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319914 mai 2015 – D’un côté, Kerry disant combien “il est important de garder ouverts les canaux de communication” (entre les USA et la Russie) et trouvant bien du charme à l’accord Minsk2 ; de l’autre, Lavrov expliquant que “la Russie est prête à coopérer (avec les USA) seulement sur un pied d’égalité” et hors de tout diktat et coercition (les Russes répèteront ad nauseam ces formules pendant la visite du secrétaire d’État)... Voilà les conditions de départ de la visite de John Kerry en Russie, à Sotchi, avant-hier mardi. Plusieurs rencontres avec Lavrov dans une atmosphère très amicale, avec un Lavrov presque jubilant ; une rencontre avec Poutine, qui s’est transformée en marathon.
C’était donc la première fois que Kerry (et d’une façon général, un officiel US à ce plus haut niveau ministériel) se rendait à Moscou depuis mai 2013, et il faisait ce déplacement à sa demande et pour répondre à une exigence pressante du président Obama. En d’autres temps, dans les conditions qu’on connaît, il s’agirait d’un formidable avènement qui aurait secoué nos salles de rédaction, nos experts, nos commentateurs ... In illo tempore non suspecto (ou bien very much suspecto)... Ce temps-là n’est plus.
On pourrait résumer en quelques mots cette visite, dont l’importance extrême se mesure a contrario par le désintérêt extrême qu’elle a suscité dans la presse-Système (on n’aime pas être privé de son hochet obsessionnel de la russophobie, – mais nous reviendrons plus loin là-dessus parce qu’il s’agit, à côté de sa substance dérisoire, d’un aspect fondamental de cette affaire) :
• C’est la partie US qui a demandé cette rencontre, qui s’est très vite imposée comme importante et significative de ce qui apparaît à première vue comme une volonté pressante de la part des USA d’améliorer les relations avec la Russie. Un signe qui ne trompe pas : la rencontre Kerry-Poutine (avec Lavrov) était prévue pour durer une heure et demi, elle a duré plus de quatre heures selon RT (voir le 12 mai 2015).
• On a parlé de tous les problèmes en cours (Iran, Syrie, ISIS, Ukraine, etc.), selon le thème : laissons de côté ce qui nous oppose et travaillons ensemble sur les crises où nous avons des intérêts communs pour un apaisement...
• ... Ce qui se traduit, du côté US, par cette position : “Laissons la crise ukrainienne et figeons-là où elle se trouve en insistant pour l’application de Minsk2, et intéressons-nous aux crises du Moyen-Orient, notamment l’accord avec l’Iran et la situation en Syrie”. Pas une fois le mot “Crimée” n’a été prononcé par Kerry, comme si l’affaire (la Crimée devenue russe) était entendue.
• Du côté russe, rien de changé. Les Russes ont toujours dit qu’ils étaient prêts à “rouvrir le dialogue” et à coopérer avec les USA sur les problèmes essentiels, à les aider comme ils le peuvent pour trouver une solution à cette crise ou l’autre. Pour l’Ukraine, effectivement, Minsk2, dont ils sont les initiateurs et les signataires, leur convient.
Alors que les réseaux russes ont largement couvert la journée du 12 mai et ses rencontres, la presse-Système du bloc BAO est restée extrêmement discrète. Du coup, ses rares incursions sur le sujet donnaient un compte-rendu sec et sans préoccupations narrativistes sur la visite, par conséquent suffisantes pour être informé de ses points essentiels. On retient donc, pour l’exemple et pour montrer un esprit de réconciliation, l’intervention du Guardian le 12 mai 2015, surtout axée sur les agitations de Kerry, – y compris, cas rarissime qui vaut d’être relevé, son avertissement à Porochenko. (A une question d’un journaliste lui parlant d’une déclaration de Porochenko faite le même jour sur son intention de reprendre manu militari l’aéroport de Donetsk, Kerry a répondu qu’il n’avait pas lu la déclaration mais qu’une telle action violerait le cessez-le-feu et n’aurait aucun soutien de la part des USA. Commentaire de Bryan MacDonald sur RT le 13 mai 2015 : «The Secretary of State took the opportunity to slap down Ukraine’s President Poroshenko after his daft comments about retaking Donetsk airport. A couple of months ago, the Americans would have almost certainly denied ever hearing of such remarks.»)
... Voici donc la description général par le Guardian : «John Kerry, the US secretary of state, has spent nearly four hours in talks with Vladimir Putin during a visit to the Russian president’s Black Sea residence in Sochi. Kerry’s plane landed in Sochi on Tuesday morning for the one-day visit, his first to Russia for two years and he was due to leave for Turkey in the evening. He spent several hours in talks with his Russian counterpart, Sergei Lavrov, before the pair met Putin. [...]
»Kerry thanked Putin for his “directness” and his “detailed explanation of Russia’s position” on a number of global issues. He appeared conciliatory on Ukraine, making no mention of Russia’s annexation of Crimea or military intervention in the east. Instead, he said all sides had to work as hard as possible to implement the Minsk ceasefire accord and that he would be calling the Ukrainian president, Petro Poroshenko, to push him to abide by the ceasefire.
»Earlier, after his initial talks with Kerry, Lavrov said they had gone “wonderfully”. “Both delegations are in a good mood and the fact that Kerry has come at all says a lot,” said a correspondent covering the event on Russian state television.»
Il faut noter également que Victoria Nuland faisait partie de la délégation US à Sotchi et qu’elle s’est montrée très élogieuse pour le beau temps qui régnait à Sotchi, alors que la délégation US suivait Kerry et Lavrov pour aller déposer une gerbe en l’honneur des soldats soviétiques morts durant la Deuxième Guerre mondiale, – on commémore quand on peut mais c’est le geste qui compte et mieux vaut tard que jamais, – rendons grâce aux lieux communs... Encore, cet extrait d’une interview à Kommersant de la sous-secrétaire d’État US pour le contrôle des armements Rose Gottemoeller, où est annoncée l’intention excellente et qui ne mange pas de pain de Washington de rechercher un accord sur les antimissiles avec la Russie (voir Sputnik.News le 13 mai 2015) : «As for the question on whether we can make an agreement on missile defense cooperation in the future, I hope that we can...»)
Les Russes n’étaient pas demandeurs dans cette rencontre. Sur le principe, ils disent depuis le premier jour de la crise ukrainienne, comme ils l’ont toujours dit dans les années précédentes, qu’ils sont prêts au dialogue et à la coopération. Ce qu’on remarque dans les communiqués et présentation officielles, c’est l’accent mis sur la nécessité d’une position égale des deux partenaires, ainsi que du refus absolu de tout ce qui est diktat et coercition.
Cette démarche qui semble de pure forme est importante, certainement dans le chef des Russes (mais l’on doute que le côté US y prenne grande attention, ou bien comprenne ce dont il s’agit). Dans ce cas, la forme présente non pas le fond du dialogue et de la coopération éventuellement relancés, mais le fondement de tout dialogue et toute coopération, – les principes fondamentaux de toute relation entre la Russie et les USA (comme avec n’importe qui), du point de vue russe, – et cela n’est pas négociable parce qu’on ne négocie pas sur les principes... (Voir Sputnik-français, le 12 mai 2015.)
«La Russie est prête à relancer une coopération constructive avec les Etats-Unis tant sur une base bilatérale que sur la scène internationale, mais cette coopération doit reposer sur les principes de l'équité et de l'égalité en droit et s'exercer sans aucune tentative de diktat et de coercition, a indiqué le ministère russe des Affaires étrangères dans un communiqué diffusé à l'issue de négociations entre Sergueï Lavrov et John Kerry à Sotchi.
»“Les chefs de diplomatie ont eu un entretien franc et prolongé sur un large éventail de questions d'intérêt mutuel. Sergueï Lavrov a souligné que Moscou n'était pas responsable de la crise actuelle dans ses relations avec Washington. La Russie est prête à une coopération constructive avec les Etats-Unis aussi bien sur le plan bilatéral que sur la scène internationale où nos pays assument une responsabilité particulière en matière de sécurité et de stabilité dans le monde", lit-on dans le communiqué. Le document souligne que toute coopération entre les deux pays “n'est possible que sur la base de l'équité et de l'égalité en droit, sans aucune tentative de diktat et de coercition”.»
Nous allons citer, comme commentaires de cette rencontre, deux interventions sur RT, allant dans le même sens d’y voir une ouverture considérable pour les relations USA-Russie, mais de façons différentes. Les deux textes viennent du réseau RT puisque c’est seulement dans le système de la communication russe qu’on trouve des commentaires sur la rencontre, la presse-Système du bloc BAO s’en tenant quand elle s’y intéresse aux simples faits et évitant les commentaires puisqu’ils ne peuvent être que favorables et, par conséquent, rendant très difficile l’irrésistible besoin, comme l’on dit de l’addiction d’un drogué, de démonisation de Poutine et de la Russie.
• Le premier commentaire est l’interview RT du 12 mai 2015 (au soir) de Marcus Papadopoulos, éditeur de Politics First Magazine. La question centrale qu’aborde Papadoupolos est de savoir si nous entrons ou pas dans une nouvelle phase des relations entre les USA et la Russie, avec une réponse positive.
RT : «In the past US Secretary of State John Kerry used harsh words to describe Russia's stance on Ukraine. How does he feel now meeting President Vladimir Putin in Sochi?»
Marcus Papadopoulos : «I think it’s also very important to stress just how important this meeting is today because it’s in the interest of world peace, world stability for the two most powerful countries in the world – Russia and the US – to be directly talking to each other and to be sitting around the table and literally they are sitting around the table today in Russia. So while the fall-out over Ukraine is exceptionally serious, there is only one way to resolve the tension between the US and Russia and that is through talking and through communication.»
RT : «Only on Monday a State Department spokeswoman said that it’s important to keep the lines of communication open with Russia. Are we seeing a new chapter in US-Russia relations?»
Marcus Papadopoulos : «How has this meeting come about? Here’s a major clue: the Americans have gone to see the Russians in Russia. John Kerry has gone to Sochi to meet with his Russian counterpart, Sergey Lavrov, and to meet with President Putin. So I would argue that demonstrates that the Americans are now acutely aware that the sanctions which they imposed on Russia last year have emphatically failed to achieve their objective which was to decimate the Russian economy and to bring Russia to its knees. And the Americans are now looking for a way out or at least they are trying to soothe relations with Russia because the Americans in all senses of the word cannot afford a confrontation with Russia and also the Americans need Russia’s help in regard to Syria and in regard to Iran. So yes, while the State Department has been coming out with some absurd accusations in the last year and a half reality is dawning on the Americans that Russia is not going anywhere, Russia will defend its national security, interests over Ukraine and the Americans have to talk to Russia now.»
• Avec l’aide d’Andy Warhol, le commentateur indépendant irlandais Bryan MacDonald entend montrer que la crise ukrainienne a été un de ces paroxysmes postmodernes vides de sens, et que les deux principaux acteurs en sont désormais lassés. (Ils ne seraient pas les seuls.) D’où la venue de Kerry à Sotchi pour expliquer à ses nouveaux anciens-amis que, tous compte fait, laissons l’Ukraine de côté et passons aux choses sérieuses. Pour MacDonald, l’affaire ukrainienne est donc classée. (Sur RT, le 13 mai 2015.)
«John Kerry’s Sochi meetings with Vladimir Putin and Sergey Lavrov hardly dissolved years of mistrust between Washington and the Kremlin. However, they probably signaled the end of Ukraine’s period as a global cause célèbre.
»In 1968, at an art exhibition in Stockholm’s Moderna Museet, the celebrated artist Andy Warhol was the star attraction. In the programme notes he wrote that “in the future, everyone will be world-famous for 15 minutes.” What was probably a throwaway comment for the painter has become an internationally renowned catchphrase. While the modern art icon was being grandiloquent, it’s amazing how many non-entities manage to attain his prophesied quarter-hour, or even much more than that. Warhol, born Warhola, had ancestral ties to both Slovakia and Ukraine. It’s fair to say that the latter has proven his theory repeatedly over the past 18 months. It’s actually incredible how a country that is relatively economically and culturally insignificant has managed to hijack the news agenda for so long. Nevertheless, it’s finally clear that Ukraine’s 15 minutes are over.
»John Kerry didn't travel to Sochi because he fancied an early summer jaunt to Russia’s tourist showpiece. He flew to the Black Sea pearl to do business. Serious business. By doing so, he signaled that Washington is finally prepared to leave the Ukraine crisis behind and re-engage with Russia on other matters more pressing to humanity. There are deeper headaches than the future of a corrupt, critically divided, failed state on Europe’s edge.
»Kerry’s joint press conference with Sergey Lavrov was more notable for what he didn’t say than what he did mention. The Secretary of State spoke about the Middle East and the Minsk agreement. He didn’t refer to Crimea, nor did he bluster about “Russian troops” in Donbas. Indeed, Kerry made it clear that the only solution to Ukraine crisis is Minsk, Minsk and more Minsk. [...] The truth is that everyone is tired of Ukraine, except the diminishing band who made their names from the Maidan crisis. The media has exhausted the subject and politicians on both sides are as frustrated with their own proxies as they are with the “enemy” at this stage. What began as an emotional rollercoaster has turned into a bitter disappointment for everyone in the west. The penny has slowly dropped that all the “revolution” did was replace a bunch of corrupt, albeit elected, rulers with a group of malcontents who are now stealing for themselves and their own cronies. The actors have changed but the script sounds the same to me...»
Tous ces jugements nous paraissent raisonnables, de bon sens, fondés, logiques. D’ailleurs, qui a jamais douté que la crise ukrainienne, appréciée d’un point de vue raisonnable, de bon sens, etc., était quelque chose de complètement anachronique, outrancier, absurde, par rapport à l’effet formidable qu’elle a produit et le dérangement fondamental qu’elle a installé dans les relations internationales sur l’axe central Est-Ouest ? Pourtant, non, à côté de ces appréciations, naît un sentiment qu’il se passe quelque chose où l’on confond deux mondes différents ; comme si, finalement, Poutine, Lavrov, Kerry & Cie (dont Nuland dans la compagnie !) s’étaient retrouvés enfin, dans un monde à mesure raisonnable, entre les gens de bonne compagnie qu’ils devraient être ou qu’ils sont finalement, pour traiter rationnellement d’une question qui existe dans un autre monde où la déraison (la raison-subvertie), la psychologie corrompue jusqu’à la folie, l’affectivisme, le déterminisme-narrativiste règnent. Et, bien entendu, cette incursion hors-Système n’a été possible que parce que la partie US a bougé, – mais il nous semble fort probable que ce ne fut qu’une incursion... Par conséquent, notre façon de voir rejoindrait singulièrement, en notion de durée mais a contrario, le quart d’heure que nous a imparti Andy Warhol : ce quart d’heure vaudrait pour le bon sens et la mesure retrouvés...
Procédons par ordre pour développer ces réflexions qui ne sont que nos hypothèses... La partie américaniste d’abord. Il est évident que les USA ont voulu cette rencontre et cette soudaine incurvation de leur politique. Les USA, c’est-à-dire Washington, – mais la formulation est-elle la bonne ? Manifestement, elle est trop vaste, car Washington c’est une multitude de pouvoirs et de forces d’influence qui sont aujourd’hui totalement engagés dans une pulsion antirusse dont le moteur est une passion russophobe d’une extraordinaire puissance. La crise ukrainienne n’est qu’une courroie de transmission de cette russophobie mais elle reste une courroie de transmission nécessaire puisqu’elle est productrice de l’influx alimentant cette russophobie ; elle doit donc durer et elle durera.
Notre hypothèse est donc qu’il s’agit d’une incurvation politique temporaire voulue par Obama, qui se trouve par ailleurs dans une position difficile sur plusieurs fronts : la question de l’Iran, les relations avec Israël et avec les pays du Golfe, le Yémen, la crise syrienne, éventuellement une situation intérieure washingtonienne où il ne dispose plus guère de soutien politique. La Russie est un partenaire bien utile qui serait indispensable sinon décisif dans tel et tel cas. Rechercher un accommodement avec la Russie sur la crise ukrainienne qui n’a jamais électrisé Obama semble, une fois qu’un événement comme Sotchi a eu lieu, une tactique fort naturelle qui pourrait presque devenir une stratégie si elle se concrétisait d’une façon marquante.
Il n’empêche que, dans le contexte washingtonien et selon la souplesse à laquelle ce président nous a habitués, la démarche d’Obama s’apparente à une sorte de “coup d’État” par rapport à la poussée naturelle du Système. Kerry est d’accord parce que Kerry est d’accord avec à peu près tous les zigzags possibles et qu’il a par ailleurs de bonnes relations avec “Sergeï” (Lavrov) ; au-delà, qui soutient Obama dans ce qui est considéré in petto par le Système et tous ses relais comme une espèce d’étonnant et inconvenant soap opera qui ferait des Russes qu’on insulte depuis deux ans avec les meilleures raisons du monde, d’excellents et honorables partenaires ? Il est temps de revenir à du “journalisme” sérieux et laisser Sotchi à sa vaine tentative de nous faire prendre des vessies pour des lanternes.
... Effectivement, l’on ne peut dire que la rencontre de Sotchi ait été saluée par un enthousiasme excessif de la part de la presse-Système. Au contraire, l’abomination russe reste toujours d’actualité puisqu’elle écrase et recouvre tout le reste, et le commentaire s’est surtout cantonné à un silence glacial, à la simple description de la rencontre, au constat du climat cordial largement compensée dans le sens négatif par l’absence de “percée” (voir les titres du Washington Post du 13 mai 2015 et du New York Times du 13 mai 2015). La reconnaissance quasi-enthousiaste par Kerry de l’accord Minsk2 jusqu’alors considéré avec méfiance et mépris ne peut en effet en aucun cas être reconnue comme une “percée” de quoi que ce soit pour cette population-là...
L’on s’intéresse beaucoup plus, car l’on est gens sérieux, à la formidable et héroïque initiative lancée par The Atlantic Council, – think tank prestigieux fait de gens fort honorables de l'establishment-Système de Washington, avec une foultitude d’anciens secrétaires d’État dans son conseil d’administration (Kissinger, Albright, Rice, Powell, etc.)... Voici ce qu’en dit Sputnik-français le 13 mai 2015 :
«Incapables de trouver des preuves de la présence militaire russe en Ukraine, les médias occidentaux ont déclenché sur les médias sociaux un déluge de rhétorique antirusse et d'allégations gratuites. Cette fois-ci, il s'agit d'une campagne lancée récemment sur Twitter en vue de promouvoir le rapport intitulé “Putin.War” (Poutine. Guerre) évoquant les faits présumés d'implication de militaires russes dans le conflit dans le Donbass. Le document en question a été écrit par Boris Nemtsov, figure de proue de l'opposition anti-Kremlin assassiné fin février en plein centre de Moscou.
»Bien que M. Nemtsov n'ait pas pu finir son rapport lui-même, un groupe de journalistes, économistes et personnalités politiques d'opposition russe ont achevé son travail et publié le document. Suite à la diffusion du rapport en Russie, le think-tank américain Atlantic Council, qui présentera sa version anglaise le 28 mai à Washington, a ouvertement invité tout le monde à partager le hashtag “#PutinAtWar”...»
Voilà donc notre affaire : les gens sérieux, ce sont les héroïques survivants du “groupe Nemtsov” et leur rapport lumineux sur la présence enfin archi-démontrée des invasions russes successives et invisibles durant des mois et des mois (sans doute plus de 40 en 2014, comme l’on sait si l’on sait compter). On peut être assuré que ce rapport, lorsqu’il aura été publié en anglais et adoubé par The Atlantic Council, a de très fortes chances de devenir une référence, non pas officielle et politique, mais quasiment historique (n’allons pas jusqu’au métahistorique, par respect tout de même), tranchant une fois pour toutes le jugement qu’il faut avoir de la crise ukrainienne, réglant une fois pour toutes l’impossibilité ontologique de parvenir à quelque résultat que ce soit, pour ne pas parler d’entente, avec la Russie, et notamment avec la Russie de Poutine.
Devant ce diagnostic de désintérêt complet pour Sotchi comme signe que la crise ukrainienne va se poursuivre selon les caractères qui l’ont marquée jusqu’ici, on pourrait opposer l’observation que le processus de Minsk a été, lui, très fortement suivi par la presse-Système, – dans tous les cas la presse-Système européenne, les USA étant comme d’habitude indifférents. Mais l’argument s’autodétruit de lui-même : ce que la presse-Système attendait du processus de Minsk, c’était simplement la capitulation sans conditions de Poutine sur le cas spécifique de l’Ukraine, et cela étant garanti dans cet état d’esprit par la présence péremptoire de Porochenko qui ne pouvait constituer autre chose qu’une pression constante pour conduire le duo Merkel-Hollande sur la bonne voie. Il n'en a rien été, alors Minsk2 a été enterré sous un torrent de sarcasmes et n’est utilisé aujourd’hui par le parti russophobe que comme preuve constante de la violation des dispositions du cessez-le-feu par les “terroristes-séparatistes” du Donbass assistés de l’habituelle invasion russe, – on dirait l’“invasion russe de service”.
Sotchi, par contre, a semblé intolérable dans sa manufacture même dans la mesure où le but était directement de rétablir de bonnes relations avec la Russie, c’est-à-dire de reconnaître de facto à la Russie, sans autre forme de procès, la capacité d’être “honorable”. On n’en condamnera pas pour autant, chez les russophobes, l’administration Obama, et particulièrement John Kerry, puisqu’ils représentent un pion nécessaire sur l’échiquier du Système. On leur conseille simplement de ne pas trop insister, une fois retombées les illusions de Sotchi.
... Car enfin, comment voudrait-on dompter l’extraordinaire russophobie qui est le caractère-Système (le caractère imposé par le Système) qui s’impose comme un terrifiant automatisme à toutes les psychologies affaiblies impliquées, abaissant d’autant des esprits déjà chargés d’une inculture cultivée avec minutie par des structures d’encadrement installées dans les pays du bloc BAO. Cela paraît un développement impossible, quelle que soit telle ou telle perspective diplomatique ; que peut faire ce qu’on nommerait presque par dérision une sorte d’“esprit de Sotchi” contre ce qu’on pourrait définir avec plus d’arguments et d’éditoriaux pour nous conforter comme une sorte d’“esprit du 11 janvier” internationalisé et adapté, réunissant tous les anathèmes antirusses qui rythment et encadrent nos pensées-psalmodiées. C’est là un immense obstacle, qui mesure la difficulté sinon l’impossibilité de quelque concrétisation que ce soit de l’avancement fait à Sotchi, et nous fait diverger de l’avis de Bryan MacDonald sur la crise ukrainienne réduite au “moment-Warhol” de juste-15 minutes. Ce n’est pas par souci glorieux d’avoir raison que nous écrivons cela mais par constat malheureux qu’il a sans doute certainement tort d’annoncer la fin de la crise ukrainienne.
Plus encore, nous pensons que le cas est d’autant plus puissant que cette “russophobie” dont nous parlons est d’une substance très particulière, dépassant les explications historiques qu’on peut avancer, d’une substance particulièrement insaisissable parce qu’elle ne peut s’expliquer rationnellement, – même par des constats d’irrationalité qui seraient identifiés et examinés rationnellement. Il existe, pour pousser à décrire cette russophobie plutôt comme une sorte d’affectivisme extrême que comme un sentiment structuré par des faits et des jugements, une sorte de pression permanente organisant une paralysie inconsciente de l’esprit, instituant des bornes dans les constats, imposant à nos psychologies épuisées un filtre qui leur interdit certaines perceptions. La puissance de cette russophobie est une mesure de l’épuisement de notre civilisation : nous haïssons d’autant plus la Russie (et Poutine) que leur résistance (celle de la Russie et de Poutine) met en évidence la vanité des arguments civilisationnels qui devraient les convertir ou les balayer ; et cette vanité de nos arguments civilisationnels est l’exacte mesure de l’épuisement de notre civilisation qui ne peut se satisfaire de ce qu’elle est que si rien ne lui résiste explicitement ; parce que tout ce qui lui résiste explicitement est un miroir qui mesure son prodigieux effondrement (de notre civilisation). Cette posture est absolument imposée par un Système qui nous domine, qui ne peut désormais plus rien tolérer qui soit différent de lui, parce qu’aussitôt identifié comme résistance sans compromis.
Il découle de tout cela, notamment de cette russophobie existentielle et ontologique, que cette crise ukrainienne est totalement “ingérable” par quiconque, y compris et surtout, et d’abord, par un président des États-Unis plein de brio mais d’un caractère un peu léger et par ailleurs complètement phagocyté par le Système. Nous pensons qu’Obama a fait, dans un instant d’exaspération devant les contraintes que lui imposent la situation et notamment cette obligation d’hostilité à la Russie due à l’Ukraine, un “coup d’État”, ou plutôt une tentative de “coup d’État”, et qu’il va maintenant s’employer à en minimiser et la portée, et les effets, de peur qu’on puisse le soupçonner justement d’avoir tenté de faire un coup d’État. Or une tentative de coup d’État ne marche que s’il y a coup d’État, c’est-à-dire si l’on rompt véritablement. Ce n’est pas la tasse de thé d’un Obama.
Quoi qu’il en soit et quoi qu’il se passe, Poutine et les Russes ont marqué quelques points mardi à Sotchi, en existant tels qu’ils se présentent depuis des mois, et en étant reconnu comme tels par Kerry. Il est même possible que Kerry, qui est effectivement une girouette mais avec une petite partie de lui-même qui ne manque pas d’honorabilité dans la mesure des responsabilités que lui impose sa charge, en ait acquis quelques convictions inattendues, qu’il ait fini par se dire que les Russes étaient tout de même honorables dans l’affaire ukrainienne (on ne passe pas quatre heures avec un Poutine et un Lavrov sans en garder quelques traces intellectuelles). Pour autant, quoi de changé ? Rien selon la raison des choses, la diplomatie, les bonnes relations, – mais quelque chose de plus dans d’autres domaines, beaucoup plus mystérieux et mal identifiés
Le jugement (plus haut) sur cette “crise totalement ingérable par quiconque” (l’Ukraine), vaut pour toutes les affaires du monde et pour le fonctionnement des pouvoirs en général, mais d’une façon écrasante et stupéfiante dans les pays du bloc BAO si complètement phagocytés par le Système. Les Russes échappent en partie à cela, sans doute plus qu’aucune autre puissance même parmi leurs amis des BRICS, parce qu’ils présentent une singulière combinaison de puissance spirituelle, de cohésion générale (populaire et de leur direction), de vision historique due à leur spécificité, et aussi une infinie patience qui les retient de se lancer dans des aventures (éventuellement militaires) où ils risqueraient de s’enliser et donc d’être pris finalement dans les rets du Système à cause de la puissance de la communication. Ils tiennent donc, ils résistent, ils savent qu’il est question de Système et d’antiSystème, mais au-delà ne peuvent rien ... Ils le savent ou l’ignorent, mais ils sont bien là pour tenir et résister en attendant que le processus de l’effritement et de l’affaiblissement par l’intérieur du Système qui sont les marques de son effondrement rendent la situation des autres (du bloc BAO) insupportable à eux-mêmes et produisent des effets nouveaux (nécessairement antiSystème) dont certains deviendraient décisifs.
On terminera donc par le paradoxe habituel de l’utilité primordiale de ce qui paraît voué à l’échec, de ce qui est voué à l’échec. Il faut bien comprendre que des rencontres comme Sotchi, si elles sont totalement ignorées par le Système et tous ses relais, si elles ne débouchent sur rien comme c’est extrêmement probable selon nous, n’en jouent pas moins un rôle utile, par de nombreux aspects .... Elles contribuent à ébranler l’équilibre interne du Système ; elles rendent encore plus ardu, plus déstabilisant pour les psychologies de suivre l’emprisonnement du déterminisme-narrativiste ; elles épuisent encore plus nos psychologies épuisées ; elles rendent encore plus fous ceux qui sont fous parce que leurs psychologies épuisées se sont effondrées ... Cette sorte d’évènements jouent leur rôle de termites, ils creusent par l’intermédiaire de leurs composants l’intérieur du Système selon un processus dont on peut et doit espérer que le terme sera le repliement sur soi-même et l’implosion dans le vide ainsi créé.
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