Perspective hypothétique d'un engagement US en Ukraine: pessimiste

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Perspective hypothétique d'un engagement US en Ukraine: pessimiste

On connaît Loren B. Thompson, dit Loren B., dans nos colonnes. Nous le citâmes souvent, et rarement pour lui tresser des couronnes, lorsque nous parlions abondamment du JSF, dans les années 2007-2011. Lobbyiste de Lockheed Martin et de l’industrie d’armement en général, vénalement et psychologiquement corrompu à cet égard, la pensée de Loren B. se libère un peu lorsqu’on quitte ces domaines, et parfois pour notre bénéfice. Par exemple, dans un texte, le 12 avril 2010, après avoir fait sa fête à ce Loren B. corrompu jusqu’à la moelle et jusqu’au bout des nerfs lorsqu’il est question de ses produits favoris, JSF en tête, nous changions brusquement de ton et lui accordions tout le crédit du monde en lui tressant cette fois des couronnes sans la moindre réserve...

«...Et puis, non, changeons brusquement de point de vue… L’intérêt de Loren B. Thompson, décrit ici comme s’il était un robot avec chèque mensuel, c’est qu’il n’est pas un robot. En d’autres cas, que nous avons déjà mentionnés, ses commentaires peuvent être très intéressants et extrêmement instructifs, – à un point tel qu’on les croirait sortis d’une plume de “dissident” du système, ou, dans tous les cas, d’un opposant extrêmement déterminé, ou bien encore d'un esprit assez neutre mais très lucidement critique.»

Par conséquent, suivons, lisons et écoutons Loren B. Thompson lorsqu’il ne nous parle pas du JSF, et lorsqu’il parle précisément de la crise ukrainienne, et du point de vue US. C’est dans Business Week, le 13 mars 2014, qu’il examine “les six raisons pour lesquelles l’utilisation de la force militaire US [dans la crise ukrainienne] est impensable”. Nous laissons l’introduction et la conclusion qui, toutes les deux, tournent autour du constat que ce caractère “impensable” de l’intervention US n’est pas le fait d’Obama et de sa politique qui serait trop faible, mais plus simplement du déclin de la puissance US, du déclin de l’interventionnisme US. Il importe néanmoins de retenir et de mettre en évidence, sortie de son introduction, que Thompson n’hésite pas à avancer cette proposition assez remarquable d’originalité et d’audace dans un establishment où domine la notion d’invincibilité des USA, selon laquelle si les USA s’engageaient dans un conflit avec les Russes, ils le perdaient probablement ... («If Washington somehow stumbled into a military confrontation with Moscow, the U.S. would probably lose and in the process run huge risks to its larger interests.»). Nous nous permettons de citer les six raisons que Loren B. Thompson détaille pour expliquer le caractère “impensable” de l’intervention US.

«1. Russia has the ability to utterly destroy America. Local conflicts have a way of getting out of control when foreign powers intervene. In any military confrontation between U.S. and Russian forces, there is a danger of escalation not only to conventional combat, but beyond — in other words, to the use of nuclear weapons. That may sound like an improbable scenario, but it’s no more outlandish than an assassination attempt by Serbian nationalists leading to a World War, and yet that actually happened — in the same region. Russia has thousands of nuclear warheads, and the only defense America has against such weapons is retaliation in kind. Think of the possibilities.

»2. Ukraine is vital to Russian security. The vast plains surrounding Ukraine have seen many invasions since the dawn of history, owing mainly to the fact that there are few natural barriers to keep outsiders at bay. Moscow’s response to this security challenge since it emerged as a major power center has been to control as much land as possible — an approach that succeeded in defeating both Napoleon and Hitler when combined with the region’s harsh winters. But when the Soviet Union broke up in 1991, the Russians lost most of their land buffer to the West, and now Moscow finds itself within a one-hour plane ride of the Ukrainian border. If you don’t see why putting U.S. forces in Ukraine might lead to war, think of how Washington responded to the deployment of Soviet missiles in Cuba.

»3. NATO allies have no interest in military action. U.S. military strategy stresses the importance of multilateral action and coalition warfare in protecting shared interests, but America’s European partners are not willing to engage in a military showdown with Moscow. Aside from their concerns about escalation, they are economically dependent on energy supplies from the east and facing long-term demographic problems not unlike those afflicting Russia. European civilization might never recover from another regional war, and local leaders therefore are likely to remain passive in the face of Russian provocations. The countries nearest Russia are worried about their security, but they don’t want to hand Moscow an excuse for further military action.

»4. Russia has local military advantages. Russia would have a distinct edge in any military confrontation near Ukraine, due partly to geography and partly to the modest investment U.S. regional partners have made in warfighting capabilities. The geography would require U.S. commanders either to rely on the bases of allies to conduct military operations or deploy naval forces through the Bosporous into the Black Sea. Both of those options are fraught with danger: allies might balk at allowing their bases to become targets for Russian retaliation, and U.S. warships in the Black Sea would be vulnerable to Russia’s land-based aircraft and missiles. Because much of the Russian military is based nearby, Moscow would tend to dominate at each rung on the “ladder of escalation.”

»5. The political landscape is murky. As successive generations of U.S. leaders have learned in Indochina, the Balkans and Southwest Asia, the political setting in which events like the Ukraine crisis arise is always more complicated than expected. As a result, planning assumptions made about the security, support and likely success of U.S. forces once deployed are always suspect. For instance, although Crimea is technically a part of Ukraine, it was under Moscow’s control for much of the last several centuries, and most of the people who live there are ethnic Russians (Khrushchev inexplicably folded Crimea into the Ukraine republic in 1954). The eastern provinces of Ukraine also have strong ties to Russia. U.S. forces aren’t likely to be welcome in either area.

»6. The U.S. electorate deeply opposes military action. Although some politicians and pundits in Washington still view America as the world’s policeman, that story is over as far as U.S. voters are concerned. Whether the latest flashpoint is Libya or Syria or Ukraine, the electorate has no interest in sending military forces and little interest in extending any other sort of aid. What that means in practical terms is that even if Washington has world-class military capabilities, it lacks the will to prevail in a fight where major national interests are not on the line. There is a mismatch between the level of commitment that Moscow would bring to any confrontation over Ukraine and the likely commitment of U.S. leaders. Putin knows this, and will manipulate sentiment in both countries to win.»

On comprendra l’intérêt de cette analyse. Loren B. Thompson est un lobbyiste qui fait partie du Système, c’est plutôt un conservateur qui ne crache pas sur l’interventionnisme si cela peut avantager les intérêts US, et qui ne s’offusque guère ni des méthodes et moyens employés, ni des rapports des uns et des autres avec la légalité internationale. Il n’est en rien isolationniste, bien entendu, et tient cet état d’esprit comme particulièrement nocif. Enfin, quelle que soit la capacité d’analyse que nous lui prêtons lorsqu’il s’éloigne de son sujet favori (le JSF), Thompson reste proche et imprégné des façons de voir, et des intérêts finalement, de l’industrie d’armement. Avec tous ces points de vue à l’esprit, on comprendra l’intérêt de son analyse qui est si différente de la démarche va-t-en-guerre courante (type McCain), qui en est même le contraire puisqu’elle va jusqu’à cette affirmation dite sans fanfare mais qui pèse de tout son poids, et que nous répétons en la soulignant à nouveau, qu’en cas d’engagement militaire, les USA perdraient sans doute.

D’autre part, et ayant toujours à l’esprit que ses conceptions même développées d’une façon relativement indépendantes restent proches de celles de l’industrie d’armement US avec la proximité du Pentagone que cela suppose, et avec ses sources d’information dans ces milieux, on peut évidemment admettre que l’analyse que fait Thompson n’est pas contradictoire du sentiment de cette industrie d’armement, ni surtout de celle du Pentagone. Cette idée est renforcée par le fait que ce ne sont certainement ni les milieux de l’industrie de l’armement, ni ceux du Pentagone qui ont mis en avant cette question de l’aspect le plus extrême de la crise (l’engagement militaire US), montrant également leur peu d’enthousiasme pour la chose. Cette question a été mise sur le devant de la scène par la rhétorique des bellicistes washingtoniens, c’est-à-dire l’habituelle clique des civils neocons, et d’une certaine façon par la rhétorique de Kerry lui-même qui apparaît à certains prisonniers des neocons dans son département et trop inconsistant pour leur résister (voir Robert Parry, le 12 mars 2014 : «Secretary of State John Kerry often behaves as if he thinks he’s President John McCain’s top diplomat – or a captive of the hawkish State Department bureaucracy, the likes of Nuland and U.S. Ambassador to the United Nations Samantha Power»). Finalement, par ces évolutions qui ne sont pas nouvelles à Washington mais qui restent toujours inattendues par rapport au conformisme de la pensée, le débat des experts et autres pundit sur l’Ukraine en est effectivement arrivé au fondamental de la possibilité d’une intervention militaire US, et dégage par conséquent des positions tranchées, et certaines qui peuvent sembler étonnantes. L’analyse de Loren B. Thompson exprime bien, semble-t-il, la position des milieux proches du complexe militaro-industriel (CMI).

D’une façon générale, et outre les affirmations ponctuelles remarquables de Loren B., il se confirme que ces milieux du complexe militaro-industriel sont d’une tendance très différentes de celle des milieux doctrinaires et idéologiques type-neocon et apparentés. Les premiers dépendent du système du technologisme et perçoivent les risques de conflits d’un point de vue réaliste, selon les problèmes concrets que soulèvent les conflits. Les seconds dépendent du système de la communication, c’est-à-dire de la publicité, des relations publiques, qui sont les véhicules des idéologies et travaillent dans des univers de narrative, et percevant ainsi les risques de conflit d’une manière complètement théorique sinon virtuelle. Les milieux du CMI font passer les risques de désordre, de pertes au sein des forces, de risques stratégiques, etc., avant l’intérêt que génèrent des conflits en matière de nécessaire renouvellement des matériels détruits. En fait, la situation de “paix armée” qui prévaut partout actuellement, la vente de système hypersophistiqués à des prix gigantesques et dont le destin est plutôt celui de l’exposition et de la gesticulation que de l’emploi en combat, les rapports de ces matériels, de leur entretien, de leur simple maintien en l’état finalement, génèrent bien autant de profits que ceux que produirait un conflit où les conceptions actuelles font penser que les forces engagés seraient assez faibles, et les pertes amies (celles qui nécessitent des remplacements de matériels), assez faibles également même en cas de défaite, – ou bien, au contraire bien sûr, jusqu’aux destructions insupportables d’un conflit au plus haut niveau, qui nous feraient changer d’univers. Il est également remarquable que Thompson mentionne le risque d’un conflit nucléaire d’une façon si appuyée : «...in other words, to the use of nuclear weapons. That may sound like an improbable scenario, but it’s no more outlandish than an assassination attempt by Serbian nationalists leading to a World War, and yet that actually happened — in the same region. Russia has thousands of nuclear warheads, and the only defense America has against such weapons is retaliation in kind. Think of the possibilities.» Il faut admettre que, dans ce cas également, c’est bien l’avis de ces milieux du CMI, et notamment des militaires, qu’il répercute, qui est simplement la crainte d’un enchaînement jusqu’à l’échelon stratégique nucléaire, – l’apocalypse pure et simple...

Dans tous les cas, on peut avancer l'hypothèse d'une conclusion en forme de très intéressant enseignement. Loren B. Thompson répercute un état d’esprit des “forces vives” de la puissance militaire US extrêmement réticentes, si pas complètement opposée à la perspective d’un engagement militaire en Ukraine.


Mis en ligne le 14 mars 2014 à 16H54