Oui, — ils étaient payés et c’est très bien

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Oui, — ils étaient payés et c’est très bien

20 mai 2003 — Un article de l’hebdomadaire Defense News, mis en ligne le 19 mai 2003, apporte des éclaircissements convaincants, sinon décisifs, sur l’affaire d’une possible corruption américaine des généraux et cadres de la Garde Républicaine irakienne. (Nous avions évoqué cette affaire notamment dans notre F&C du 23 avril.) Cette corruption a eu effectivement lieu, de sources américaines les plus crédibles. Defense News cite notamment le général Tommy Franks comme ayant parlé directement aux journalistes de l’hebdomadaire. Cela tranche le cas : il y a bien eu corruption.

« “I had letters from Iraqi generals saying, ‘I now work for you,’” Gen. Tommy Franks, the U.S. Central Command chief who led allied forces in the 21-day war, told Defense News May 10 when asked whether the myriad of techniques to gain Iraqi cooperation were effective. He did not elaborate. »

On doit noter deux précisions importantes dans l’approche et l’information que nous donne Defense News :

• La corruption de ces généraux et autres cadres est appréciée comme “une arme” dans la présentation et le jugement qu’on en a, et c’est un point important comme on verra plus loin. (« The United States used a wide variety of weapons to topple Saddam Hussein’s regime, including payoffs to convince some Iraqi generals to keep their forces on the sidelines of the conflict, according to senior Pentagon officials and military commanders. »)

• D’autre part, il reste difficile de déterminer l’ampleur de cette opération de corruption, certainement considérable mais dont les limites sont encore floues et le resteront peut-être. (Ceci n’est pas dit mais il nous semble vraisemblable d’avancer que plusieurs organisations y travaillèrent, ce qui rend difficile, dans un système comme l’américain où chaque organisation a son autonomie, une évaluation finale. Certains services, comme la CIA, tiennent à garder “leurs” corrompus connus d’elle seule.) («  Despite a series of interviews with senior U.S. officials, it remains unclear how many Iraqi generals were approached by U.S. officials, how many of those agreed to sit out the war or walk away, how many accepted payoffs for their cooperation, and how much they were offered and in what form. »)

Nous vous présentons par ailleurs (dans “nos choix commentés”) le texte de cet article, pour y trouver tous les détails. Pour le reste, nous voudrions proposer trois remarques :

• Le classement de la corruption comme “arme” (weapon) est un pas de plus dans la révolution virtualiste de l’“art” militaire. Bien sûr, la corruption a de tous les temps été un outil parmi les autres de la conquête militaro-politique. Les Américains s’y entendent à merveille, ce qui se comprend dans la mesure où la corruption est une partie intégrante de la structure du système américain. (Le mot “corruption” n’a cours aux USA que pour les actes qui contreviennent aux règles de la corruption officielle, par ailleurs dénommée selon les circonstances “lobbying”, “groupe d’influence”, “donation”, etc.) Il existe de nombreux épisodes de corruption dans l’histoire de la guerre, le plus célèbre étant l’utilisation de la Mafia, par l’intermédiaire du gangster Charley “Lucky” Luciano, libéré pour l’occasion, pour la bataille de reconquête de la Sicile (1943) puis pendant la campagne d’Italie. (Cette action installa la Mafia comme une des forces politiques essentielles, avec la démocratie chrétienne, dans l’Italie démocratique de l’après-guerre.) Mais un pas conceptuel est franchi avec l’Irak : devenue une “arme”, la corruption en acquiert la vertu. Elle devient un outil effectivement vertueux dans la mesure où cet outil est utilisé par l’armée américaine, elle-même dispensatrice de vertu par essence. Désormais, les états d’âme pour l’utilisation de la corruption ne sont plus autorisés, et il est possible qu’on trouve rapidement un acronyme pour désigner la corruption (nous proposons SSCC, ou “Soft System of Coercition and Conviction”), ce qui contribuera décisivement à en faire une matière objective, du domaine de la science de la guerre, hors de toute atteinte de la morale.

• La psychologie US est d’ores et déjà en train de s’adapter à cette nouvelle situation, comme le montre la tonalité, l’esprit du texte de Defense News. On parle de la corruption comme d’un cruise missile, sans plus soulever, ne serait-ce que par un point d’exclamation ou trois petits points, la moindre réserve sur la méthode. La psychologie cloisonnée des Américains est en train de perdre le rapport entre notre “ SSCC” et la corruption, acte pénalement coupable et moralement condamnable. L’univers virtualiste s’enrichit d’un nouveau domaine.

• Le tour de passe-passe politique est considérable. Le “triomphe” US en Irak est un argument d’un poids considérable, en prétendant démontrer la puissance invincible, le brio opérationnel, l’exceptionnelle souplesse de la plus formidable machine de guerre de l’histoire. Qui résisterait à cet argument pour se soumettre, pour abdiquer politiquement ? Mais que reste-t-il précisément de ce jugement dithyrambique si l’on prend en compte l’action du système “SSCC” (la corruption des généraux irakiens) ? C’est un peu comme si l’on apprenait, par la découverte de documents irréfutables, que, la veille d’Austerlitz, Napoléon avait acheté l’Empereur d’Autriche et le général russe Koutouzov. Quelle révision du jugement ne serait-on conduit à faire sur le génie militaire de l’Empereur des Français et sur la valeur militaire de la Grande Armée, tout en reconnaissant au premier l’entregent d’un homme d’affaires un peu douteux ? Avec, comme conséquence, l’évolution de l’évaluation du poids politique. Pour aujourd’hui et l’affaire irakienne, s’il existait des experts et des officiels libres et sérieux à la fois en Occident, et notamment en Europe, ils devraient être en train de développer une réévaluation complète de la réalité de la puissance et de l’efficacité de la première armée du monde, — avec les conclusions politiques qui importent.