de Brzezinski, ni les vitupérations d’Hillary – décidément bonne à tout faire.
…Citons alors, à nouveau, Lincoln, 29 ans en 1838, et son premier discours après son élection à la Chambre comme Représentant de l’Illinois: «A quel moment, donc, faut-il s’attendre à voir surgir le danger [pour l’Amérique]? Je réponds que, s’il doit nous atteindre un jour, il devra surgir de nous-mêmes. [...] Si la destruction devait un jour nous atteindre, nous devrions en être nous-mêmes les premiers et les ultimes artisans. En tant que nation d’hommes libres, nous devons éternellement survivre, ou mourir en nous suicidant.» (Le suicide s'explique par le fait que la “nation d'hommes libres” découvre qu'elle n'est pas une nation et que la notion d'“hommes libres” est par conséquent une chimère, sorte d'American Dream d'un Lincoln combattant par cette conceptualisation sa terrible tendance au pessimisme et à la dépression de sa psychologie.)
Il n’y aura pas de “Grande Guerre” ultime des USA. Leurs tourments intérieurs ont désormais pris le dessus, comme une marée que rien ne peut arrêter, comme à la Nouvelle Orléans, circa 2005, dont la vague en forme de réplique, revigorée par 9/15, atteindrait le Massachusetts-2010. La bureaucratie de sécurité nationale arrive au blocage suprême du technologisme en bout de course, et elle sera autant incapable d’arriver à l’idée d’une attaque nucléaire pour mourir en beauté qu’elle n’est capable de fabriquer un JSF. La nième guerre civile a peut-être commencé dans le Massachusetts-2010. Ce pays qui ne fut jamais une nation est mort parce qu’il se trouve inéluctablement et finalement confronté à cette réalité qu’il n’a jamais existé en tant que substance historique. La nouvelle est destinée à faire grand bruit dans nos salons ébouriffés mais les Chinois restent impassibles. Ils savent bien, eux.
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