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5389Dans l'URSS post-stalinienne, où la main de fer du pouvoir commençait à rouilller, où l'on maintenait la discipline mais plus trop, une activité “dissidente” se développa, hors des lois, hors des normes, hors du conformisme officiel. Le samizdat en fut l'un des aspects les plus notables, et il acquit une grande notoriété. Il s'agissait de la publication clandestine d'écrits qui auraient eu toutes les chances d'être interdits, ou l'étaient déjà. Le samizdat devint une véritable “industrie” (dans le meilleur sens du terme), tant, sur sa fin, l'URSS pourrissante du brejnevisme assurait une censure et une surveillance trouées comme un gruyère.
L'information libérée du samizdat joua un grand rôle dans l'ultime phase de l'agonie de l'URSS, lorsqu'on ne savait plus qui représentait quoi. Des samizdat retranscrirent jusqu'à des discours du secrétaire général du PC (Gorbatchev, naturellement) que la presse du Parti avait trouvés un peu trop “réformistes” pour leur faire une place dans ses colonnes.
Mais arrêtons cette évocation, on finirait par croire à une analogie. Ce n'est pas le cas évidemment. Il y a seulement analogie “technique”, pour définir une situation surprenante. Lors de la crise-guerre du Kosovo, les “canaux de grande distribution” de l'information furent alignés en général si complètement sur l'information officielle bien qu'il n'y ait eu aucune contrainte à cet égard, qu'on pourrait parler d'une information “libre-officielle”, un peu comme d'un mariage, un peu comme le mariage de Christianne Armanpour, reporter-vedette de CNN, et James Rubin, porte-parole du département d'État de Madeleine Albright. Internet fut la sauvegarde de l'information libre, c'est-à-dire l'information “libre-dissidente” (quoiqu'on pense de l'orientation générale, nettement anti-guerre, de cette information). Internet est apparu comme notre samizdat de l'époque de la communication et de la globalisation, à l'heure où il faut parler désormais de deux sortes d'“informations libres”: l'information “libre-officielle” et l'information “libre-dissidente”. C'est un événement révolutionnaire, inattendu aussi, et ironique pour commencer.
Effectivement, commençons par l'ironie. Quelles que soient ses origines (réseau du Pentagone établi dans les années mil neuf cent soixante pour conserver la maîtrise du flot d'information en cas d'attaque nucléaire), Internet fut très vite présenté, àpartir de 1992-93, comme une innovation structurante du mouvement de globalisation, par le fait même d'une information sans-frontière. Les économistes et les experts boursiers y voyaient un instrument majeur de profit pour le système de globalisation économique. Internet était un outil du système, le plus brillant, peut-être le plus efficace, et aussi le plus original, le plus “porteur” pour les théories des commentateurs intellectuels de la globalisation, le plus vertueux enfin avec les commentaires à son propos mélangeant le droit du citoyen à l'information et les lendemains chantants du Progrès informatique.
Le contraire survient. On commence à avoir des doutes lorsque, en 1994-95, les guérilleros zapatistes du Chiapas commencèrent à utiliser des sites, ou à faire suivre vers des relais, tout cela utilisant Internet pour faire connaître leur cause, susciter des soutiens, des pressions en leur faveur auprès du gouvernement mexicain, etc. Internet révélait son double visage : instrument du système initialement, voilà qu'il se laissait utiliser, et avec une diabolique efficacité, par des adversaires déclarés du système (les zapatistes le sont doublement, à titre classique de “guérilleros” de type tiers-mondiste, et deuxièmement parce qu'ils ont fondé leur action sur leur hostilité complète au traité de libre-échange ALENA, et leur activité de guérilla a commencé le jour de l'entrée en vigueur du traité, le 1er janvier 1994).
On a senti naître l'agacement, qui dissimulait à peine la panique, en janvier 1998. Le 17 de ce mois, le Drudge Report, site florissant d'Internet, sortit l'affaire Lewinsky et précipita la présidence Clinton dans une des crises virtuelles dont elle a le secret. On put alors mesurer à la louche la vertu de la presse “libre-officielle”, qui s'exclamait à l'infini sur ces non-journalistes qui ne recoupent pas leurs sources, qui balancent des informations sans avoir pesé le pour et le contre, etc. Tout cela était ironique, à nouveau, car c'est ironique de voir la vertu des bien-pensants soudain mise à mal par un rejeton d'une création dont ils ont hautement affirmé la valeur, et qu'ils croyaient être du camp de cette même vertu. Bien entendu, quand on examine le traitement que la presse “libre-officielle” a fait de l'affaire du Kosovo par rapport à l'information officielle et tenant compte de son devoir de recoupement, il y a de quoi s'interroger grandement à songer aux reproches qui furent lancés à Drudge. Drudge n'est certainement pas un ange, mais, en tous les cas, il ne prétend pas détenir la vertu en matière journalistique. Pour le reste, Drudge avait sorti une information qui valait son pesant d'or, car qui pourrait sérieusement soutenir que le contenu d'un témoignage d'un Président des États-Unis dans un procès intenté contre lui pour harcèlement sexuel n'est pas digne d'une manchette? La critique fut pourtant soutenu par la presse internationale, jugeant la presse US, obligée de suivre à son corps défendant la piste Drudge, pas assez respectueuse de l'information libre-officielle. (Depuis, notamment lors de la guerre du Kosovo, la presse libre-officielle américaine a prouvé combien elle savait être attentive à la ligne-Clinton, non parce que c'est Clinton mais parce que c'est le pouvoir et le système.)
Internet avait désormais ses titres de gloire après ses titres de noblesse (les zapatistes), et la presse “libre-officielle” pouvait commencer à s'en préoccuper. A cette époque encore (il y a 18 mois), on ne prêtait pas trop attention à la contradiction signalée plus haut (Internet/enfant du système, nourrissant des clandestins, non-journalistes/ennemis du système). Internet pouvait être un instrument au service de quelques marginaux rêveurs (zapatistes) ou de quelques marginaux échotiers (Drudge), mais pour l'essentiel le Web resterait dans la ligne (On Line).
La crise-guerre du Kosovo a dissipé cette dernière illusion. Internet a fait irruption dans l'arêne de l'information, où il est apparu comme le plus formidable adversaire de la presse libre-officielle et de l'information manipulée.
La première surprise d'Internet à cet égard est de pur bon sens: le système, tel qu'il fonctionne, avec sa primauté faite àl'accès illimité à la technique journalistique des sites, établit une paradoxale égalité des chances. Au contraire de la presse imprimée/parlée, celle qui nourrit la tendance “libre-officielle” et qui a besoin de beaucoup d'argent pour être diffusée, la puissance financière ne joue aucun rôle dans cette situation.
Certes, les “moteurs de recherche” peuvent privilégier tel ou tel site dans les indications qu'ils donnent, mais avec un minimum d'expérience, et compte tenu des ramifications que chaque site offre à l'“internaute” à la recherche de l'information, ce dernier suit très vite ses propres voies d'investigation et trouve rapidement les sites qui lui conviennent. Le résultat est une remarquable ouverture faite àdes sites au départ confidentiels, sans moyens capitalistiques apparents (en tous les cas, sans moyens capitalistiques utilisés pour leur notoriété). Voici trois exemples de cette situation:
• WorldNetDaily est n°1 au Top 100 des sites visités sur Internet depuis dix semaines. Le site est nettement d'orientation droitiste (droite républicaine conservatrice), anti-Clinton, opposé à la guerre du Kosovo, etc. Sa position de n°1 est apparue à la fin avril, puis s'est confirmée de semaine en semaine. Ce succès est sans aucun doute un pur produit de la guerre du Kosovo.
• Le succès de Stratfor a été foudroyant pendant la guerre, grâce à son site Kosovo Crisis. Stratfor annonce 850.000 entrées en avril, et 870.000 en mai. Site d'analyse professionnelle sans couleur politique, ses commentaires sont totalement indépendants, réalistes, sans aucune référence à la pensée officielle. Stratfor a abandonné pour l'occasion ses entrées payantes pour l'accès libre, s'appuyant désormais sur la publicité suscitée par ses entrées.
• Antiwar.com établi en 1995 au moment de l'engagement américain en Bosnie, avait alors connu un succès d'estime; succès renouvelé à l'occasion de l'une ou l'autre crise irakienne. Avec la guerre du Kosovo, le succès de Antiwar.com a été considérable, avec 1.000 entrées quotidiennes à la mi-avril, passant à plus de 5.000 au début mai. Surtout, Antiwar.com s'est trouvé au coeur de la tentative d'organisation du mouvement “anti-guerre” rassemblant des progressistes et des conservateurs aux États-Unnis.
Ces trois succès, mentionnés comme autant d'exemples d'une tendance générale, sont évidemment dûs à la guerre du Kosovo. La question politique posée aujourd'hui, et qui concerne encore plus la situation aux États-Unis que la situation sur Internet, est de savoir si leur succès dépassera cette période. Cela semble acquis pour WorldNetDaily et pour Stratfor, la question reste ouverte pour Antiwar.com. L'enjeu est bien de passer d'une circonstance conjoncturelle à une situation structurelle.
La première caractéristique de cette situation nouvelle d'Internet est qu'elle est d'abord américaine. Il n'y a aucune surprise à cela, d'abord parce que l'Amérique est évidemment le premier utilisateur d'Internet, ensuite parce que la situation intérieure des États-Unis est très différente, beaucoup plus complexe que ne le laisseraient supposer le fonctionnement apparent et la composition de son système dirigeant, notamment avec une représentation nationale semblant être le reflet d'une position politique majoritairement centriste qui caractériserait tous les autres aspects de la société américaine.
L'apparition d'Internet comme acteur “libre-dissident” du monde de l'information permet de mieux caractériser ce monde et ses problèmes. Il n'est bien entendu pas question de censure. Ce thème-là est dépassé, remplacé par la nécessité d'une capacité d'investigation pour distinguer, non pas tant entre propagande/mensonge et le reste, mais entre la version virtuelle de la situation du monde et la réalité de cette situation. L'action d'Internet durant la guerre du Kosovo n'est pas tant remarquable par son caractère général d'opposition à la guerre, que par son refus de soumettre l'information aux canons moralisants et vertueux dont l'information “libre-officielle” est toute entière chargée.
Internet est une information débarrassée des chaînes du “médiatisme”, mélange de conformisme et d'un moralisme développé pour dissimuler ce conformisme. C'est le refus de l'unanimisme qui s'impose désormais comme la vertu fondamentale de la presse générale, “libre-officielle”, qui a troqué la liberté pour la vertu (ce qui importe effectivement dans le développement de l'information/Internet pendant la guerre, c'est la diversité des opinions existante derrière la position générale anti-guerre qui s'exprima, plus que cette position anti-guerre elle-même; il s'agissait effectivement d'une situation de pluralité et d'une demande de liberté). La presse générale a choisi la vertu, et qui plus est la vertu officielle, Internet a recueilli la liberté. Ce n'est pas une vertu (sic) propre à Internet; c'est une nécessité: la liberté, abandonnée sur le bord du chemin, devait être recueillie par une âme compatissante. Ce fut Internet. Certains en conclueraient qu'Internet a une âme ...
Ce texte est repris de la rubrique ‘Contexte’ de la Lettre d'Analyse ‘dedefensa & eurostratégie’, Volume 14 n°20 du 10 juillet 1999.