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8394 février 2009 — Comme d’habitude à chaque nouvelle présidence US, les Britanniques sont sur les dents. Il leur faut, à chaque fois, renouveler le bail qu’ils jugent si avantageux des special relationships avec les USA. (A propos de cet avantage, les discussions sont infinies et contrastées; il n’apparaît en aucune façon que cet avantage soit évident, si l’on considère les contraintes attachées à ces mêmes special relationships.)
Il s’agit donc de conquérir le coeur de l’équipe Obama, pour le cas qui nous intéresse. D’une façon très formaliste, les Britanniques jugent que les gestes symboliques ont toute leur importance, et notament le fait d’être “les premiers” à quelque chose (serrer la main d’Obama-président, lui parler au téléphone, etc.). De ce côté, ils pourraient paraître rassurés: Gordon Brown a été le premier dirigeant étranger à parler à Obama-président, le secrétaire au Foreign Office Miliband a été le premier ministre des affaires étrangères étranger à faire la bise à Hillary Clinton. On n’y peut rien, mais tout cela est effectivement pris au sérieux par les diplomates britanniques, sérieux comme autant de papes.
Par ailleurs, il y a certaines précisions, certains détails autour de la rencontre entre les deux ministres des affaires étrangères qui, en même temps, alimentent et grandissent les craintes britanniques. L’affaire n’a pas dissipé toutes les “craintes”, – puisque “craintes” il y a, chez les Britanniques. (Voir notre Bloc-Notes de ce jour à ce propos.)
... Mais la principale d’entre ces “craintes” vaut qu’on s’y arrête, d’autant qu’elle n’a pas de lien direct avec la rencontre Miliband-Hillary. La clause American Buy contenue jusqu’à maintenant dans le texte de loi du “stimulus plan”, clause rajoutée par les députés de la Chambre des Représentants et pour l’instant complétée par les sénateurs qui examinent le projet, cette clause fait dresser les cheveux sur la tête de Gordon Brown. Les relents protectionnistes de la chose lui sont insupportables, tout comme à Sir Peter Mandelson. Pour le gouvernement britannique, le développement du protectionnisme serait le coup de grâce porté à la politique générale du Royaume-Uni, qu’on essaie actuellement de renflouer en lançant le “truc” de la Global Social Democracy”.
Les Britanniques avancent sur des oeufs, n’osant critiquer ouvertement la poussée US dans le sens du protectionnisme. Ils ont bondi à nouveau en lisant le commentaire du vice-président Joe Biden, tel que le rapportait The Independent le 2 février:
«The American trade unions which enthusiastically backed Mr Obama’s economic platform on the campaign trail are demanding payback in the form of protectionist provisions that will ensure the largest government spending programme in history is focused almost exclusively on US manufacturers.
»Democrats in the Senate have responded to public pressure to safeguard American jobsby stuffing the package with even more Buy American regulations than members of the House of Representatives had sought. The Senate is demanding that federal moneyfor federal projects is only spent on goods and services made by US producers.
»The Vice-President, Joe Biden, added to international concerns when he said: “I don’t view [the Buy American provisions] as some of the pure free-traders view it, as a harbinger of protectionism.” Last week the House of Representatives version of the bill stirred alarm in the EU and Canada by demanding that all iron and steel bought to rebuild the country’s crumbling infrastructure has to be American made.»
Les Britanniques sont intervenus avec une insistance fiévreuse auprès de Washington. Ils l’ont fait, notamment, par le relais d’Hillary Clinton, qui semble actuellement leur meilleure alliée au sein de l’administration Obama (d’où la rencontre Milibrand-Hillary). Ils ont obtenu une prise de position d’Obama, répercutée ce 4 février par le Times de Londres… Cette prise de position du président US, notons-le bien, concerne le “langage” de la clause Buy American, pour que les USA n’envoient pas au monde un “message” qui ferait croire qu’ils sont préoccupés d’eux-mêmes seulement, et pas du Rest Of the World.
«Last night Mr Obama gave a strong signal that he would remove the most provocative passages from the Bill. “I agree that we can’t send a protectionist message,” he said in an interview with Fox TV. “I want to see what kind of language we can work on this issue. I think it would be a mistake, though, at a time when worldwide trade is declining, for us to start sending a message that somehow we’re just looking after ourselves and not concerned with world trade.”»
Ce même article souligne combien Brown est dans une position difficile. Il est ardemment anti-protectionniste mais ne doit pas trop le manifester pour éviter des problèmes intérieurs. La situation intérieure au Royaume-Uni est tendue, et peu conforme à ce que les experts en disent, en proclament et en attendent; comme le fait remarquer un lecteur, nous n’avons guère parlé des divers troubles sociaux, de tendance protectionniste, voire xénophobe, qui ternissent l’image d’Epinal qu’entretiennent ces mêmes experts (Nous faisons amende mémorable et notons également que Nicolas Baverez en aura son désarroi grandi, lui qui dit: «Le Royaume-Uni subit le choc le plus violent, avec la chute de la City, l'éclatement d'une énorme bulle immobilière, la fin de la rente de la mer du Nord, mais la société fait front»).
Le protectionnisme est partout de retour, comme on le notait déjà le 31 janvier et il commence à poser des problèmes politiques de taille. Le dilemme est courant: les théoriciens du libre échange se trouvent en complète opposition avec les tendances populaires, d’habitude aisément expédiées d’un méprisant “populistes”, – mais, aujourd’hui, plus difficiles à disperser.
Les USA répondent comme ils peuvent et ont l‘habitude de faire: par de la rhétorique virtualiste. Si l’on comprend bien, Obama dit qu’il faut rédiger la clause Buy American en langage non-protectionniste. Cela revient-il à du Biden: «I don’t view [the Buy American provisions] as some of the pure free-traders view it, as a harbinger of protectionism»? Obama voudrait simplement que l’on présentât la clause avec cet avertissement: “Attention, ceci n’est absolument pas du protectionnisme”. Au-delà, que pourrait-il vraiment faire si cette clause s’avérait comme une condition importante permettant d’obtenir l’accord du Congrès pour son plan de relance qui se heurte à divers chausse trappes installées de divers côtés?
D’ailleurs, faut-il le critiquer? Obama est pressé sur sa droite (les républicains), sur sa gauche (les syndicats), et son “stimulus plan” dépend pour l’instant en bonne part de cette clause. Par ailleurs, la clause répond à une impeccable logique, d’autant plus impeccable après avoir déversé des centaines de $milliards chez des banques insolvables d’abord préoccupées de boucler les bonus récompensant leurs dirigeants incontestablement méritants. Le moins que les parlementaires puissent promettre à leurs constituants, c’est que leur argent (celui des constituants) ira dans des poches US. Ce raisonnement simpliste a encore cours à notre époque, même si cela en désespère certains.
La même tendance se retrouve dans nombre de pays comme c’est, sans grande originalité, la coutume en temps de crise, et selon une logique implacablement raisonnable. La Commission européenne fulmine en permanence, sans que personne ne prête vraiment attention à ses éclats, – sauf quand les éclats en question arrangent ceux-là qui veulent justifier un surcroît de protection pour eux-mêmes. Ainsi les attaques de la Commission contre l’aide US à l’industrie automobile, déjà très vives, devraient-elles se multiplier devant la très probable nouvelle vague d’aide de Washington pour cette industrie qui se trouve à nouveau au bord de l’effondrement. La Commission aurait alors à nouveau renforcé le camp de ceux qui, en Europe, veulent accentuer la protection de l’industrie automobile européenne, c’est-à-dire le camp des protectionnistes.
En d’autres termes, le protectionnisme, qui n’est pas nécessairement cette peste épouvantable qui hantent les bonnes âmes postmodernes, a encore de beaux jours devant lui. Qu’il accélère la catastrophe, selon les prévisions inquiètes des spécialistes, dirigeants et experts qui, depuis des années, vous livrent des prévisions selon lesquelles le système est promis à un brillant avenir, qui n’ont rien, absolument rien vu venir du 15 septembre 2008, est-ce un véritable argument? Cela donne bonne contenance dans les conférences, mais reste infiniment suspect. L’argument que le protectionnisme a entraîné la Grande Dépression vient de ces mêmes hommes qui vous disaient que le système, tel qu’il existe, avait tous les verrous possibles pour interdire la moindre possibilité qu’on ait d’une crise qui puisse nous rapprocher d’une occurrence du type de la Grande Dépression; cela permettrait à un mauvais esprit de noter que, pour notre cas, c'est bien le libre-échange, notre doctrine officielle depuis 20 ou 30 ans, qui nous a conduit au bord d'une nouvelle Grande Dépression. Derrière l’apparence de leur raison, il y a beaucoup d’excitation chez les libre-échangistes, de vanité blessé et de dogmatisme campé sur ses positions.
Pourtant, le tintamarre est effectivement épouvantable. C’est alors qu’il faut conclure que le combat est plus profond encore qu’il ne paraît. Il est moins économique qu’on croit, et plus historique qu’on imagine. Derrière cette bataille à propos du protectionnisme, conduit par les Britanniques tambours battants et beaucoup moins par les Américains, il y a effectivement une bataille plus générale qui implique une domination intellectuelle, – dirions-nous presque “spirituelle”, en nous référant à la croyance qui habite l’esprit fiévreux des libre-échangistes? Il s’agit de la domination anglo-saxonne exercée sur l’époque, avec tous les moyens du bord qu’on connaît, notamment la communication qui transforme la réalité en virtualisme, particulièrement avec l’aide de procédés comme la diabolisation. “Protectionnisme” est un mot diabolisé, un des piliers de l’empire virtualiste et psychologique des Anglo-Saxons sur le monde. Les américanistes comprennent à peu près cela, mais avec eux la ficelle est un peu grosse, d’autant qu’ils se croient toujours au temps de l’“hyperpuissance” où ils pouvaient faire le contraire de ce qu’ils commandaient aux autres sans s’en dissimuler une seconde. L’argument à-la-Biden aura du mal à tenir, si la clause Buy American est maintenue dans ses fondements. Par conséquent, dans cette bataille pour maintenir une dictature de l’esprit, les USA sont d’une aide assez piètre pour les Britanniques, qui sont les seuls à défendre la forteresse assiégée. Les Britanniques ont le sens de l’Histoire, même pour la tromperie et les batailles qui tournent mal. Si, demain, les mesures protectionnistes s’étendent, s’il faut en passer par là, c’est alors qu’on verra dans l’évolution des temps une ombre ressemblant au Waterloo des conceptions anglo-saxonnes et dominatrices.
Qu’on s’attache à cette vision des faits, dans une époque si complètement forgée, dominée et manipulée par la communication. Le malaise britannique est, aujourd’hui, un des phénomènes fondamentaux pour nous faire mesurer l’évolution de la situation générale. Il est une bonne mesure de la crise, une appréciation assez juste de son caractère “systémique”, selon le qualificatif désormais inévitable.
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