Pourquoi je ne suis pas Charlie

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Pourquoi je ne suis pas Charlie

En tant que Canadien, je crois en la liberté d’expression, mais pas comme étant une liberté absolue. Je la conçois plutôt comme une valeur sociale qui doit être réconciliée avec d’autres normes essentielles dans la vie en société, telles que la tolérance et le respect.

En Occident, d’influents politiciens et faiseurs d’opinion, suivis par un nombre sans cesse croissant de citoyens, exigent des musulmans qu’ils nous tolèrent et nous respectent. Néanmoins, en tant qu’occidentaux, nous devons collectivement apprendre à les tolérer et à les respecter nous-même – un apprentissage qui, visiblement, prendra beaucoup de temps.

D’un autre côté, je me suis totalement engagé – depuis maintenant cinq décennies – dans la promotion de la non-violence en tant que vecteur de changement social. Ainsi, il va sans dire que je regrette profondément et que je condamne totalement les attentats inhumains perpétrés à Charlie Hebdo – ainsi qu’à Montrouge puis à l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes. Cependant, je ne clamerai pas que «je suis Charlie». Au contraire, et je l’affirme catégoriquement, je ne suis pas Charlie !

Bien entendu, nous ne pouvons pas mettre au même niveau ces attentats atroces et les caricatures irresponsables de ce journal, que le Président Chirac avait d’ailleurs critiquées en 2006 comme étant des « provocations manifestes ». Publiées dans le contexte de l’après-11-Septembre et du « choc des civilisations », la surenchère médiatique qu’elles ont alimentée ne peut que favoriser la radicalisation – comme bien d’autres scandales inutiles et récurrents autour de l’Islam –, alors que l’on a cruellement besoin d’apaisement. D’autant plus que l’Occident, et pas seulement Charlie Hebdo, a beaucoup à se faire pardonner envers les populations musulmanes : massacres de Sétif, Guelma et Kherrata, coup d’État de la CIA en Iran, guerre d’Algérie, massacre du 17 octobre 1961 à Paris, soutien des dictatures égyptiennes, pakistanaises, qataries, saoudiennes (etc.), guerres d’Irak, d’Afghanistan et de Libye, déstabilisation de la Syrie, guerre économique contre l’Iran, islamophobie surmédiatisée depuis le 11-Septembre, tortures de masse dans les prisons secrètes de l’US Navy, de la CIA et de certains pays alliés, kidnappings illégaux et détentions arbitraires, profanations du Coran par des extrémistes…

C’est pourquoi je ne peux que regretter ce ralliement hâtif et irréfléchi au phénomène « Je suis Charlie », sachant que le genre de mentalité irrespectueuse promue par ce journal a provoqué la mort de tant d’innocents – comme nous le rappelle notamment l’exemple des Versets sataniques de Salman Rushdie. Il ne s’agit pas de céder aux exigences des intégristes, mais de considérer que certains abus récurrents de la liberté d’expression peuvent exacerber un climat de tension conduisant à l’instabilité, à la haine, voire à la guerre civile. Si nous ne combattons pas sans relâche le péril islamophobe, les conséquences de son développement risquent d’écourter bien d’autres vies. Il en va de même pour la lutte contre l’antisémitisme, un fléau qui perdure et qui – dans les années 1930 – s’est progressivement banalisé jusqu’à engendrer le meurtre de millions d’innocents. Ne l’oublions jamais  !

J’aime énormément la France, et j’ai visité avec bonheur la plupart de ses départements. Néanmoins, je suis conscient que cette nation, depuis avant même la Révolution française, a été profondément divisée sur le plan culturel – ce qui a conduit à de nombreux excès, tels que la France de Vichy dans les années 1940. Selon moi, et en particulier dans notre monde post-11-Septembre, Charlie Hebdo est l’un des symptômes d’un autre excès collectif, enraciné dans des comportements sociaux irresponsables de provocation permanente envers les populations arabo-musulmanes – pour ne pas dire de haine pure et simple.

Au lendemain de ces attentats, je me réjouis des manifestations historiques du 11-Janvier, et de ces millions de citoyens marchant pacifiquement contre le terrorisme et pour la Liberté. Néanmoins, dans un contexte de tensions exacerbées, je vous encourage à vous mobiliser également en faveur des populations menacées par une islamophobie insidieuse et médiatiquement omniprésente, qui se généralise dangereusement depuis un funeste matin de septembre 2001. Ne tombons pas dans le piège mortifère du «choc des civilisations».

Peter Dale Scott (avec Maxime Chaix) (*)

Note

(*) Peter Dale Scott (universitaire, poète, docteur en Sciences politiques, activiste antiguerre, ancien diplomate canadien et auteur de La Route vers le nouveau désordre mondial et de La Machine de guerre américaine). Coécrit avec mon traducteur français Maxime Chaix (chercheur indépendant, diplômé de Masters en Langues étrangères, en Sciences politiques et en Droit international).