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163127 janvier 2009 — Il est saisissant de rapprocher deux textes qui étaient en ligne hier soir sur le site du Guardian; l’un, qui vous annonce que, dans la journée du 26 janvier 2009, 67.000 emplois ont été perdus à cause de la “récession” dans le monde transatlantique (USA et Europe) où se situent le cœur, l’esprit et une partie des muscles de notre civilisation («The sheer depth of the global recession was brought into sharp focus today with more than 67,000 job losses announced across Britain, Europe and the US»); l’autre, qui vous offre une liste détaillées et explicitées des 25 hommes qui nous ont plongés dans cette crise («The worst economic turmoil since the Great Depression is not a natural phenomenon but a man-made disaster in which we all played a part. […] Guardian City editor Julia Finch picks out the individuals who have led us into the current crisis»).
… Puis, comme pour mesurer l’extraordinaire insaisissabilité de la situation, sa façon d’échapper à tout contrôle, de glisser entre les doigts comme du sable, si vous revenez au site ce matin, vous découvrez le même texte du Guardian transformé; le Guardian avait repris sa calculette pour nous signaler que c’est presque 80.000 emplois et non 69.000 qu’il fallait compter: «The depth of the global recession was glimpsed yesterday when almost 80,000 jobs were lost or put under threat in the UK, Europe and US, making it one of the bleakest days in recent memory.»
Alors, vous vous tournez vers les “25” en question. Vous découvrez sans surprise qu’à part le Premier ministre islandais, – qui vient de démissionner hier, à cause de la crise qui pulvérise son pays et victime de la “révolution des ménagères”, – ils sont tous anglo-saxons. Alan Greenspan, Mervyn King (directeur de la Banque d’Angleterre), Bill Clinton, Gordon Brown, George W. Bush, le sénateur Gramm, divers banquiers de Wall Street et de la City (les “masters of the universe” d’hier matin). Pour une fois, l’anglophilie exclusive des Anglo-Saxons réjouira les Français. Le Guardian cite même “The American public” (dans lequel est glissé sans tambour ni trompette “the British public”):
«There's no escaping the fact: politicians might have teed up the financial system and failed to police it properly and Wall Street's greedy bankers might have got carried away with the riches they could generate, but if millions of Americans had just realised they were borrowing more than they could repay then we would not be in this mess. The British public got just as carried away. We are the credit junkies of Europe and many of our problems could easily have been avoided if we had been more sensible and just said no.»
Certains, et même beaucoup, non seulement ne regrettent rien, mais en plus estiment que cette parenthèse est fort agaçante, qu’il est temps de poursuivre, – et vite fait, encore… Comme ce Duncan L. Niederauer, CEO comme vous et moi, du groupe NYSE-Euronex qui gère les places boursières de Wall Street à Paris, que nous citons par ailleurs, qui écrit avec rage et détermination: «We’ve had a globalised economy and markets over the past few years and that’s been brought into question given the financial crisis. But there is no turning back.» (Nommé en novembre 2007 à son poste actuel, quand il était évident que les petits remous rencontrés ne feraient pas long feu, Niederauer était accueilli de cette façon, par le président du conseil du groupe, Jan-Michiel Hessels: «Avec Duncan, nous avançons avec un individu extraordinaire qui a contribué à notre stratégie et qui a un savoir et une expérience étendus en matière de marchés financiers et de changement rapide de l'environnement.» Dont acte.)
Pour achever le tableau en signalant une dimension nouvelle et significative, encore un mot à propos du Premier ministre islandais et de son gouvernement, “premières victimes politiques” de la crise. C’est un facteur important, qui rend encore plus dramatique les constats que nous faisons ici et là. Même si l’Islande est un petit pays, même si son cas est nécessairement plus symbolique qu’effectif, il reste qu’il s’agit d’un tournant très remarquable de la crise. Il s’agit du lien direct établi entre la crise financière et économique et les dirigeants politiques, c’est-à-dire la crise financière et économique prenant la dimension politique. Qu’il s’agisse ou pas d’un cas injuste, leur implication dans la crise, à eux aussi, les dirigeants politiques, est désormais exposée, et les mouvements populaires prêts à en tirer les conséquences. La crise a franchi un palier de plus, ce 26 janvier 2009. On le savait déjà mais on le sait encore plus, – tout est désormais possible.
Nous vivons des temps vraiment exceptionnels, et, dans tous les cas, “extraordinaires” comme Niederauer lui-même selon son président du conseil. Devant nous se contractent et se tordent les soubresauts d’une crise gigantesque, exactement à la mesure de l’univers, non seulement “en temps réel” comme on dit assez banalement et sans beauté, mais en temps accéléré, en un temps devenu fou (selon la pensée courante) ou bien devenu pleinement historique (en référence à l’Histoire, qui est redevenue la force principale de notre destin). Cette occurrence conduit à d’étranges circonstances. Ainsi avons-nous en même temps le délit, l’objet du délit et les conséquences du délit, avec les victimes qui ne cessent de s’empiler et la catastrophe qui ne cesse de s’étendre, et les coupables enfin, parfaitement identifiés, sans même nécessité d’un procès; il y a même certains parmi ces coupables qui, lorsqu’ils n’ont pas leur fortune personnelle à mettre à l’abri après la faillite à laquelle ils ont présidé (ce qui n’est pas simple par les temps qui courent et les banques qui chutent, – de mettre sa fortune en sécurité), certains qui ne regrettent rien, le disent hautement et répètent qu’il faut recommencer, le plus vite possible. Il y a même des coupables qui continuent à travailler en dénonçant hautement les conséquences catastrophiques de la crise qu’ils ont largement contribué à susciter (dito, Gordon Brown).
Nous avons inventé, dans notre grande sagesse, la notion de “crime contre l’humanité”. Cette notion s’adresse-t-elle à eux, qui ont allumé la mèche d’une chose qui peut pulvériser une civilisation, qui introduit le malheur partout après avoir suscité les plus folles ambitions et contribué décisivement à l’abaissement de l’esprit, au nom d’un système qui est en train de bouleverser l’équilibre naturel du monde? Les ménagères de Reykjavik sembleraient assez d’accord. Pourtant, certains d’entre eux ne sembleraient pas devoir faire de mal à une mouche. Rappelez-vous Greenspan, témoignant de son désarroi et de son incompréhension devant le Congrès, en octobre 2008, au point qu’on serait tenté de s’en aller le consoler. Ces coupables ressuscitent la fameuse formule, à l’envers : “coupables mais pas responsables”.
Stricto sensu, ils sont coupables d’un “crime contre l’humanité” si monstrueux qu’il donne dans certains cas assez de champ pour envisager des perspectives vraiment apocalyptiques. Pourtant, il leur manque la substance de la culpabilité. En un sens, la culpabilité d’une telle situation est trop lourde pour être portée par un homme ou par ces quelques hommes. Ce cas n’est pas nouveau, contrairement à ce que nous répète notre propagande qui a pris le nom d’“histoire”, – ou de “mémoire”. Depuis la Première Guerre mondiale, d’une façon générale les crimes fondamentaux de l’histoire des hommes dépassent la culpabilité des hommes, alors qu’on sait bien par ailleurs que le coupable est aussi cette monstrueuse machine, ce système qui s’exprime aussi bien mécaniquement que politiquement, ce pur enchaînement de puissance qui est pourtant, quoiqu’on en veuille, création du “génie” humain, – ce qui nous ramène tout de même à la culpabilité humaine. (Voyez notre interprétation de la bataille de Verdun, – le livre, Les âmes de Verdun, la victoire de l’homme contre la ferraille; c’est bien le Progrès transcrit dans la technologie guerrière qui est quantitativement et, dirions-nous, presque spirituellement responsable des dimensions terribles et des conditions atroces du massacre.)
Comment faire? On pourrait penser qu’il n’y a rien à faire, à ce niveau où nous considérons les choses. Il faut envisager que la justice ne passe pas, mais, peut-être, parce qu’elle serait occupée par ailleurs. Observer en effet que ces coupables ne parviennent pas à l’être entièrement parce qu’ils ont au-dessus d’eux un système qui l’est, coupable, à l’élaboration duquel ils ont participé sans en être complètement responsables, c’est admettre qu’aucune culpabilité ne nous satisfera sinon celle du système. Nous atteignons alors peut-être des territoires où il peut se concevoir qu’effectivement l’on reconnaisse enfin les véritables culpabilités, en explorant des dimensions nouvelles de l’Histoire. Que cela nous plaise ou non, et cela ne nous plaira pas vraiment tant notre notion de justice est attachée à la notion de châtiment humain, il est possible que l’inculpabilité par dérision, incapacité, impossibilité ou manque de possibilité des coupables nous conduise enfin à mettre en cause l’essentiel. Il s’agirait sans aucun doute d’une circonstance historique.
Revenons encore à Verdun, par cet étrange raccourci de la crise postmoderniste de notre début de siècle, presque un siècle plus tard… C’est effectivement notre thèse que cette bataille représente un premier paroxysme où la technologie militaire, – la “machine”, le système, – joua un rôle déterminant dans la décision de la bataille, que c’est la disposition d’une artillerie très puissante et technologiquement très avancée, jugée capable d’écraser toute résistance humaine, qui amena un Falkenhayn hésitant (le chef allemand) à lancer l’offensive. L’homme résista (La victoire de l’homme contre la ferraille) et la machine perdit la bataille, ce qui est assez rare pour qu’on ait le goût de disserter là-dessus. Là aussi, on hésite devant la question de la culpabilité et l’on réalise enfin que, si l’on veut donner un sens à cette bataille, et c’est le moindre des hommages qu’on puisse rendre à ses innombrables morts, c’est en désignant la machinerie broyeuse et le système comme coupables qu’on y parvient. Ainsi et comme toujours la boucle est-elle bouclée, le mystère des choses quelque peu éclairé sans être percé et l’équilibre des jugements conforté; ce système démiurge de notre monde en crise est aussi le fruit de notre création, – “le fruit de nos entrailles”, après tout, – mais sans être seulement cela.
Il faudra bien qu’à un moment nous en venions enfin à cet entrelacs de responsabilité et d’inculpabilité, d’irresponsabilité et de culpabilité, pour mieux comprendre les enjeux d’une crise qui, si elle éclate aujourd’hui, est aussi vieille que le système qui la génère parce qu’elle lui est consubstantielle. Il faudra bien que nous mesurions enfin notre position au cœur du monde, du système et de sa crise.
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