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17267 février 2011 — En un sens, la déclaration d’Hillary Clinton, samedi en Allemagne, à la conférence de la Wehrkunde de Munich, revient à ceci : “Puisque nous n’avons rien vu venir, prévoyons désormais le pire…” La secrétaire d’Etat des USA a donc posé ce diagnostic, avec l’expression “perfect storm”, qui signifie que tous les éléments de la déstabilisation et de la déstructuration sont rassemblés pour un “moment” explosif, ou une “tempête parfaite” sur le Moyen-Orient, s’engouffrant dans la brèche égyptienne : «The region is being battered by a perfect storm of powerful trends. Leaders in the region may be able to hold back the tide for a little while, but not for long.»
Les commentateurs ont préféré en général s’étendre sur l’annonce par la secrétaire d’Etat que les USA soutiennent le vice-président Omar Suleiman dans son “effort” pour assurer la “transition” («It is important to support the transition process announced by the Egyptian government actually headed by now-vice president Omar Suleiman»). Pour nous, s’il y a quelque chose à retenir du discours, c’est bien l’analyse faite de ce “perfect storm” qui souffle sur la région du Moyen-Orient, qui implique que l’administration Obama est officiellement passée d’une absence d’analyse stratégique à une analyse stratégique extrêmement pessimiste.
Quelques détails sur cette intervention dans Huffington.post, le 5 février 2011w.
«A “perfect storm” of economic woes, repression and popular discontent could destabilize the Middle East, said Clinton, lending strong backing for Vice President Omar Suleiman's efforts. […]
»Clinton said support for Suleiman's efforts was essential despite the risks of short-term instability, as illustrated by reports of an alleged attack Saturday on an oil pipeline in the Sinai Peninsula. An Egyptian gas company official said the explosion and fire was caused by a gas leak; a regional official said earlier that sabotage was suspected.
»Such unsubstantiated reports bring “into sharp relief the challenges that we are facing as we navigate through this period,” Clinton said. “There are forces at work in any society and particularly one that is facing these kinds of challenges that will try to derail or overtake the process to pursue their own specific agenda,” she said. “It's important to support the transition process announced by the Egyptian government actually headed” by Suleiman.
»Her comments were a departure from the Obama administration's earlier stance that centered almost entirely on the need for the transition to begin immediately. “It takes time to think those through, to decide how one is going to proceed, who will emerge as leaders. The principles are very clear. The operational details are very challenging,” she said, stressing that the transition should happen as quickly as possible.»
Le même article rappelle que Clinton avait déjà commencé à développer cette idée d’un “perfect storm” dans son discours de Doha, au Qatar, la veille du départ de Tunisie de Ben Ali, après un mois de manifestations populaires dans les villes tunisiennes. «Clinton’s speech mirrored one she delivered last month in Qatar, when she warned regional leaders that the foundations of progress and development were “sinking into the sand” and would continue to do so unless those leader acted to meet the aspirations of their people, particularly youth populations.»
On notera que les Occidentaux n’ont pas nécessairement la même appréciation tactique sur l’évolution de la situation en Egypte. On le vit à Munich également, où Angela Merkel a défendu l’idée d’une politique différente vis-à-vis de Moubarak (dans le même sens que l’Italien Berlusconi, qui a parlé à Rome de la “sagesse” de Moubarak). Au contraire d’Hillary Clinton, Merkel veut se presser doucement et se garder de pousser Moubarak vers la sortie… Selon Aljazeera.net, le 5 février 2011: «However, Angela Merkel, the German chancellor and Silvio Berlusconi, the Italian prime minister, fear early elections in Egypt would not be helpful and say the immediate ousting of Hosni Mubarak, the president, could lead to a power vacuum…» D’un autre côté, les Britanniques (Cameron) sont partisans de la tactique d’urgence, type USA ; quant aux Français type-Sarko, ils pensent à autre chose. Tout cela suggère bien plus le jugement du désarroi que celui de la division chez les Occidentaux, même si la division existe. Littéralement, les Occidentaux ne savent que faire devant un événement qui bouleverse l’“ordre” auquel ils sont accoutumés, à la place duquel ils n’ont évidemment rien à proposer puisqu’ils n’imaginent pas une seconde qu’il faille le remplacer, derrière lequel ils sont accoutumés à se retrancher en espérant que la tempête (“perfect storm”) les épargnera...
C’est la première fois dans la séquence historique présente, disons depuis la fin de la Guerre froide et certainement depuis 9/11, où le bloc américaniste-occidentaliste a décidé de “démocratiser” le monde pour assurer l’hégémonie du Système inspiré par le libéralisme et le Pentagone, que la pression pour la “démocratisation” est présentée sur un mode défensif d’urgence, en catastrophe, et non plus sur un mode conquérant et offensif. Pour résumer, selon les termes d’Hillary Clinton : «This is not simply a matter of idealism; it is a strategic necessity.»
Il n’y a pas de ruse dans cette analyse, non plus que dans la position des USA et des autres pays du bloc américaniste-occidentaliste. L’inquiétude extrême, voire l’affolement, sont bien réels et expriment une stupéfaction sans bornes devant un mouvement dont l’évidence est pourtant la principale caractéristique. Mais nous l’avons dit, tous les stratèges, futurologues, experts et autres, annoncent la chose (la révolte populaire contre les soi disant “dictateurs” pourris du bloc occidentaliste-américaniste) depuis des années, sans qu’eux-mêmes ni ceux qu’ils conseillent, nos dirigeants politiques, n’y croient vraiment. C’est effectivement une question de croyance, encore plus que de conviction dont ils sont tous étrangement dépourvus. Il y a une sorte de processus psychologique, relevant du même caractère “étrange”, qui repousse subrepticement, sans vraiment le dire, comme l’on fait d’un sortilège, une analyse qui relève de l’évidence… Ainsi, ce processus psychologique qui partage le jugement en deux voies cloisonnées, et qui fait d’un Moubarak, selon les opportunités du jour et les exigences de nos vertus proclamées, tantôt un membre précieux de la lutte contre le terrorisme mondial, tantôt un vieux dictateur pourri et infâme.
L’évidence (“une analyse qui relève de l’évidence”), quelle évidence finalement ? Non pas celle de la chute de Moubarak, mais celle de notre crise générale. Il serait bien mal avisé de reprocher à tous ces dirigeants, nos dirigeants politiques, de n’avoir rien vu venir, – qui en Tunisie, qui en Egypte. C’est en général le reproche que leur font les journaleux de leur presse-pravda, ceux-là, type Grand Journal, qui posent aux vertueux capables de poser un regard critique sur les affaires du monde et interrogent sévèrement tel ou tel(le) ministre : “pourquoi n’avez-vous rien venir ?” (ou bien, variante vertueuse : “pourquoi étiez-vous ami de Moubarak/de Ben Ali ?”). Les journaleux oublient qu’ils n’ont eux-mêmes rien vu venir et qu’ils passaient leurs vacances somptueuses en Egypte/en Tunisie, sans un mot de trop contre Moubarak/Ben Ali, par ailleurs sanctifiés par leur appartenance au camp occidentaliste regroupé dans sa lutte contre “la terreur” (disons, l’Ennemi du jour). Ce n’est rien, puisque leur rôle n’est pas de penser ou de prévoir mais de figurer, dans la narrative, comme la voix de l’irresponsable accusateur qui fait croire que la vertu existe au royaume de la démocratie. Ce n’est pas drôle pour le ministre mais c’est nécessaire pour la narrative du Système.
…En effet, s’il n’y a pas cela, toute cette narrative, cette vertu, etc., on découvrirait vite l’horrible vérité. Depuis 20 ou 30 ans, ils sont tous amis de Moubarak/Ben Ali, ils applaudissent leurs discours antiterroristes et la disposition de leurs geôles pour torturer (les terroristes, comme chacun sait) par délégation spéciale de la CIA, ils vont passer leurs vacances, etc.… (voir plus haut). Tout cela, simplement parce que Moubarak/Ben Ali, et les autres dont on craint et dont on attend à la fois la chute comme si l’on était fasciné inconsciemment par cette occurrence catastrophique qui relève de l’autodestruction, – tous, en un mot, font partie du Système. Par conséquent, on n’a pas trop fustigé les “dictateurs” pendant 20, 30 ans, et l’on n’a rien vu venir de leur chute, parce que les “dictateurs” font partie du Système et qu’on se refuse à envisager vraiment, bien qu’on le craigne à chaque instant, que la Chute a commencé.
Et puis la chose a lieu, et l’on découvre que dictateur pourri et ami du Système ne font qu’un, que tout le monde fait partie du Système, et Hillary clame soudain, sur un ton dramatique : «…a perfect storm of powerful trends». Donc, quelque chose a changé. De quoi s’agit-il ? interroge-t-on aussitôt ; et l’on répondra qu’il ne s’agit de rien d’autre que de la furieuse irruption de la réalité, avec l’inquiétude extrême, jusqu’à la panique qui s’ensuit. Car la question se pose aussitôt : la chute de Moubarak/ben Ali, est-ce la chute d’un dictateur pourri ou est-ce la chute d’un féal de l’Empire, d’un fidèle du Système ?… La chose est entendue.
Le vacillement de l’Egypte n’est pas un problème pour le Moyen-Orient, ni pour les intérêts stratégiques de qui l’on sait, ni pour la démocratie, ou bien cela ne l’est que fort accessoirement ; c’est d’abord et essentiellement un problème pour le Système lui-même, pour son équilibre interne, pour sa propre psychologie, par la perception qu’il a ou qu’il n’a plus tout à fait de pouvoir garder le contrôle de ses propres forces et de ses influences. Dans ce cas, compte moins la situation réelle que la perception qu’on en a, et cette perception dépendante essentiellement de sa propre fragilité psychologique. A partir de cela, il ne nous apparaîtrait guère étonnant que soit rencontrée l’hypothèse que le “perfect storm” menace en réalité le Système lui-même, au delà de l’Egypte et bien plus que l’Egypte.
Il s’agit donc d’un problème intérieur…
En effet, il s’agit d’un problème intérieur, essentiellement aux USA, à Washington, à la puissance américaniste qui est le cœur grondant du bloc américaniste-occidentaliste. L’Egypte fait partie de “l’Empire”, – ainsi nous dit la narrative américaniste. Peu importe que “l’Empire” brinqueballe de tous les côtés et ressemble à une vieille usine à gaz rouillée, la psychologie de l’establishment reste conformée à cette vision et fidèle à la narrative virtualiste par conséquent. Les soubresauts de l’Egypte sont donc autant de hoquets vécus comme des agressions d’un sort funeste… Pire encore, voilà qu’on ne s’entend guère, à Washington, pour déterminer dans quel sens vont ces agressions et en quoi ce sort est funeste.
La crise égyptienne survient à un bien mauvais moment pour Washington, du point de vue de l’état de l’esprit. On sait que le nouveau Congrès a introduit, par le biais de quelques nouveaux élus type Tea Party, des germes d’une réflexion révolutionnaire due aux formidables contraintes du déficit budgétaire. L’un des postes budgétaires les plus délicats dans les discussions qui s’ébauchent pour la recherche d’une réduction du déficit est le budget de l’aide à l’étranger. Il y a même eu une langue sacrilège (celle de Rand Paul) pour évoquer la possibilité de mettre en cause l’aide à Israël. D’autre part, l’Egypte est également, nécessairement, dans le flot tumultueux de cette sorte de réflexion, puisqu’elle bénéficie de la deuxième aide (en volume, avec $1,5 milliard/an) après Israël. Voilà l’arrière-plan purement washingtonien, on veut dire par rapport à la situation intérieure, de la crise égyptienne.
A ces remous s’ajoutent ceux qui secouent le “parti de la guerre”, d’habitude uni dans son maximalisme pour le maintien de “l’Empire” en l’état et sans rien changer. La querelle interne aux neocons n’est pas anecdotique ni indifférente ; au contraire, elle porte sur des points de principe absolument fondamentaux, comme on l’a vu. Elle conduit également à cette situation extraordinaire où l’on voit les plus ardents partisans traditionnels d’Israël (Kristoll, Abrams, etc.) prendre position contre la position d’Israël, au nom de la “démocratisation” universelle qui passerait dans ce cas par l’élimination de Moubarak, lequel Moubarak est défendu becs et ongles par Israël. Même si elle est de nature complètement différente de la question du déficit budgétaire (les neocons sont évidemment partisans de l’aide à l’étranger, qui est un des outils principaux de l’influence US, et jugent sacro-sainte l’aide à Israël), la querelle n’apparaît pas moins comme un autre sérieux ferment de division au cœur de l’establishment washingtonien, ferment particulièrement actif puisqu’il est suscité par une crise elle-même en pleine activité. Ainsi l’establishment n’a-t-il jamais été aussi divisé sur les mesures à prendre et sur la politique à suivre, notamment sous la poussée de ses extrêmes, alors que la crise égyptienne demanderait au contraire une union sans faille face au danger qu’implique ce foyer de désordre au cœur du dispositif impérial.
...Ainsi le “perfect storm” évoqué par Hillary Clinton serait-il aussi bien menaçant pour Washington même que pour les pays du Moyen-Orient. Il y a, dans la dramatisation impliquée par ce jugement de la secrétaire d’Etat, autant que dans la pression déployée par l’administration Obama pour une solution rapide de la crise, une crainte sourde que cette crise ne mette à vif les diverses divisions et axes d’affrontement que l’on a vu ci-dessus. Autant la direction américaniste n’a pas particulièrement prêté attention à la préparation de la tempête, autant la voit-elle aujourd’hui, comme un spectre menaçant, se déchaîner partout parce qu’elle risque par dessus tout de souffler jusqu’à Washington.
Il faut admettre deux choses : la première est que la politique “impériale” de Washington n’a jamais été réellement et sérieusement discutée au sein de l’establishment, notamment parce que ses orientations et ses moyens n’ont jamais été mis en cause. La seconde est que la réalité de la crise structurelle intérieure US n’a jamais non plus été abordée, parce qu’elle ne peut l’être que si la politique extérieure d’expansionnisme et de militarisme est elle-même mise en cause. L’on comprend que la crise égyptienne, qui apparaît alors comme une “crise extérieure” concernant la situation “intérieure” du Système, constitue une menace contre ces deux verrous qui tiennent cadenassée et prisonnière la possibilité d’une considération objective des conceptions américanistes et des crises que suscitent ces conceptions. Ainsi la crise égyptienne, qui est la crise d’un membre éminent du Système, est-elle aussi, indirectement, une possibilité très sérieuse qu’apparaisse au grand jour la crise du Système, au cœur du Système.
Nous ferions volontiers l’hypothèse, effectivement, que c’est cette idée qu’on trouve, sous-jacente, dans l’observation angoissée d’Hillary Clinton à propos du “perfect storm”. La question générale que soulève la crise égyptienne est celle de la validité de la politique expansionniste de sécurité nationale des USA, suscitée et appuyée par le Système ; la question générale que soulève l’interrogation sur la validité de la politique expansionniste de sécurité nationale des USA, suscitée et appuyée par le Système, c’est celle de la validité du Système lui-même.
Ainsi l’analogie vient-elle sous la plume, comme naturellement, avec une grâce souveraine (celle de l'Histoire, pardi), lorsqu’elle décrit l’attitude des USA vis-à-vis de la crise égyptienne… «The US is in much the same situation today as the Soviet Union was in 1989, as a series of socialist dominoes toppled. Poland, Romania, Hungary, East Germany, Bulgaria, and Czechoslovakia all experienced dramatic meltdowns, while the Soviet regime, supportive of these systems since the end of the Second World War, sat by helplessly and watched. Leaders made vague statements about the need for peaceful transitions and elections, while the people on the ground completely ignored them.» (Selon Llewellyn H. Rockwell, sur Aljazeera.net, le 6 février 2011)
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