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3718La politique extérieure américaniste présente aujourd'hui des caractères très particuliers dans sa forme, qui nous permettent de mieux identifier et définir la nouvelle époque où nous estimons nous trouver (voir notre rubrique de defensa, 25 novembre 2006). Il s'agit de l'hypothèse que nous faisons selon laquelle nous sommes passés de l'ère géopolitique à l'ère psychopolitique.
Nous parlons ici de la forme de la politique extérieure US, et nullement du fond. Certes, la forme détermine le fond dans la mesure où elle permet d'atteindre ou de ne pas atteindre les objectifs qu'on s'est fixés.
Nous prenons comme point de départ le 11 septembre 2001. Il n'est pas temps de dire que tout a changé ce jour-là, que la veille (le 10 septembre) il s'agissait d'un monde différent et que, le mardi 11 septembre, tout devint différent. Il n'empêche, les événements furent, ce jour-là, assez frappants pour nous permettre de procéder de la sorte. Si l'on veut, “tout se passe comme si”, pour les USA, tout changea le 11 septembre 2001. En un jour, en quelques heures, tous les changements visibles ou non, accumulés dans les années, peut-être les décennies précédentes, se mirent en place pour permettre aussitôt une nouvelle forme de politique extérieure qui correspondit aussitôt à la nouvelle époque qui se mettait en place.
... Mais nous voulons dire par là quelque chose de très particulier. L'important n'est pas l'attaque du 11 septembre, dans le cas qui nous occupe, mais la perception qu'on en eut. Cette perception ne fut pas formée par l'attaque ni par une analyse rationnelle de l'attaque mais par l'image qu'en projetèrent nos moyens de communication. C'est-à-dire que nous n'eûmes pas une mais dix, cent, mille attaques ce jour-là. La projection “en boucles”, sur toutes les TV, entrecoupée de nouvelles “du front”, transforma fondamentalement la perception de l'événement. On eut bientôt, en quelques heures, la perception d'un événement monstrueux, inimaginable, auquel rien ne pouvait se comparer en horreur, en tension, en émotion, que ce soit la Guerre Civile, Verdun ou Hiroshima. Ainsi naquit la nouvelle politique étrangère de l'ère psychopolitique.
Nous allons nous attacher à deux cas assez proches de la politique extérieure US, qui font d'ailleurs une part largement majoritaire de cette politique selon le constat souvent fait que cette politique US ne peut en général s'empêcher de se concentrer sur un point qu'elle juge central dans son activité, au détriment du reste. Il s'agit des crises iranienne et irakienne, qui sont liées par plusieurs canaux. On pourrait relever les mêmes tendances que nous allons décrire dans le cas de la crise nord-coréenne, ou des rapports avec la Chine, avec la Russie, avec l'Europe.
C'est d'abord le cas iranien, parce qu'il est extrêmement caractéristique. Cette crise iranienne (la question de la possibilité de l'acquisition de nucléaire militaire par l'Iran) est devenue une part active de la politique extérieure US le 21 février 2005, quand GW Bush a déclaré à Bruxelles que, face à l'Iran, «toutes les options sont sur la table». Comme l'on sait, auparavant les Européens (les 3-UE, Allemagne, France et Royaume-Uni) étaient déjà engagés dans cette crise, en menant des négociations diplomatiques actives, sans aucun avertissement ni menaces militaires d'aucune sorte. La déclaration de Bush de février 2005 fut instantanément interprétée comme ceci: les USA annoncent qu'ils sont prêts, s'il le faut, à utiliser des moyens militaires contre l'Iran. Depuis, la politique extérieure US dans la crise iranienne a suivi deux voies que nous définissons au travers de plusieurs points.
• La voie des déclarations et évocations de la possibilité d'attaque, tournant toujours autour de cette antienne: «toutes les options sont sur la table», dont tout le monde comprend qu'elle implique l'option militaire. La chose est allée si loin que certaines sources ont évoqué l'option nucléaire. Il n'y a rien d'officiel dans les interventions de ces sources mais, à partir du moment où l'une de ces sources est Seymour Hersh (son article du 9 avril 2006) et que notre système fonctionne comme l'on sait qu'il fonctionne, un démenti catégorique, voire une déclaration officielle du président eût été nécessaire pour dissiper toute équivoque. En d'autres mots et pour s'en tenir à ce seul cas, il eut fallu que GW Bush déclarât: “Toutes les options sont sur la table sauf l'utilisation du nucléaire dans une attaque préventive contre l'Iran”. Ce ne fut pas fait et, par conséquent, puisque notre système est ce qu'il est, — nous insistons fondamentalement sur ce point, — il est acquis aujourd'hui que l'option nucléaire dans l'attaque contre l'Iran est possible.
• En complément de ce qui précède, il y a eu des déclarations que nous qualifierions de “semi-officielles” qui renforcent très fortement l'interprétation précédente. Lorsque le sénateur John McCain nous affirme (il l'a fait à plusieurs reprises, dont deux fois en Europe cette année, début février à la Wehrkunde de Munich et fin avril à Bruxelles) que «[t]here's only one thing worse than military action and that's a nuclear-armed Iran», il laisse la porte ouverte aux pires spéculations. L'on sait bien, en effet, ce que signifie un “Iran nucléaire” en fait de supputations, de prévisions, de justifications d'attaques préventives. Hillary Clinton tient la même sorte de propos. Nous avons donc les deux possibles/probables candidats aux présidentielles de 2008 qui confirment par le seul enchaînement de la logique la possibilité, voire la désirabilité d'une attaque contre l'Iran.
• La voie diplomatique “normale” est, d'autre part, suivie. Elle alterne de façon très classique des pressions, des déclarations conditionnelles, des supputations, des esquisses de propositions, l'évocation assez vague (et très peu insistante) de compromis, etc. Par exemple, en mai-juin, il a semblé que Washington effectuait un tournant, ou une amorce de tournant, en se rapprochant des positions européennes et en envisageant un dialogue avec l'Iran et certaines approches de compromis conditionnelles.
• Un autre facteur dédouble le précédent en élargissant le cas iranien à la crise irakienne et en liant les deux. En Irak, les Américains sont de plus en plus intéressés à des contacts, voire des accords, qui impliqueraient les Iraniens dans une tentative de stabilisation de l'Irak. En fait, les Américains, notamment sous la férule de James Baker et de son Iraq Study Group (ISG), aimeraient bien que les Iraniens (et les Syriens) jouent le rôle que refusent désormais de jouer les alliés européens, notamment les Français: remplacer les Américains en Irak et rétablir l'ordre dans ce pays.
On voit qu'à l'extrême (la confrontation des extrêmes) on arrive à une situation où le même pays, les USA, menace l'Iran d'une attaque militaire dont on ne dément pas complètement qu'elle puisse être nucléaire, en même temps qu'il demande à l'Iran une aide massive dans le rétablissement de l'ordre en Irak. (On ne peut parler d'accident. On observera que la même attitude est suivie avec la Syrie.)
Dans un autre sens et pour d'autres buts, une attitude assez similaire est suivie pour ce qui concerne la politique américaniste en Irak, cette fois avec bien entendu la formidable pression du conflit de quatrième génération (pertes, désordres, déploiements de forces, destructions, ponctions budgétaires, etc.).
Pour avancer dans l'analyse et l'appréciation de la signification des événements tels que Washington les manipule, il faut se dégager de cette pression guerrière du fer et du feu, pour reconnaître qu'il y a effectivement “une” politique, que c'est la politique US et qu'elle oscille entre d'une part la reconnaissance de facto des difficultés en Irak, avec la recherche de solutions alternatives, de compromis, des propositions de désengagement, etc.; et, d'autre part, la réaffirmation constante de la nécessité de la victoire, comme condition impérative, — il faut peser les mots de cette expression paradoxale: “la nécessité de l'affirmation de la victoire comme condition sine qua non de l'acceptation de la défaite” (désengagement). Cette démarche en est au point où, détaillant les possibilités d'options de désengagement d'Irak, le Washington Times les qualifie (dans son édition du 22 novembre) de rien moins que '“options pour gagner”: «The Pentagon is drafting its own new options for winning in Iraq, in part, to give President Bush counterproposals to fall back on in case the Iraq Study Group comes up with ideas he does not like, defense officials say.»
La description de cette politique extérieure américaniste conduit à l'observation d'une tendance récurrente. Comme nous l'avons déjà noté, on retrouve cette même tendance, qui doit être décrite comme une sorte de dédoublement de cette politique (approximativement entre réalisme et radicalisme), dans les autres grands axes de cette politique (Corée du Nord, relations avec la Chine, la Russie, même l'Europe). L'explication de la manoeuvre tactique, du jeu tactique avec l'alternance d'une position dure et radicale et d'une position réaliste et arrangeante doit être écartée.
A aucun moment on ne perçoit de calcul à cet égard, ni dans le choix des interventions, ni dans les effets. (D'ailleurs, le calcul, le machiavélisme si l'on veut, est quelque chose qui est totalement, fondamentalement absent de la politique américaniste.) Au contraire, les interférences des menaces sans appel (c'est-à-dire sans contrepartie demandée dans le domaine diplomatique) ont des effets désastreux sur les négociations. Elles renforcent la suspicion et la méfiance des Iraniens, en semant le trouble chez les alliés (en avril dernier, l'évocation d'une possible attaque US contre l'Iran provoqua une tension avec Londres, suivie quelques jours plus tard du départ du secrétaire au Foreign Office Jack Straw)
Devant ces interventions selon une tendance (diplomatie avec l'Iran, par exemple) ou selon l'autre (attaque contre l'Iran) qui se font sans coordination, sans aucune logique ni le moindre calcul sans aucun doute, on en vient à observer que tout se passe comme si les deux tendances évoluaient indépendamment l'une de l'autre. Pour conserver l'exemple choisi qui est le plus éclairant, tout se passe comme s'il y avait deux Iran, sans rapport l'un avec l'autre. L'un est ce pays puissant et influent, presque respectable dirait-on, avec lequel il faut trouver un arrangement diplomatique, jusqu'au point où, à propos de l'Irak, on attend de lui une aide décisive qui permettra de résoudre la crise qu'a ouverte l'intervention US. L'autre est ce pays méprisable, brigand international qui ne mérite peut-être même pas le nom de “pays”, qu'on projette d'attaquer comme on va faire ses courses le matin, dans un débat à ciel ouvert où s'affrontent partisans et adversaires de l'attaque, où l'on discute sans vergogne de la sorte d'attaque envisagée, des armes à utiliser, des objectifs choisis, des pertes civiles probables, prévues, voire souhaitées dans l'argumentation de ceux qui pensent qu'une telle frappe amènerait une protestation de la population et un changement de régime.
Même l'explication des tendances différentes, voire opposées selon les centres de puissance (Pentagone, département d'État, Maison-Blanche, etc.), si elle est acceptable d'un point de vue conjoncturel, dans le cadre de la concurrence politique interne à Washington, ne l'est pas structurellement. Même s'il y a des tendances plus ou moins favorables à l'idée d'une attaque contre l'Iran, lorsque celle-ci est évoquée la ligne “all the options are on the table” est acceptée par tout le monde, du Congrès à l'administration et au cercle académique des experts en stratégie. Il n'est alors plus question d'analyse politique, de nuances éventuelles. On en revient à la formule du sénateur McCain, énoncée comme un principe ne souffrant aucune exception et qui, par conséquent, rompt complètement avec la logique de la négociation en lui substituant une logique d'ultimatum: «There's only one thing worse than military action and that's a nuclear-armed Iran.»
Il s'agit d'une situation où l'on rencontre deux comportements complètement différents, sans le moindre rapport ni le moindre arrangement tactique entre eux, — une logique de compromis (négociations) et une logique d'ultimatum. Cette situation rend compte d'un dysfonctionnement majeur de la politique extérieure, suscitant un ou plusieurs dédoublements. L'appréciation générale devient alors qu'il y a effectivement deux mondes qui se côtoient, sans rapports nécessaires entre eux, et, par conséquent, deux politiques séparées pour le même problème, pour la même crise.
• D'un côté, il y a une politique selon les normes classiques, qui accepte la réalité et qui est développée en fonction de cette réalité. L'habileté est plus ou moins grande, la fermeté elle-même plus ou moins affirmée. Mais la référence au réel existe. On dira, si l'on veut, que c'est une vision multilatéraliste du monde: l'Amérique existe et, avec elle, le reste du monde existe également.
• D'un autre côté, il y a une politique qui s'accorde à une affirmation abrupte, absolue, qui ne souffre aucune référence extérieure à elle-même. On comprend que le principe cardinal est que la puissance américaniste et les vertus dont l'Amérique s'estime dotée autorisent ce pays à être seul juge de l'existence et du bien-fondé d'une situation, fût-elle hypothétique, et à prendre les mesures qui s'imposent. Dans le cas exposé ici, il s'agit d'une affirmation posée sans aucune explication nécessaire: l'Amérique n'accepte pas l'hypothèse d'un Iran pouvant devenir une puissance nucléaire parce que l'Amérique en a décidé ainsi. L'affirmation implicite aux prises de position qu'on décrit conduit évidemment à l'hypothèse du comportement psychologique dit “faith-based”, tel que le décrivit le politologue Ron Suskind dans un article d'octobre 2004, citant une conversation à l'été 2002 avec un analyste de la Maison-Blanche: «The aide said that guys like me were '“in what we call the reality-based community,” which he defined as people who “believe that solutions emerge from your judicious study of discernible reality.” I nodded and murmured something about enlightenment principles and empiricism. He cut me off. “That's not the way the world really works anymore,” he continued. “We're an empire now, and when we act, we create our own reality. And while you're studying that reality -- judiciously, as you will -- we'll act again, creating other new realities, which you can study too, and that's how things will sort out. We're history's actors . . . and you, all of you, will be left to just study what we do.”»
Cette sorte de schizophrénie n'est pas inédite. Ce qui est nouveau est qu'elle soit prise en compte avec une telle force, une telle conviction, jusqu'à inspirer directement une politique, et éventuellement un acte de guerre.
... C'est bien là le point essentiel: comment une telle croyance, une telle lubie, est-elle sérieusement considérée jusqu'à servir de base à un aspect fondamental de la politique extérieure d'une puissance comme les USA ? (On comprend que l'explication que nous donnons ici pour la politique iranienne des USA est valable pour d'autres politiques. D'ailleurs, quand Suskind reçoit cette confidence [à l'été 2002], il n'est pas encore question de l'Iran, mais bien de l'Irak. La formule est applicable à toutes les situations: “Nous sommes un empire désormais et, quand nous agissons, nous créons notre propre réalité...”)
Notre réponse renvoie à notre hypothèse selon laquelle nous avons quitté l'ère géopolitique pour entrer dans une ère nouvelle, que nous qualifions de “psychopolitique”. L'idée centrale concerne le déplacement de la source centrale de puissance. Durant l'ère géopolitique, la source centrale de puissance était la puissance économique, l'industrie productrice d'une puissance machiniste dont l'effet était directement transposable dans la réalité extérieure. Le principal terrain d'action était la géographie, avec le développement des moyens de transport, des capacités mécaniques d'investissement, de conquête, etc. La politique dépendait directement de la géographie. Aujourd'hui, la source principale de puissance est la communication et le matériel qui lui est directement lié, — l'information. Cette puissance ne se manifeste plus dans la géographie terrestre mais concerne la perception et le jugement humains. Le terrain affecté par cette puissance est la psychologie humaine.
Cette forme nouvelle de la puissance explique que l'on puisse désormais avancer des hypothèses telles que le virtualisme, impliquant qu'une psychologie collective puisse créer son propre monde où elle développera, pour le cas qui nous occupe, sa propre politique sans nécessité de références extérieures objectives. Divers témoignages ont confirmé que la préparation de la guerre contre l'Irak avait effectivement été baignée d'une situation de ce type. Le langage bureaucratique a créé une expression pour la désigner: le phénomène de “groupthinking”, ou “group-think”. (Avec l'hypothèse du virtualisme, nous tendons à proposer une définition beaucoup plus intégrée, avec un rapport étroit et contraignant entre les psychologies indivi- duelles et la psychologie collective. Mais la démarche va dans ce sens.)
Par exemple, le rapport du Congrès sur l'attaque 9/11 accusait la CIA d'avoir cédé au phénomène de “group-think”. Devant le Congrès, en septembre 2003, John Hamre, ancien n°2 du Pentagone et alors directeur du CSIS, expliqua comment toute la “communauté stratégique” à Washington avait accepté comme un fait l'existence des armes de destruction massive de Saddam. «Group consciousness develops in the intelligence and policy world when basic propositions are accepted as true. As we saw recently, the entire intelligence community and the policy community — and I include myself here — were convinced we would find major stocks of weapons of mass destruction (WMD) in Iraq. We have not.»
On comprend qu'il n'est nullement question de mensonges mais de convictions et de certitudes partagées, et alimentées par un tel flot d'informations allant dans le même sens que ces convictions deviennent des faits objectifs qui ne sont plus soumis à l'épreuve du doute et de la critique. Lorsqu'on parle de “faits objectifs”, on parle d'“une” réalité. Ainsi peuvent se construire aujourd'hui, dans l'ère psychopolitique où la puissance est déterminée par le volume considérable et la rapidité très grande de transmission des informations, des mondes virtuels dont la “réalité” ainsi construite supplante la véritable réalité. Dans ce cadre, on comprend également qu'il devient possible de concevoir des politiques fondamentales entièrement appuyées et fondées sur une construction virtualiste, alors que règne l'unanimisme de conception, voire même de perception, tel que le décrit John Hamre.
De cette façon, l'hypothèse proposée implique que l'ère psychopolitique permet, et même favorise cette sorte de dysfonctionnement dans certaines conditions et dans certains milieux, — ceux qui sont justement les plus assurés d'eux-mêmes et de leurs conceptions grâce à leur puissance institutionnelle.
L'ère psychopolitique continue ainsi à martyriser et à modifier la notion de puissance. Elle n'est pas trompeuse en soi, elle n'est pas “mauvaise”. En d'autres mots, l'ère psychopolitique n'est pas le virtualisme mais le virtualisme est certainement l'enfant monstrueux de l'ère psychopolitique.
Dans la mesure où l'on se trouve dans une époque où la puissance est perçue comme venant de l'information, on est conduit logiquement à penser que les organisations, et particulièrement les bureaucraties qui disposent de leur propre flot énorme d'informations, en acquièrent nécessairement une énorme puissance. Mais, comme on le voit avec les divers exemples abordés, il semble avéré que ces flots énormes d'informations à la disposition des grandes organisations et des grandes bureaucraties peuvent surtout donner d'énormes tromperies, dont sont victimes en premier les membres de ces organisations et de ces bureaucraties. Les tendances habituelles des bureaucraties, les pesanteurs des processus d'analyse et de consultation, le conformisme général, conduisent à une alimentation évidemment orientée, — sans qu'il faille nécessairement appeler la morale à la rescousse en parlant de mensonges ou de désinformation. Il s'agit plutôt d'un mécanisme naturel, propre à ce type d'artefact organisationnel. Ce mécanisme organise d'énormes phénomènes d'illusion collective contre lesquels aucune mesure défensive n'est mise en place parce qu'il n'y a aucune raison apparente d'agir de la sorte.
A partir de cette situation extraordinaire qui n'admet plus la confrontation critique avec une “réalité” qui n'est plus perçue comme telle, qui n'existe plus littéralement, il est complètement logique d'établir des politiques ne tenant aucun compte de cette réalité. Ainsi en fut-il de la politique irakienne avant 2003. Ainsi en est-il de la politique iranienne aujourd'hui, marquée par la menace constante d'une attaque de l'Iran.
Mais s'il s'agit d'un modèle puissant, à la mesure de la puissance bureaucratique des USA, il ne s'agit pas d'un modèle parfait ni d'un modèle fermé (aux influences extérieures). Le seul argument empêchant cette perfection est que la réalité existe, et qu'elle refuse le rapport relatif (plus le virtualisme s'affirme, plus la réalité s'affaiblit) au profit du rapport antagoniste (plus le virtualisme est affirmé, plus la réalité s'affirme et se renforce en le repoussant).
L'ère psychopolitique, répétons-le, n'est pas une tromperie. C'est la prise en compte objective, dans la réalité, du déplacement du centre créateur de la puissance. Ce centre s'est déplacé vers la communication et l'information. Le fait le plus incroyable du phénomène qu'on décrit est l'évolution complètement à contre-sens des USA. Cette puissance a agi pendant un demi-siècle comme une manipulatrice exceptionnelle de l'influence, annonçant d'ailleurs de facto le passage de l'ère géopolitique à l'ère psychopolitique. Au moment où ce passage s'est trouvé achevé et confirmé par l'explosion des communications et de la circulation de l'information, les USA ont préféré le retour à la puissance géopolitique. De la démonstration de leur puissance militaire au niveau de la perception, ils sont passés à l'utilisation de cette puissance militaire dans la réalité. Ils ont abandonné la proie qu'ils tenaient bien serrée pour l'ombre.
Cette évolution complètement catastrophique s'avère surtout avoir été le produit de la vanité, avec l'événement décisif de l'attaque 9/11 qui fut un défi insupportable lancé à cette vanité. La réponse du système fut cette journée du 11 septembre 2001, où l'événement tragique fut transformé en bouleversement apocalyptique d'où ne pouvait sortir qu'une déclaration de guerre universelle et sans fin contre un ennemi qui n'existe pas en tant que tel, qui refuse la guerre de l'ère géopolitique et lui préfère évidemment l'affrontement de l'ère psychopolitique. Ce jour-là, le système de l'américanisme a été battu. Il fut son propre bourreau.