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158117 décembre 2008 — C’est une avalanche d’articles définitifs et de qualificatifs également définitifs. C’est l’affaire Bernard Madoff. C’est une affaire dont The Independent écrit, comme d’autres sans doute, ce 16 décembre (hier), que « rarely has the world witnessed an exposure quite as traumatic as the collapse of Bernard Madoff's hedge fund». La traduction n’est pas nécessaire.
L’affaire Madoff est trop belle pour être seulement malhonnête. Elle est symbolique, abracadabrantesque, postmoderne, inexplicable et claire comme de l’eau de roche. Les gazettes ne cessent d’ajouter des détails, de rajouter des appréciations, de n’en pas croire leurs encriers.
The Independent encore:
«Investors around the world are counting the spiralling cost of the biggest fraud in history, a $50bn scam that has ensnared billionaire businessmen and tiny charities alike and whose tentacles have stretched further and deeper than anyone imagined.
»The fallout from the arrest of the Wall Street grandee Bernard Madoff was continuing to grow last night, as institution after institution detailed the extent of their possible losses, and the victims in the UK were headlined by HSBC and the Royal Bank of Scotland, which is majority-owned by the British Government.
»A charity set up by the Hollywood director Steven Spielberg was among those revealed to be among the victims, along with a foundation set up by Mort Zuckerman, one of the richest media and property magnates in the United States, dozens of Jewish organisations, sports team owners and a New Jersey senator.
»But the biggest confessions were coming from Wall Street, from the City of London and from the headquarters of European banks and from banks around the world. They have poured billions of dollars into Mr Madoff's too-good-to-be-true investment fund, which appeared to post double-digit annual returns come rain or shine.»
Ce commentaire de Jeremy Walker, également dans The Independent, mais cette fois du 17 décembre, pourrait-il s’appliquer à la situation ainsi mise à jour par la mise à jour des exploits de Madoff? «We are in uncharted waters. Nobody quite knows where we are heading. What we do know is that the economic storm continues to build.» De même, le sous-titre de l’article de Martin Wolfe, dans le Financial Times de ce même 17 décembre, que nous amputons à dessein, pourrait-il concerner Madoff: «[He]…confronts the challenge of a lifetime». Ce n’est le cas ni pour l’un ni pour l’autre. Tout cela concerne la décision sans précédent de Ben Bernanke, le patron de la Federal Reserve, effectivement engagé dans “la bataille de sa vie”, avec l’annonce de cette nuit que Le Monde décrit sobrement comme ceci:
«La Réserve fédérale des Etats-Unis (Fed) a décidé, mardi 16 décembre, de baisser son taux directeur à un niveau jamais atteint auparavant, en lui assignant une marge de fluctuation allant de 0 à 0,25 %, contre 1 % auparavant.»
Entretemps (hier, 16 décembre,avant la décision de la Fed), Robert Reich s’est exclamé, mais avec un désabusement audible, devant cette litanie de nouvelles catastrophiques: «And now, déflation». Il nous précise, en nous expliquant ce qui se passe, et en terminant par une référence historique:
«Consumer prices fell by 1.7 percent last month, according to the Bureau of Labor Statistics. That's the steepest drop in 61 years. Why? Because producers and sellers have discovered that consumers have just about stopped buying. The only way producers and sellers can shrink their inventories and pay their bills is to slash their prices low enough to get some consumers to buy. Automakers with acres of unsold cars are giving deep discounts. Retailers with piles of Christmas goods are holding "40-percent-off" sales. Cable-TV operators are cutting monthly fees. […]
»Deflation is more vicious than inflation because it's much harder to reverse deflationary expectations than inflationary ones. Japan's “lost décade” is evidence. The last time America witnessed a fall in consumer prices as large as we have now was in 1947, when wartime mobilization and large-scale government spending were winding down, there was lots of underutilized capacity, and producers and sellers were trying to lure consumers back into the habit of buying. What producers and sellers didn't know was that a whole new generation of returning GI's and baby-booming parents were about to spend like mad.
»Now, the situation is quite different. Rational consumers are starting to save whatever they can because they're understandably worried about the future.
»The sooner we have a major stimulus package, the better. The danger is that it will be too small.»
Le terme ne cesse de revenir sous leurs plumes : “uncharted waters”, ou bien “territoire inexploré”, – terra incognita, si vous voulez. Les observations déjà citées de Walker sur la décision de la Fed valent pour toute la situation, y compris la dernière phrase sur nous-mêmes, le monde entier, devant le volcan qui gronde de plus en plus fort, – la crise économique menaçant de devenir crise sociale… «We are in uncharted waters. Nobody quite knows where we are heading. What we do know is that the economic storm continues to build.»
Dans sa candeur catastrophique et catastrophiste, puisqu’il y est finalement venu après avoir psalmodié pendant des semaines que tout n’allait pas si mal, peut-être GW a-t-il trouvé le bon mot, – hier, sur CNN: «Bush said there was no one person or event to blame for the recent U.S. economic woes. Of the housing and financial markets, he said, “The whole system became inebriated.”» Le terme “inebriated”, nos lecteurs l’auront deviné par connaissance ou par proximité du mot “ébriété”, signifie que l’on est ivre, saoul, bourré, et, aussi bien, pour l’esprit de la chose, inconscient, groggy par ivresse. Le mot définit autant l’abracadabrantesque aventure financière et totalitaire dans son aspect gigantesque de Bernard Madoff que la situation actuelles et notre état d’esprit devant la perspective qui semble s’ouvrir; disons que ce sont les deux aspects de la chose, comme l’on a les deux aspects chez le maniaco-dépressif, qui est bien la maladie de notre temps.
C’est la même expression pour désigner Madoff et la déflation (et les 0% de Bernanke): terra incognita, – même si l’on peut évidemment établir, si cela nous chante, si nous avons le goût de la justice des hommes, une hiérarchie et une chronologie qui désignent les responsabilités accessoires. Il n’empêche qu’il y a bien un tout et que, dans ce cas, GW-le-philosophe n’a pas tort: c’est le système dans sa totalité qui est, par-dessus tout, enveloppé dans cette gangue virtualiste de folie, dans cette spirale de l’effondrement. A crise systémique, explication systémique. Nous arrivons, au seuil de cette terra incognita, sur le territoire des appréciations sur le fondement d’une civilisation qui aboutit à ça. Si le système est devenu fou, c’est que la civilisation qui l’a engendré jusqu’à se confondre avec lui comme le croisé de la Foi s’identifie à son Dieu est touchée par la même affection. Si l’on prend la peine de remonter un peu dans le temps, on découvrira que cette découverte n’en est pas une, qu’elle fut déjà largement étudiée, référencée, expliquée et commentée, par des esprits autrement ouverts et lucides, que nous avions l’habitude de ridiculiser in illo tempore pour leur peu de croyance dans notre Dieu-Progrès. (Rappelez-vous ce grand esprit du temps, Alan Greenspan, Monsieur-«I still do not understand exactly how it happened», disant le 10 juin 1998, il y a une décennie, lors d’une audition au Sénat, qu’il se pourrait bien que l’économie US ait atteint une position “au-delà de l’Histoire”, – «beyond history», quasiment intouchable si l'on veut, assise confortablement à la droite de Dieu.) Lorsque GW-le-philosophe nous dit ce qu’il nous dit, en bon Texan born-again après une cure de désintoxication, il ne fait que répéter, en un tout petit moins subtil, le «Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles… » de 1919.
Ainsi, la terra incognita ne l’est-elle finalement pas tant que cela, inconnue. Robert Reich lui-même, qui, aujourd’hui, diagnostique gravement et lucidement l’avancée du mal, nous garantissait, hier, il y a onze mois, que la chose ne se reproduirait pas, ne pourrait pas, ne pourrait jamais se reproduire. C’est pourtant bien le cas, sous nos yeux effarés: le terrible intermède de 1932-1933 se reproduit à sa façon postmoderne, en accéléré, avec l’atonie, la paralysie des gens, du vulgum pecus, des Dupont et des John Doe, – mais aussi, après tout, la paralysie des Reich, Madoff, Bernanke, Greenspan, toutes responsabilités et erreurs confondues… Ainsi vient le temps de ce qu’on nomme terra incognita, qui est en réalité le monde de tous les possibles, et l’on imagine bien vers où, vers quels abysses. L’un suggère que Bernanke va faire cette monstruosité, d’une façon très officielle (en fait, les USA ne se sont jamais privés de le faire, et ceci explique cela): faire tourner la planche à billets (ce que Martin Wolfe résume dans son analyse du jour par l’expression “Helicopter Ben” [Bernanke], et expliquant plus loin: « the most powerful weapons against deflation: the printing press and the “helicopter drop” of money»); Reich, en bon keynésien, envisage, face à ceux qui lui parlent de déficit budgétaire, le déficit à perpète, – et advienne que pourra, y compris l’installation d’un gouvernement interventionniste en permanence, peut-être des nationalisations sérieuses après tout, peut-être un gouvernement économique autoritaire au bout du compte. Dans l’état dépressif où se trouve la psychologie aujourd’hui, il est bien possible que toutes ces mesures, perspectives, etc., au lieu de rassurer en montrant la force de l’action décidée et envisagée, tendent à accentuer l’angoisse en suggérant évidemment la gravité d’une situation forçant à une telle action. En attendant et sans rien pronostiquer de leur réalité future, ce qui importe est que l'on évoque de telles échappées vers des situations si exceptionnelles. La psychologie, encore plus que le reste, est en terra incognita.
Il semble bien que nous soyons au terme de l’étrange “bulle” de quelques semaines qui, après le paroxysme de septembre-octobre, a plus (en Europe) ou moins (aux USA) anesthésié les grands et subtils esprits de nos directions politiques, ceux-ci se laissant croire après tout, dans tous les cas dans leurs manifestations publiques qui perpétuent le monde virtualiste auquel ils sont fortement attachés, que la crise était en bonne voie de résolution (“le pire est derrière nous”, dixit DSK). Cet artifice de communication est clos. A nouveau, en un tournemain, la dépression de la psychologie règne et les prévisions (re)deviennent catastrophiques, un étage plus haut. Le mot de “dépression”(économique) n’est plus tabou chez les dirigeants politiques. Entre les deux périodes (paroxysme de septembre-octobre, suivie de la relative accalmie de la perception), le pessimisme s’est haussé d’un cran. On parle, comme vous et mois, comme au café du Commerce, de perspectives qui, il y a six mois, étaient si complètement impensables qu'elles en étaient imprononçables.
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