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5620Voici un excellent mélange de précisions techniques, technologiques, opérationnelles d'une part, et de révélations politiques et historiques d'autre part. Chacun trouve son compte. Tout honnête homme qui veut bien connaître de la guerre froide, et mieux comprendre le rôle et le comportement des États-Unis aujourd'hui, doit se fixer comme tâche impérative la lecture de ce livre. Il y trouvera des détails qu'on ne trouve nulle part ailleurs. Paul Lashmar, au départ journaliste spécialisé, n'a pas ce puissant appareil d'auto-censure qui marque le comportement de tout journaliste occidental de bonne réputation.
Il y a un héros singulier et vrai “chevalier de la Guerre froide” dans ce livre: le général Curtiss LeMay, le fondateur, l'organisateur, l'inspirateur du Strategic Air Command. LeMay en avait fait sa “chose”. Quand il le quitta, en 1957 après dix ans de commandement (un record), pour l'état-major de l'USAF, LeMay plaça à la tête du SAC un de “ses” hommes, Thomas S. Power, qui garda le SAC jusqu'en 1964 (en même temps que LeMay partait à la retraite). On fait les comptes: la force stratégique de l'USAF resta entre les mains d'un seul homme, Curtiss LeMay, de 1947 à 1964.
Ce qu'on découvre alors, ce que Lashmar nous fait découvrir, est hors du commun et mérite sans aucun doute un développement: toute notre histoire contemporaine doit être appréciée en fonction de ces événements passés qu'on commence à peine à découvrir. Lashmar écrit en conclusion: ''J'ai conclu que, sous la direction de LeMay, [...] les missions de reconnaissance [...] devinrent un outil politique global. [...Elles] constituaient une provocation systématique dans un jeu de poker terrifiant.''
(Recension du 15 mai 2001 — Spy Flights in the Cold War, 244 pages, Sutton Publishing Ltd, Stroud, Glucestshire, UK, 1996)
Pour mieux informer nos lecteurs à propos de ce livre et des conditions qu'il décrit, dans le sens méthodologique que nous suggérons, nous proposons la lecture d'une analyse parue dans notre Lettre d'Analyse de defensa & eurostratégie, numéro du 10 novembre 1997, Vol13, numéro 05.
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Nous avons signalé dans notre dernière livraison (25 octobre 1997) le livre de Paul Lashmar, Spy Flights of the Cold War. Nous y revenons dans un cadre plus large, et avec d'autres références à côté pour lui donner la dimension plus générale qu'il mérite, parce que les éléments que met à jour ce chercheur nous apparaissent fondamentaux pour contribuer à une récriture de la Guerre Froide.
La tâche n'est pas seulement historique. Récrire l'histoire de la Guerre Froide, c'est revoir le rôle de chacun des protagonistes; c'est réviser le jugement que l'on porte sur eux et le sentiment éprouvé à leur égard, et notamment, pour ce qu'imposent l'actualité politique et le réalisme, sur l'un d'entre eux, aujourd'hui plus actif et triomphant que jamais, et justement auréolé de sa “victoire”, notamment morale, dans la Guerre Froide. L'enjeu est important. Nul n'ignore qu'il s'agit, pour les États-Unis, d'une position privilégiée, et encore plus ànotre sens au niveau du magistère moral que ce pays entend exercer sur le reste du monde et qui lui permet d'instrumenter une tactique d'hégémonie globale ... Si elle se fait, la récriture de l'histoire de la Guerre Froide doit jouer nécessairement un rôle essentiel dans la contestation éventuelle qui serait portée à la position de prépondérance morale, et donc politique, qu'entend tenir l'Amérique par rapport au reste du monde.
Mais plutôt que “récrire”, parlons d'écriture de l'Histoire de la Guerre Froide, car rien n'a encore été fait de sérieux à partir des archives mises à jour, des deux côtés. Jusqu'ici, l'ouverture des archives qu'ont amené les événements depuis 1989 a essentiellement concerné l'Union Soviétique et le mouvement communiste dans son aspect le plus structurel (c'est-à-dire essentiellement intérieur). Elles ont permis en général de confirmer ce qu'on savait déjà de ce phénomène, et qui était contesté et même occulté par la position d'influence qu'occupait l'idée communiste dans nombre d'intelligentsias occidentales. Elles ont confirmé la structure de l'État soviétique comme État policier en substance; le rôle omniprésent de la police politique, de la Tchéka des origines au KGB; l'ampleur colossale de la répression qui a pesé pendant soixante-dix ans sur le peuple russe et les peuples voisins ou lointains soumis au joug soviétique. De façon plus structurelle comme mentionné plus haut, elles ont confirmé deux aspects essentiels du phénomène soviétique.
• Le premier de ces aspects est le rôle fondamental, omniprésent et sine qua non du mensonge comme attitude politique: le régime soviétique avait créé un univers parallèle, quasiment un univers virtuel affirmant comme des réalités des situations absolument étrangères à la réalité. L'importance du mensonge dans l'univers soviétique est le fondement même de toute explication sérieuse du phénomène, et cela doit également constituer un enseignement très sérieux pour notre propre époque (depuis 1989-91), tant par certains côtés nos régimes empruntent à cet aspect des choses. Il est manifeste que dans les années 1980, une “langue de bois” occidentale a achevé de se mettre en place pour servir à la description de la situation de nos régimes, parallèlement à la “langue de bois” soviétique qui, elle, achevait sa course dans la glasnost gorbatchévienne. Notre appréciation est justement que la glasnost de Gorbatchev, quelles qu'aient été ses arrière-pensées, a constitué l'élément psychologique fondamental de la des- truction d'une situation elle-même marquée par la psychologie (le mensonge), et en fin de compte de la destruction du régime soviétique entre 1986 et 1991. Celui-ci se serait ainsi effondré parce qu'aux yeux mêmes des citoyens soviétiques comme de leurs dirigeants, la réalité est apparue en pleine lumière. Si l'Union Soviétique s'est effondrée com-me un château de cartes, c'est de “cartes” essentiellement psychologiques qu'il faut parler.
• Le second de ces aspects découverts par l'histoire enfin écrite du phénomène communiste est le désordre. A cause de son usage exclusif et systématique du mensonge, le régime policier soviétique recouvrait, derrière son apparence de fermeté et malgré l'oppression extraordinaire qu'il exerça sur la Russie (et ensuite les autres pays du bloc com- muniste), un désordre tout aussi extraordinaire. C'est là le résultat évident de la confrontation du monde virtuel du mensonge avec la réalité. L'économie soviétique vivait en bonne partie avec une branche cachée et illégale (dite de “marché noir”), qui constituait jusqu'à un cinquième du total des activités écono-miques en Union Soviétique et, parce qu'elle portait sur les biens de consommation, permettait à la population de vivre, et parfois, plus simplement, de survivre. Les principaux constituants de la puissance soviétique, et notamment la puissance de l'armée rouge, cachaient derrière une structure d'apparence formidable un désordre complet. L'effondrement structurel de cette armée en est évidemment le signe le plus évident. La répression policière elle-même fut menée dans le plus complet désordre, sans souci d'efficacité, mais plutôt par souci de répondre à des normes bureaucratiques absurdes. (Dès 1967 dans La Grande Terreur, l'historien britannique Robert Conquest avait montré cet aspect du phénomène de façon irréfutable; il citait nombre d'exemples, dans les années 1936-39, où le chef du NKVD Nikolaï Iejov exigeait de ses commandements régionaux des “quotas” de liquidation de “contre-révolutionnaires” que les commandements locaux avaient le plus grand mal à satisfaire puisque cette étiquette recouvrait effectivement une situation virtuelle, sans rapport avec les réalités. D'où des choix arbitraires, faisant qu'on arrêtait et exécutait littéralement n'importe qui, sans la moindre raison logique, même du point de vue de l'efficacité de la répression policière.)
Il résulte de ces appréciations qu'on peut, pour définir la notion de puissance formidable qui a constamment caractérisé l'évaluation de l'URSS pendant la Guerre Froide, faire une proposition à peu près contraire: cette puissance dissimulait une fragilité structurelle sans équivalent, rendant compte à la fois du mensonge et du désordre. L'explication de la facilité et de la rapidité de l'effondrement de l'URSS s'en trouve évidemment grandement éclaircie: derrière la virtualité du mensonge, il n'y avait rien que désordre. L'URSS effondrée (c'est-à-dire la Russie chaotique) n'a fait qu'apparaître en pleine lumière pour ce qu'elle était en réalité. Il n'y a pas eu effondrement, il y a eu mise à jour: derrière le mensonge, le désordre existait déjà.
Cet aspect essentiel du régime soviétique, la faiblesse ontologique de celui-ci derrière l'apparence de la puissance et du rangement inflexible, tient évidemment une place importante dans la nécessaire entreprise de récriture/écriture de l'histoire de la Guerre Froide. Il la tient d'une façon évidente et en lui-même, en permettant de préciser encore plus la place et le sens du phénomène communiste (plus que soviétique). D'autre part, il la tient d'une façon indirecte et cette fois du côté américain, – dont les archives, pour le compte, commencent àêtre examinées à leur tour sans les arrière-pensées de l'affrontement, et dont l'effet déstabilisant pour nos croyances devraient être bien plus grand que dans le cas soviétique àpropos duquel certains se doutaient de quelque chose.
La faiblesse et le désordre communiste/soviétique nous ramènent au livre de Lashmar que nous mentionnions au début de cette analyse. Ce que Lashmar décrit d'abord comme arrière-plan, c'est effectivement la faiblesse soviétique, l'incapacité de l'URSS à s'opposer aux missions aériennes anglo-saxonnes (américaines, supplées par les Britanniques dans nombre de cas) de surveillance et d'espionnage avec violation systématique de son espace aérien, essentiellement dans la période 1948-1962. S'il y eut des incidents, et parfois la destruction d'avions occidentaux, il s'agit d'exceptions; d'une façon générale ceux-ci intervenaient en toute impunité dans l'espace aérien soviétique. Cette sensation d'être absolument exposé aux incursions de l'adversaire (c'est-à-dire, in fine à celle de bombardiers nucléaires, évidemment capables de faire aussi impunément ce que faisaient les avions-espions) joua un rôle fondamental dans l'attitude psychologique des dirigeants soviétiques, donc dans leurs décisions politiques, et enfin interféra de façon dramatique dans la politique de la Guerre Froide elle-même. Les archives militaires soviétiques, tout comme l'interrogation d'acteurs russes de cette époque par Lashmar, confirment ce fait. Krouchtchev enrageait de cette situation, et il avait d'autant plus de mal à croire aux bonnes intentions d'Eisenhower; ce dernier ignorait, de son côté, nombre des agissements du général LeMay, du Strategic Air Command et de l'USAF en général.
En effet, ce qu'expose Lashmar, c'est que l'USAF et le SAC, et précisément un homme, le général Curtiss LeMay, eurent une politique spécifique à l'égard (à l'encontre serait plus juste) de l'URSS. Cette politique échappa complètement dans sa signification ontologique au pouvoir politique (principalement les deux mandats de l'administration Eisenhower durant laquelle culmina cette politique). Eisenhower voyait dans les missions d'espionnage une simple recherche de renseignement. Il n'en était informé que très partiellement, et se doutait d'ailleurs de cette dramatique insuffisance. (Lashmar explique qu'Eisenhower intervint pour que le programme des avions-espions U-2 soit confié à la CIA pour tenter d'enlever la prérogative des missions d'espionnage à LeMay et au SAC dans l'espoir de mieux contrôler l'activité d'espionnage aérien ; pour autant, Eisenhower ne fut pas mieux informé par la CIA à propos des vols de U-2...)
LeMay était auréolé d'une formidable popularité. Il avait été l'architecte des bombardements stratégiques sur le Japon en 1944-45, jusqu'à la bombe atomique, qui constituèrent au contraire du cas européen (contre l'Allemagne) l'exemple d'une offensive aérienne stratégique réussie (la capitulation japonaise pouvant être considérée comme une conséquence directe de ces bombardements). Après la guerre, LeMay (outre son rôle dans le pont aérien de Berlin en 1948) fut le bâtisseur de la plus formidable force stratégique offensive qu'ait connue l'Histoire: le Strategic Air Command et sa force de bombardement stratégique à capacités nucléaires (bom- bardiers ensuite renforcés de missiles stratégiques); jusqu'à l'entrée en service des sous-marins lanceurs d'engins stratégiques à têtes nucléaires Polaris (en 1962-63), le SAC fut l'unique force de dissuasion stratégique des États-Unis. Cet outil constituait par ses moyens et par ses plans de guerre l'application de la doctrine de LeMay d'annihilation totale d'un adversaire sous les coups de bombardements massifs et sans aucune discrimination («Il n'y a pas d'innocents dans une guerre», affirmait LeMay lorsqu'on remarquait les pertes civiles énormes qu'impliquait sa doctrine).
Un autre élément décisif est que cet homme tint dans ses mains la puissance stratégique nucléaire des États-Unis pendant une longue période, de 1948 à 1965: commandant en chef du SAC de 1948 à 1956, vice-chef d'état-major de l'USAF jusqu'en 1960, puis chef d'état-major jusqu'en 1965, ayant été remplacé au SAC de 1956 à1964 par le général Thomas Powers, un de ses “lieutenants” (Powers est décrit comme «his hatchet man [tueur à gages] in those days», par un ancien pilote du SAC, Al Austin, dont Lashmar a recueilli le témoignage). LeMay confiait à l'analyste de la Maison-Blanche Dan Ellsberg au début des années soixante (Kennedy commençait sa présidence) qu'«il ne voyait pas pourquoi le Président avait besoin d'“être dans le coup” lors de la décision de lancer une attaque nucléaire. [LeMay] déclara qu'il lui semblait inapproprié qu'une personne arrivée à son poste deux mois auparavant dut prendre la décision alors qu'on trouvait des gens comme lui-même qui avaient passé leur vie entière à se préparer à une telle éventualité.»
Lashmar critique les présidents successifs (Eisenhower et Kennedy) pour n'avoir pas stoppé la carrière, en le démettant ou en empêchant ses nominations, de cet homme dont le comportement quotidien constituait de façon aussi manifeste un viol constant des prérogatives du pouvoir politique civil. Ainsi juge-t-il qu'ils portent une part de responsabilité dans les effets politiques dévastateurs du comportement de LeMay. Nous serons moins sévère: il nous semble plutôt qu'on n'a pas mesuré la puissance de tels hommes (LeMay dans ce cas, mais on verra plus loin celui de J. Edgar Hoover) et comme corollaire la faiblesse réelle du pouvoir politique civil aux États-Unis. Ni Eisenhower, ni Kennedy n'avaient les moyens et la position pour affronter la crise, au sein de l'armée et au Congrès, qu'eut constitué l'élimination d'un LeMay. [Ce constat doit conduire à d'autant plus rendre à Kennedy, dont les faiblesses n'ont cessé d'être mises en évidence ces dernières années, un certain crédit, en tout cas pour une circonstance capitale: sa résistance, durant la crise de Cuba, à la formidable pression psychologique d'hommes tels que LeMay, pour lesquels la seule voie possible était évidemment l'attaque stratégique nucléaire préventive; tout cela, alors que quasiment tous ses conseillers avaient abandonné l'option de la négociation pure (appuyée sur l'embargo) que choisit finalement Kennedy, seul à cette occasion.]
Lashmar décrit en détails et d'une manière irréfutable l'historique et la technique des vols de reconnaissance sur l'Union Soviétique, rendus possibles par l'infériorité technique constante des Soviétiques dans la défense aérienne, la chasse d'interception, etc. Ces vols de reconnaissance auraient pu amener des changements spectaculaires dans le climat de la Guerre Froide et des relations entre les deux blocs, jusqu'à éventuellement mettre fin à cette situation des décennies avant 1989 (on fut proche de tels changements en 1962-63 après la crise de Cuba avec les contacts Kennedy-Krouchtchev, et en 1973-74 avec les contacts Nixon-Brejnev; l'élimination des deux présidents américains prend à cette lumière un tour encore plus dramatique et encourage les interprétations les plus diverses). Ils auraient pu donner le moyen aux dirigeants américains d'apprécier la réalité stratégique de la situation soviétique. (1) Cela ne fut jamais le cas. Les évaluations faites depuis 1947-48 de la puissance soviétique, et par conséquent des intentions soviétiques, furent constamment travesties (le bomber gap de 1954 puis le missile gap de 1957 en furent les étapes les plus célèbres) au profit d'une surévaluation qui maintenait le climat de la Guerre Froide. (Les chiffres venaient essentiellement de l'USAF, et par conséquent de LeMay qui détenait jusqu'en 1956-57 [entrée en service des U-2 de la CIA] l'essentiel des moyens de reconnaissance aérienne; l'U.S. Navy et la CIA s'opposèrent souvent, par leurs propres analyses, au caractère alarmiste imposé par l'aviation et par LeMay.) Ces surévaluations servaient à maintenir une pression constante pour obtenir d'importants crédits militaires de l'administration en place et du Congrès.
Lashmar expédie ce débat en mettant en évidence que les vols de reconnaissance n'avaient pas vraiment un but d'information qui aurait pu servir à une politique générale du pays. Ils étaient devenus la “politique” en soi d'un clan mené par LeMay, et une politique de provocation systématique dont le but était de provoquer une réaction soviétique justifiant une “riposte” nucléaire stratégique du SAC. LeMay vantait les vertus d'un plan développé en 1953 par le colonel Sleeper de l'USAF à l'Air War College, et désigné Project Control. Celui-ci impliquait un chantage nucléaire contre l'URSS, assorti de tirs nucléaires limités de “démonstration” (contre telle ou telle ville russe), pour obtenir un désarmement unilatéral de l'URSS. C'est le domaine de la paranoïa de quelques-uns, disposant des instruments de la dissuasion ultime et de leur contrôle, sans être investis de l'autorité et de la responsabilité constitutionnelles d'en user.
Ainsi LeMay organisa-t-il des vols dont le Président en place (ni le reste de l'administration) ne savait rien, et qui impliquaient des violations délibérées, et surtout très visibles, de l'espace aérien soviétique, dans l'espoir de déclencher une réaction soviétique justifiant la riposte du SAC, riposte qui aurait été ordonnée hors du contrôle du même Président. Ainsi LeMay mit-il de sa seule initiative, en pleine crise de Cuba, ses forces en statut DefCon 2 (Defense Condition), c'est-à-dire l'ultime degré de préparation avant la guerre, alors que Kennedy n'avait autorisé que DefCon 3 pour ne pas risquer de paraître aux yeux des Soviétiques sur le point d'engager les hostilités. Ainsi LeMay maintint-il un tir d'essai d'un ICBM américain le 26 octobre 1962, au sommet de la tension de la crise cubaine, avec peut-être le secret espoir qu'il soit identifié par les Soviétiques comme le premier acte d'une attaque nucléaire et déclenche leur riposte ...
Lashmar résume: «Il s'agissait, sous la direction de LeMay puis de Powers, de transcender l'habituelle fonction de collecte d'informations des vols de reconnaissance, en un outil d'une politique globale. [...] LeMay imposa une pression terrible sur l'Union soviétique. Ces missions constituaient une provocation systématique dans un jeu de poker terrifiant.»
Le tableau est impressionnant. Pour en avoir une vue plus complète et mettre en évidence la situation politique des États-Unis pendant ces années, il faut mentionner l'existence d'un acteur complé- mentaire de LeMay, cette fois au plan intérieur: J. Edgar Hoover, le directeur du FBI de 1924 à 1972 (une longévité encore plus exceptionnelle dans le cas de ce service fédéral que l'est celle de LeMay à la tête du SAC et de l'USAF). Hoover joua un rôle essentiel en manipulant les principaux mécanismes qui, pendant la période de Guerre Froide, alimentèrent une hystérie anti-communiste interdisant toute appréciation réaliste de la situation; il alimenta d'informations biaisées et tendancieuses et manipula le sénateur McCarthy et divers autres parlementaires lancés dans la “chasse aux sorcières” des années 1947-56, donnant ainsi à sa “politique” un cadre constitutionnel qui contraignait même les libéraux, et en général les autorités gouvernementales, à la soutenir plus ou moins. Dans le cas de Hoover également, l'accession aux archives le concernant a permis ces dernières années d'embrasser le rôle fondamental qu'il joua comme principal manipulateur de la position intérieure des États-Unis vis-à-vis du phénomène communiste. (2)
De même que LeMay veillait à ce que les évaluations de la puissance soviétique justifiassent une position d'agressivité constante de l'appareil militaire américain, de même Hoover ne cessait d'agiter une analyse complètement déformée de la pénétration de l'idéologie communiste en Amérique. Ni l'un ni l'autre ne cherchèrent vraiment à réduire cette “menace” (le FBI concentra durant des décennies ses coups contre le fantômatique PC américain au dépens de sa lutte contre les espions du NKVD [puis du MGB et du KGB]). L'existence même de cette menace (et par conséquent l'image outrancière qu'ils en donnaient) constituait le fondement de leur action, et leur raison d'être.
Il est difficile d'accréditer l'idée, répandue dans la critique radicale de gauche, de l'existence d'un complot qui se serait appuyé sur ce qu'on nomma le “Complexe militaro-industriel”. Celui-ci existait et fonctionnait àmerveille, servi par les orientations politiques générales et la position de force mise en place par l'industrie de défense, ses composants (no- tamment l'industrie aéronautique) et ses créations (notamment les industries électronique et informatique). La politique délibérée qu'on décrit ici est le fait de quelques individualités arrivées aux leviers de commande d'ensembles de puissance exceptionnels, dans un pays dont on découvre avec étonnement le caractère hyper-centralisé et dégagé des entraves du contrôle démocratique lorsqu'il s'agit des domaines essentiels de la sécurité nationale et des pressions d'influence sur l'opinion publique et sur l'opinion des grands corps du système (Congrès et présidence). Quant àl'“idéologie” qui menait l'action de ces quelques individualités, on serait conduit à parler plutôt de pathologie, ce qui semble être en partie une explication acceptable in fine du comportement d'un LeMay ou d'un Hoover. Sur le fond les politiques de LeMay et de Hoover correspondaient évidemment aux penchants et aux intérêts du “Complexe”.
En 1965, LeMay partit à la retraite, non sans avoir donné un dernier conseil pour assurer une rapide victoire au Viet-nâm («ramener [ce pays] à l'âge de pierre par l'utilisation de la puissance aérienne»). Deux ans plus tard parut un livre étrange, dont on sut plus tard qu'il était un “canulard” où John Kenneth Galbraith avait mis sa patte: Report from Iron Mountains on the Possibility and Desirability of Peace. On y montrait de façon savante le caractère nécessaire de la guerre et les difficultés où se trouveraient les États-Unis si la paix survenait. C'était une illustration par l'absurde, bien dans la manière de Galbraith, de l'état d'esprit où se trouvaient plongés les États-Unis à l'issue de la “première Guerre Froide” (1948-1962, du blocus de Berlin à la crise de Cuba) ; état d'esprit né de la politique activement menée par LeMay et soutenu par Hoover sur le “front” intérieur, et rendu encore plus radical par la menace d'anéantissement nucléaire réciproque qu'avait mise en évidence la crise de Cuba.
Le livre présentait crûment tout ce qui avait, peu ou prou, constitué le fondement des décennies précédentes par le biais des politiques de provocation et d'hystérie anti-communiste: «L'existence d'une menace extérieure à laquelle il est ajouté foi est essentielle à la cohésion sociale aussi bien qu'à l'acceptation d'une autorité politique.» Le “rapport” insistait sur la nécessité, en cas d'apparition du phénomène de «fin des guerres sur le plan politique », de «créer un ennemi de remplacement» pour continuer à assurer la «stabilité». En conclusion, le “rapport” affirmait: «Lorsqu'on demande quels sont les moyens de se préparer au mieux à l'avènement de la paix, il nous faut répondre, et avec autant de force que nous en sommes capables, qu'il sera impossible de faire disparaître le système fondé sur la guerre.»
Le paradoxe étrange de ces jugements d'un livre-“canular” est qu'ils s'appliquent assez bien à une partie de la politique interne actuelle des États-Unis, avec sa dénonciation de “menaces” outrancièrement grossie, avec son budget de défense maintenu à des niveaux de Guerre Froide, etc. Ainsi a-t-on un lien direct, par cette publication apocryphe, entre la politique démente de LeMay et la situation présente des États-Unis. Celle-ci est présentée trop souvent de manière artificielle comme celle d'un triomphe “impérial”. Elle constitue en réalité la mise à jour, débarrassée du masque de la Guerre Froide, de tendances profondes d'affirmation agressive développées pour sauver une structure sociale perçue comme menacée par le choc de la Grande Dépression, et portées à leur comble par quelques individualités comme Curtiss LeMay.
Notes
(1) On peut notamment citer l'exclamation de Johnson en 1967, rapportée par John Newhouse dans “Cold Dawn, the story of SALT”); lorsqu'il consulta les photos obtenues à partir d'un nouveau satellite d'observation (contrôlé par la CIA et non par l'USAF), le Président américain conclut que les énormes efforts de surarmement américain depuis les années cinquante n'étaient justifiés par aucun potentiel sérieux des Soviétiques. Mais de tels constats restèrent épisodiques et furent toujours écartés par la politique d'évaluation de la puissance soviétique du Pentagone.
(2) Voir notamment “J. Edgar Hoover, the Man and the Secrets”, de Curt Gentry, Penguin; et “Red Hunting in the Promising Land”, de Joel Kovel, Basic Books.